Discours du ministre de la Défense à Chatam House le 22 mars 1988.
La défense de la France et la sécurité européenne
Un examen lucide de la situation
La sécurité de l’Europe, et donc la défense de la France, s’apprécient dans un environnement mondial : l’Alliance atlantique et le Pacte de Varsovie débordent le strict cadre géographique de l’Europe : celle-ci est présente dans les cinq parties du monde au travers de ses intérêts culturels ou matériels, de ses liens d’amitié, en raison de sa dépendance vis-à-vis de ses approvisionnements essentiels et même du fait de la souveraineté qu’exercent certains de ses membres, dont le Royaume-Uni et la France, sur des territoires lointains.
Je rappellerai quelques éléments essentiels du contexte international dans lequel s’inscrit la défense de l’Europe.
La recherche de l’équilibre entre les deux superpuissances a entraîné un accroissement des armements stratégiques qui dépassent largement les besoins de leur dissuasion : l’URSS et les États-Unis possèdent à eux deux 98 % de l’arsenal nucléaire stratégique, tandis que la dernière décennie a vu se déployer un grand nombre de nouveaux systèmes soviétiques. Notons, du reste, qu’une réduction de 50 % du niveau des armements stratégiques des deux Grands les amènerait à ne plus posséder que 96 % de l’arsenal nucléaire stratégique mondial.
Sur le théâtre Centre-Europe, le Pacte de Varsovie dispose, en matière d’armements conventionnels et chimiques, d’une supériorité massive : il a en deux ans, de 1985 à 1986, construit davantage de chars et plus du triple de pièces d’artillerie ou de MLRS que n’en possèdent, aujourd’hui et au total, la France et la République fédérale d’Allemagne réunies.
La géographie défavorise l’Europe de l’Ouest au sein de l’Alliance atlantique dans son face-à-face avec le Pacte de Varsovie : handicapée par la distance qui la sépare du continent américain et la vulnérabilité de ses voies maritimes, l’Europe forme un ensemble discontinu très étiré du Nord au Sud et peu profond d’Ouest en Est.
L’attention portée au Centre-Europe ne doit pas, enfin, nous amener à négliger la situation du flanc Nord de l’Alliance, où le Danemark et, à travers lui, l’Europe, possèdent un atout stratégique majeur grâce au contrôle de l’espace quasi désertique du Groenland.
La sécurité de l’Europe repose directement aussi sur le maintien de la paix en Méditerranée, carrefour d’influence et de tensions, où les déséquilibres Nord-Sud doivent appeler toute notre attention. Le Moyen-Orient détient et continuera de détenir la clé de l’approvisionnement pétrolier mondial. Cette zone et l’océan Indien resteront cruciaux.
De même, nous autres, Européens, devons garder à l’esprit l’importance du Pacifique, dont on peut penser qu’il deviendra un des grands espaces de l’équilibre économique et politique mondial. Or, si les États-Unis assurent une présence militaire dans la partie Nord, la partie Sud est aujourd’hui ouverte à d’autres influences, alors que certaines puissances européennes, en particulier la France et le Royaume-Uni, peuvent y jouer un rôle stabilisateur essentiel.
Enfin, si l’on regarde vers l’avenir, on peut prévoir des évolutions économiques et démographiques à l’égard desquelles les membres actuels de l’Alliance atlantique, unis par les mêmes valeurs de la démocratie et par leur avance technologique et économique, devront faire preuve ensemble de lucidité, de fermeté et de générosité.
Dans ce contexte international, le traité de Washington du 8 décembre 1987 sur les forces nucléaires intermédiaires soviéto-américaines, apporte un élément nouveau à la situation militaire en Europe. L’arme nucléaire vise à dissuader ; elle n’a pas pour objet de gagner la bataille mais de l’empêcher. C’est beaucoup plus sur l’effet dissuasif que sur le nombre qu’il convient de raisonner en la matière. Suite à ces accords, deux réflexions dominent actuellement le débat entre Américains et Européens sur d’une part ce qu’on appelle, à tort, la « modernisation » des armes nucléaires américaines restant en Europe et, d’autre part, le désarmement conventionnel.
