Allocution du Secrétaire général de la Défense nationale devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de Défense nationale (IHEDN).
Menaces et risques majeurs pour la sécurité de la France
C’est pour moi un honneur et un privilège que d’avoir été désigné par le Premier ministre pour prononcer l’allocution d’ouverture de cette 41e session de l’Institut des hautes études de défense nationale. Cela d’autant plus que c’est la première fois depuis ma nomination à la tête du secrétariat général de la défense nationale que j’interviens publiquement.
Avant toute chose, je salue les auditrices et les auditeurs de cette nouvelle session. À toutes et à tous je souhaite que vous tiriez le meilleur parti de ces neuf mois que vous allez passer au sein de l’Institut. Je forme également le vœu que chacune et chacun d’entre vous puissent, ainsi, participer, dans votre domaine d’activité professionnelle, au développement, à la diffusion et même si possible à la pédagogie de l’esprit de défense. C’est là — pour reprendre une expression du général de Gaulle — « une ardente obligation » à laquelle je ne doute pas que vous soyez dès à présent, acquis.
L’introduction normale à votre cycle d’études aurait dû porter sur l’environnement géostratégique de notre pays et les grandes orientations de sa politique de défense. Cela sera fait sous peu. Je n’aborderai donc ces thèmes que de manière incidente au cours de mon intervention. Celle-ci sera centrée sur les menaces et les risques majeurs auxquels notre pays est ou pourrait être confronté. Préalablement, je rappellerai la nécessité pour la France de mener une politique de défense à caractère global et je terminerai par un court rappel des structures de décision dont elle s’est dotée pour répondre aux défis de notre temps.
La nécessité d’une stratégie globale de défense n’est pas un concept nouveau, même si antérieurement à l’époque moderne elle a été élaborée souvent de manière intuitive et sans référence à des textes fondamentaux.
À cet égard, souvenons-nous qu’il y a plus de vingt-cinq siècles, Sun Tse avait déjà énoncé les 13 principes qui devraient guider une véritable politique de défense. À titre anecdotique, je vous citerai 4 de ces principes que Machiavel n’aurait pas reniés et dont certains chefs d’État, ici et là, font encore bon usage : discréditez tout ce qui est bien dans le pays de l’adversaire ; désorganisez par tous les moyens l’activité de son gouvernement ; soyez généreux dans vos promesses et vos cadeaux pour acheter des informations, n’économisez pas l’argent car l’argent ainsi dépensé rapporte un riche intérêt ; infiltrez partout vos espions.
Plus près de nous, en pleine Révolution française, les représentants en mission auprès des commandants en chef exerçaient des pouvoirs illimités dans tous les domaines, il est vrai, dans une période d’affrontements, où le sort de la république se jouait sur le territoire national.
Mais ce sont surtout les deux dernières guerres mondiales qui ont démontré la nécessité d’une mobilisation de tous les moyens disponibles : militaires mais aussi économiques, industriels, psychologiques, pour n’en citer que quelques-uns, pour mener une guerre qui, de locale, ne pouvait que devenir très rapidement planétaire. L’erreur majeure de nos prédécesseurs de la première moitié de ce siècle est, sans doute, d’avoir différencié sans aucune nuance le temps de paix du temps de guerre.
Le général de Gaulle était lui bien placé pour le savoir et, au travers de sa vision historique et mondiale des choses, a su en tirer les conséquences. Aussi, dès son retour au pouvoir, à la fin des années cinquante, il décidait de doter la défense d’un corps de doctrine qui répondait aux principes qu’il estimait impératifs : la globalité et la permanence.
Ces deux principes devaient servir de guide à l’élaboration de l’ordonnance du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense sur laquelle je reviendrai tout à l’heure. Le but général de l’action gouvernementale y est défini de manière claire et précise dans son article premier qui stipule que : « La défense a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire ainsi que la vie de la population ».