En tant que ministre de la Défense français, je n’ai, bien entendu, pas à me prononcer sur la question de la modernisation des forces nucléaires américaines affectées à l’OTAN. Je note, néanmoins, que Mme Thatcher s’est, quant à elle, exprimée avec vigueur en faveur d’une mise en œuvre des décisions de Montebello de 1983, lors du sommet de l’Alliance les 2 et 3 mars dernier. À cette même occasion, le chancelier Kohl a réaffirmé la nécessité du maintien d’armes nucléaires américaines en Europe et le refus de toute 3e option zéro. Il a, par ailleurs, souhaité que l’ensemble des problèmes liés à l’évolution de la posture de l’OTAN, après l’accord FNI, fasse l’objet d’une réflexion approfondie.
Dans ce contexte, il paraît préférable de présenter la modernisation comme une mise à niveau des arsenaux par l’allongement de la portée des systèmes nucléaires basés à terre et aéroportés. Cet allongement, qui permet de frapper dans la profondeur les dispositifs de l’adversaire, est, en effet de nature à renforcer la dissuasion, en même temps qu’à tenir compte des préoccupations légitimes de l’opinion publique allemande. C’est dans cette direction que, pour sa part, la France a décidé de procéder à la mise à niveau de ses propres systèmes d’armes nucléaires, choix qu’exprime la loi de programmation, adoptée l’an dernier par la quasi-totalité des forces politiques représentées au Parlement, à l’exception des communistes.
Aujourd’hui, la scène internationale se caractérise par une succession d’initiatives tous azimuts en matière de désarmement conventionnel, chimique et nucléaire (tactique aussi bien que stratégique). Devant ce regain de dynamisme, il importe avant tout que les orientations prises ne puissent en aucun cas mettre en péril la stabilité en Europe. S’agissant du désarmement conventionnel, la France ne peut que constater, pour le regretter, les déséquilibres existant en Europe du fait du surarmement de l’Est. Un nouvel équilibre à un niveau plus bas, loin de délégitimer la dissuasion nucléaire, aurait, au contraire, pour conséquence d’en renforcer l’utilité.
Dans le cadre d’un éventuel accord de limitation des armements classiques en Europe, et compte tenu de la persistance d’asymétries géographiques irréductibles, notre sécurité risquerait alors, plus que par le passé encore, de dépendre de renforts américains soumis inévitablement à des délais et à des conditions d’acheminement aléatoires à travers l’Atlantique Nord. Dès lors, sans l’incertitude inacceptable qu’introduit dans l’esprit de l’adversaire potentiel la dissuasion nucléaire, les forces ennemies, même après réduction de leur capacité offensive par ces accords, pourraient être tentées par l’aventure, une guerre conventionnelle limitée ou d’intensité moyenne en Europe leur paraissant pouvoir être gagnée. Le risque est bien entendu inacceptable.
D’ores et déjà l’Europe — champ de bataille — ne peut sortir que dévastée d’un conflit conventionnel. Il s’agit pour nous, fidèles au caractère défensif de l’Alliance, non pas de nous mettre en posture de déclencher un conflit, mais de l’empêcher ou de porter assistance à un allié agressé : seule la dissuasion nucléaire nous le permet.
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, il y a plus d’un mois, à la conférence internationale de la Wehrkunde, à Munich, nous sommes confrontés à une situation comparable à un château de cartes qu’il s’agit de démonter sans qu’il s’effondre. L’examen lucide de la situation montre ainsi que, dans notre château de cartes, les cartes du dessus sont celles des armements conventionnels et chimiques, puis viennent celles des armements nucléaires stratégiques. Les cartes du dessous enfin, celles qui soutiennent l’ensemble, sont celles des armes nucléaires préstratégiques. Dans le cadre d’un hypothétique désarmement général, la dernière catégorie d’armes retirée devrait être nucléaire, et la dernière de ces armes serait située en Europe.
Une interdépendance de plus en plus grande
Depuis 30 ans la France a entrepris de se doter d’une dissuasion nucléaire autonome. Cet effort repose sur l’existence d’une volonté collective de défense, dont l’une des dernières manifestations est l’approbation massive par le Parlement français (537 voix pour, 35 voix, communistes, contre) de crédits d’équipements en très forte progression (40 % de 1986 à 1991). L’objectif poursuivi par une telle politique est la consolidation de la paix. La France n’ayant l’intention d’agresser personne, il lui suffit que l’agresseur soit convaincu qu’elle a les moyens et la volonté de lui infliger des dommages plus sévères que l’enjeu qu’elle représente.
L’existence pour la défense de l’Europe de trois pôles de dissuasion nucléaires autonomes, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, est un facteur d’incertitude supplémentaire pour un agresseur potentiel et renforce la dissuasion, donc la sécurité commune. Au lieu d’opposer, sans profit pour quiconque, des concepts nucléaires, nous devons, comme l’ont fait l’Alliance atlantique, dès 1974 à Ottawa, et l’UEO, le 27 octobre dernier, avoir clairement à l’esprit que l’existence de capacités nucléaires indépendantes renforce déjà à elle seule la défense commune, dès lors que celles-ci sont maintenues à un niveau de crédibilité suffisant. Qui plus est, l’effet dissuasif est encore augmenté par la diversité des systèmes d’armes de nos trois pays qui multiplie les possibilités d’emplois éventuels et qui vient ainsi élargir la gamme d’options ouvertes aux décideurs.
Bien plus, la France dispose maintenant des moyens qui lui permettent d’affirmer la dimension européenne de sa sécurité. D’une part, l’arrivée à maturité de nos armes, ASMP ou Hadès, permet de donner à notre corps de bataille aéroterrestre une plus grande souplesse d’emploi ; d’autre part l’allonge très supérieure des nouveaux systèmes et leur précision permettent un emploi dans la profondeur.
Au-delà des éléments techniques, la dissuasion nucléaire française, attachée à la défense de nos intérêts vitaux, doit prendre en considération, dans la définition de ceux-ci, les liens politiques, économiques et culturels qui l’unissent à ses voisins : une menace peut ainsi intervenir en avant de nos frontières et, par là même, notre propre dissuasion nucléaire peut être concernée dans les mêmes conditions. C’est dans cet esprit que notre Premier ministre rappelait en décembre 1987 « qu’il ne pouvait y avoir une bataille d’Allemagne et une bataille de France », et que cette dernière « ne saurait considérer le territoire de ses voisins comme un glacis. Personne ne devait en douter, à l’Est comme à l’Ouest ».
Plus le temps passe, plus nos relations économiques, culturelles et politiques sont étroites, et plus ce qui touche à la vie de nos voisins européens nous touche : telle est la définition même de l’interdépendance ; la conception des intérêts vitaux de chacun est de moins en moins limitée à son strict cadre géographique national : un espace de solidarité et de sécurité européen prend forme devant nous.
Le maintien de l’indépendance de la France, mais aussi la fidélité à ses alliances, contribuent à la sécurité et à la liberté de l’Europe. La France est membre de l’Alliance atlantique et, tout en préservant la pleine liberté d’utilisation de ses forces, elle entend, aujourd’hui comme hier, respecter ses obligations de solidarité avec ses alliés au titre de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord de 1949.
L’Europe de la Défense ne se conçoit pas en dehors de l’Alliance atlantique. Les récents débats ont montré l’importance que revêtent la présence et l’engagement américains pour la défense de notre continent. Mais l’état de dépendance ne renforce ni la cohésion de l’Alliance, ni la prise de conscience des responsabilités de chacun. Il ne peut y avoir d’Alliance atlantique forte avec une Europe faible. C’est pourquoi la France, dans le cadre d’une approche pragmatique, a lancé un certain nombre d’initiatives concrètes tendant à contribuer à la construction européenne en matière de défense en participant activement à l’édification du pilier européen de l’Alliance atlantique. De même sommes-nous prêts à examiner favorablement de nouvelles initiatives européennes allant dans ce sens.
Depuis la fin de la dernière guerre, la construction européenne a permis d’éviter la reprise d’affrontements fratricides, ce qui est sans précédent dans notre histoire. Dans la perspective du rendez-vous de 1992, il s’agit désormais pour les Européens de se mettre progressivement en mesure de dissuader ou de briser une agression extérieure. L’Union de l’Europe occidentale doit devenir l’élément central de l’expression de cette volonté collective : le 27 octobre dernier, j’ai signé avec mes collègues des Affaires étrangères et de la Défense des sept pays de l’UEO — dont le Royaume-Uni —, une charte de sécurité commune, aboutissement d’une initiative française. Ce document insiste notamment sur la détermination des sept pays concernés à maintenir une dissuasion fondée sur une combinaison d’armes conventionnelles et nucléaires. D’autant qu’un effort de défense crédible, loin d’être un obstacle au dialogue entre l’Est et l’Ouest, est une condition nécessaire à la restauration des conditions de la sécurité en Europe.
Cette construction européenne passe par des coopérations pragmatiques qui expriment des solidarités de fait.