Le champ d’action de la défense est, vous pouvez le constater, des plus vastes, puisqu’il couvre « toutes les formes d’agressions ». Ces agressions virtuelles ou potentielles, peuvent être classées suivant leur nature, leur portée et leur occurrence en menaces et en risques. Cette différenciation n’est pas sans importance et il n’est pas inutile de s’y attarder quelques instants.
Au concept de menace est attaché un indice de danger, plus ou moins élevé, qui peut avoir un caractère permanent ou au contraire conjoncturel. C’est ainsi que l’on parle par exemple de menace d’invasion. Toute menace a donc une réalité que je qualifierai de physique — même si ce qualificatif n’est pas totalement pertinent — qu’il convient d’évaluer de la manière la plus objective possible afin de définir, réaliser et mettre en place les instruments les mieux appropriés pour y faire face.
La notion de risque, quant à elle, se rapporte le plus généralement à un danger éventuel plus ou moins prévisible. À cet égard la course à la technologie et aux applications scientifiques, la transformation des sites naturels, l’accroissement de l’urbanisation, les différences de plus en plus marquées entre les nations nanties et celles plus modestement pourvues, les oppositions sociologiques ou religieuses, ont fait des sociétés modernes, suivant une expression commune, des sociétés à risques. Il serait hors de sens d’espérer pouvoir prévenir tous les risques envisageables car les contraintes humaines, industrielles, financières seraient alors telles que le progrès serait sans doute stoppé net et que très rapidement surviendraient la régression et, probablement, l’effondrement de toute l’organisation sociale. En revanche, il serait tout aussi inconsidéré de ne pas prendre les dispositions nécessaires pour éviter que des risques que l’on n’aurait pu contrôler à temps entraînent des crises et que celles-ci tournent rapidement en menace grave contre la cohésion ou les intérêts majeurs de notre pays ou provoquent des troubles importants de l’ordre public.
En bref, les menaces représentent un danger potentiel plus ou moins critique pour l’indépendance de la nation et la liberté des citoyens. La plupart d’entre elles ne peuvent pas être traitées de manière différée. Leur prévention exige des sacrifices individuels et collectifs consentis de manière permanente afin d’éviter qu’elles engendrent des situations extrêmes. En revanche, face aux risques multiples et diversifiés qui, soit procèdent de l’évolution technique ou sociale de nos sociétés, soit sont gouvernés par les seules lois de la nature, les mesures de prévention ne peuvent souvent être que prévisionnelles. C’est en particulier le rôle de la réglementation que de prévoir les règles techniques ou juridiques susceptibles de prévenir les risques et d’assurer la décentralisation nécessaire pour que soient prises, au niveau approprié, les dispositions permettant de répondre dans un minimum de délais à des situations spécifiques qui ne revêtent que rarement un caractère de danger absolu (des exemples : construction avec des normes antisismiques dans les zones de tremblements de terre, interdiction de construire dans les zones d’avalanche).
Ainsi en matière de défense, tout ne peut être prioritaire et les choix à établir doivent nécessairement être hiérarchisés. Ceux-ci seront d’autant plus rationnels qu’ils seront faits à froid à partir d’une analyse précise et objective des vulnérabilités et réexaminés régulièrement en fonction de l’évolution tant du contexte géostratégique que de la société elle-même.
Les menaces majeures
Ces précisions étant apportées, passons, si vous le voulez bien, aux menaces que je souhaite mettre en évidence. Il ne s’agit pas d’un examen exhaustif de toutes les menaces, mais seulement de quelques exemples.