À l’occasion du 25e anniversaire du traité de l’Élysée entre la France et la République fédérale d’Allemagne, il a été décidé, le 22 janvier dernier, de créer un Conseil de défense et de sécurité commun et de mettre en œuvre dans les prochains mois une brigade franco-allemande. Cette double initiative vise à donner effet à la communauté de destin qui lie les deux pays en raison même de leur histoire. S’inscrivant dans le cadre des engagements propres de chacun d’entre eux vis-à-vis de l’Alliance, elle contribue, par ce qu’elle symbolise, à renforcer la solidité de l’ensemble.
Dans le même esprit, nous avons entrepris de développer un dialogue avec l’Italie et l’Espagne, nos voisins du sud de l’Europe, qui partagent le même intérêt à la stabilité du bassin occidental de la Méditerranée. S’agissant de l’Espagne, la France souhaite qu’avec le Portugal, elle puisse rejoindre le plus rapidement possible l’UEO et, ainsi, participer pleinement aux efforts de ses partenaires européens dans tous les domaines. Nous souhaitons vivement que la Grande-Bretagne soutienne cet élargissement de l’organisation et qu’une invitation puisse être adressée au plus vite à ces deux membres de la Communauté européenne candidats à l’UEO.
Cette approche passe bien entendu aussi par le renforcement du dialogue avec le Royaume-Uni : nous sommes tous deux des puissances nucléaires européennes indépendantes, nous sommes l’un et l’autre présents militairement en République fédérale d’Allemagne et nos forces dans ce pays sont à peu près équivalentes en volume ; enfin nous avons tous deux les moyens et la volonté de maintenir une présence européenne active dans le monde, comme en témoigne l’envoi de flottes de chasseurs de mines, il y a quelques mois, dans le Golfe.
Comme nous nous y sommes engagés dans la plate-forme de sécurité de l’UEO, notre contribution à la défense commune passe par le maintien d’une force nucléaire crédible. Cela implique, pour la France comme pour le Royaume-Uni, une mise à jour continue sur le plan technologique et opérationnel, et donc un lourd effort financier national. Cela nécessite aussi une vigilance attentive aux implications éventuelles pour nos forces d’accords de désarmement négociés par d’autres. Cela, enfin, peut — c’est notre souhait — déborder sur une coopération accrue pour le développement de nouveaux systèmes d’armes nucléaires, telle celle que nous envisageons actuellement en ce qui concerne le missile stand-off ASMP.
Mais la défense de nos deux pays passe aussi, c’est l’évidence, par une coopération militaire qui renforce la capacité de nos deux armées à combattre, le cas échéant, ensemble : c’est en ce sens que j’ai signé récemment avec M. Younger un accord technique définissant le cadre d’une éventuelle utilisation militaire du futur tunnel sous la Manche.
Cette défense doit reposer enfin sur une coopération entre nos industries d’armement qui dépasse le cadre étroit des frontières nationales : à titre expérimental, la France et le Royaume-Uni se sont engagés cet hiver à ouvrir réciproquement leur marché aux industries de l’autre.
Une nécessaire mobilisation des Européens
L’affirmation de l’identité de l’Europe est désormais une donnée essentielle à prendre en compte, car elle doit nécessairement aller de pair avec sa construction économique.
Loin de réprouver le mouvement, les États-Unis, eux-mêmes préoccupés par la charge et l’étendue de leurs responsabilités et de leurs engagements de sécurité à l’extérieur, l’appellent de leurs vœux, sous des formes diverses, depuis bien longtemps. Comme l’a souligné récemment encore le président Reagan en approuvant, explicitement, les initiatives européennes déjà citées, une mobilisation des Européens pour leur défense est un gage de cohésion pour l’Alliance atlantique ; elle est même une condition nécessaire de l’efficacité ainsi que de la pérennité de l’engagement américain en Europe.
La force de notre Alliance entre pays libres réside dans sa flexibilité et dans sa remarquable capacité d’adaptation et de dialogue face aux changements de l’environnement international.
Il serait vain de vouloir revenir au passé dans un pur formalisme ; mais mon pays n’est pas disposé pour autant à se tenir à l’écart. Ce sont les réalités du présent et les risques du futur qui doivent nous inspirer. Ils exigent une adaptation qui ne passe pas par la discorde et l’affaiblissement, bien au contraire. À ce moment décisif pour notre avenir, la France souhaite pouvoir jouer un rôle important dans cette redéfinition d’une alliance où partenaires de l’Amérique du Nord et de l’Europe seront égaux pour les risques comme pour les responsabilités. Le temps est venu de combiner l’imagination et le courage. ♦