Menace du Pacte de Varsovie
Parmi ces menaces, celle constituée par le potentiel dont se sont dotés, depuis les années de guerre froide, l’Union Soviétique et les États membres du Pacte de Varsovie est pour la France, pour l’Europe et pour l’Alliance atlantique celle à laquelle il est fait communément référence. Elle a un caractère géostratégique dont les différents aspects vous seront développés dans une prochaine conférence ; je n’y insisterai donc pas. Mais il est certain que la situation sur notre continent pourrait être moins tendue si des progrès réels étaient constatés dans les relations Est-Ouest et dans le domaine de la maîtrise des armements. Il serait illusoire cependant de fonder l’avenir sur une Europe où les tensions auraient totalement disparu. La priorité dans le domaine de la défense continuera donc, nécessairement, de porter sur notre appareil de défense stratégique et militaire, car il ne pourrait y avoir de devenir possible pour la France si celle-ci baissait inconsidérément sa garde. Faut-il rappeler un épisode tragique de l’année 1940 que rapporte Benoist-Méchin dans son livre « Soixante jours qui ébranlèrent l’Occident » : « Sur le corps d’un officier de l’armée du général Corap qui vient de se suicider se trouve une carte postale adressée au président du Conseil et qui porte ces mots : Je me tue pour vous faire savoir, Monsieur le Président, que tous mes hommes étaient des braves, mais qu’on n’envoie pas des gens se battre avec des fusils contre des chars d’assaut ! ».
Les évolutions en cours en URSS sont susceptibles de rendre cette menace moins pressante, mais encore faut-il que les réformes engagées perdurent et se traduisent par une moindre agressivité vis-à-vis des nations du monde occidental et par une interprétation moins restrictive des droits de l’homme. Il reste également à souhaiter que glasnost et perestroïka soient de nature à conduire les pays de l’Est à plus de démocratie.
Il est bien évident que tout homme de raison ne peut que souhaiter une paix durable, à égalité de droits, entre l’Europe et les pays du Pacte de Varsovie. Et dans cette perspective, il est toujours possible d’espérer entendre M. Gorbatchev reprendre un jour à son compte ces paroles de Winston Churchill : « Je ne partage pas votre point de vue, je suis même d’un avis totalement contraire. Mais en tant que démocrate, je donnerais ma vie pour que vous puissiez exprimer votre opinion en toute liberté ».
Dans cette attente, et dans celle des résultats des conversations sur le désarmement qui sont engagées entre pays de l’Ouest et de l’Est, seul le maintien d’une dissuasion nucléaire et conventionnelle peut écarter le spectre d’une guerre absolue, dont Paul Valéry avait perçu dès 1945 les effets dévastateurs en écrivant : « Civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ».
Menace terroriste
La seconde menace qui est à prendre en compte est le terrorisme. On a pu dire avec raison que la caractéristique principale du terrorisme est la non-observation des normes des autres. Il tire sa force du fait qu’il échappe à la fois aux règles du temps de paix et aux risques du temps de guerre, ce qui tend à le banaliser comme un mode d’action et de chantage permanent, efficace et peu coûteux.
Son véritable objectif n’est pas de causer des pertes importantes mais de créer la peur, c’est-à-dire le processus mental le moins contrôlé qui, une fois amorcé, s’autopropage par une sorte de réaction en chaîne qui n’est pas le fait du hasard. Cette peur, entretenue, exacerbée, peut conduire bien souvent à des réactions irrationnelles et également avoir pour conséquence la perversion non seulement du bon sens mais aussi des valeurs civiques.
L’agression terroriste doit être considérée comme un véritable acte de guerre dont notre pays était, il y a peu, l’un des points d’application privilégiés. Il est difficile en régime démocratique de maintenir, sans hiatus, un niveau élevé de protection contre une telle menace, ce qui rend, par contrecoup, les actes terroristes aussi sanglants et spectaculaires.
Lorsque la vision « à chaud » des attentats s’est atténuée, l’attention individuelle et collective se relâche, et notamment les moyens de prévention sont redéployés pour d’autres tâches également urgentes et le cycle du terrorisme est alors prêt à se redéclencher. Les pays de l’Europe occidentale sont d’autant plus vulnérables qu’ils ont, à partir du début des années 60, réduit les contrôles administratifs et policiers, ouvert largement leurs frontières, et encouragé ainsi un développement — jamais connu jusqu’à présent — des voyages et des transports entre nations et entre continents.
En matière de terrorisme, les mots ont aussi de l’importance et leur effet, par inadvertance ou non, peut prolonger le crime lui-même. J’ai encore en mémoire la relation faite par un journaliste à la radio du meurtre de M. Besse qu’il qualifiait d’exécution. Les membres d’action directe n’en demandaient certainement pas tant.
Je n’ignore pas que le terrorisme est défini de multiples manières suivant le point de vue auquel on se place. Même le colonel Kadhafi s’est essayé à cette approche différenciée dans un discours prononcé à Tripoli lors de l’ouverture, qu’il présidait, d’un séminaire organisé sur le thème : « Le terrorisme international, ses motifs et ses dimensions, tentative de définition ». Les conclusions du président libyen étaient simples : « Si le terrorisme croît, c’est parce que l’oppression se renforce », ce qui est loin d’être évident, bien au contraire.
Dans la théorie du partisan, Carl Schmitt avait déjà bien marqué, par prétention, la différence qu’il peut y avoir entre une lutte de libération nationale menée par des soldats sans uniforme et les actions menées par des groupuscules marginaux enfermés dans le culte maladif de l’action violente visant à partager une option politique ou religieuse.
Il faut y ajouter, de nos jours, le terrorisme international d’État, c’est-à-dire celui pratiqué, commandité ou inspiré, sous le manteau, par certains pays pour faire pression sur d’autres à des fins politiques. On voit bien là que ce type de terrorisme remet en cause, entre autres choses, le fondement même des relations internationales.
Menace démographique
Le troisième exemple de menace sur lequel je voudrais insister est celui du déséquilibre démographique que mon prédécesseur à la tête du SGDN, le général Forray, actuel chef d’état-major de l’armée de terre, avait déjà développé l’an dernier devant la 40e session. Quelques chiffres donnent à réfléchir ; je vous les cite rapidement.
Notre monde compte actuellement 5 milliards d’individus ; il devrait en compter 6 en l’an 2000 et peut-être 7,5 dans 30 ans. Cette progression ne se fera pas de manière proportionnelle et harmonieuse dans tous les continents ou sous-continents. Pour prendre un exemple qui intéresse directement la France, les pays qui bordent le nord de la Méditerranée compteront en 2020 à peu près le même nombre d’habitants qu’actuellement, soit environ 170 millions, alors que dans la même période de temps les pays musulmans d’Europe et d’Afrique du Nord — pays du Maghreb, du Machrek et Turquie —, d’un poids démographique légèrement supérieur, passeraient à 440 millions, soit plus du double. Les perspectives en Asie, principalement dans le sous-continent indien, en Afrique et à un degré moindre en Amérique latine sont, à terme, tout aussi préoccupantes.
Ces problèmes ne peuvent être ignorés. La xénophobie ne peut certainement pas y apporter une solution. Il convient de prendre en compte objectivement une situation pour laquelle toutes les compétences et toutes les bonnes volontés doivent être mobilisées si l’on veut y apporter des solutions réalistes.
Cette menace démographique est rendue encore plus complexe par les déséquilibres économiques qui l’accompagnent ou qu’elle provoque, quand ce ne sont pas des problèmes de simple survie alimentaire. Pour certains pays, la famine existe ou n’est pas loin d’apparaître, et l’on sait où peut conduire ce que Taine nommait « les passions de l’estomac ». Sous la plume de Michel Winoch, j’ai lu récemment dans Le Monde quelques lignes révélatrices, même si elles se rapportent aux journées d’octobre 1789 : « La difficulté de trouver son pain quotidien provoque déjà les maladies de la cervelle : la peur de la famine, la conviction d’un complot tramé contre le peuple, la colère contre tous les « accapareurs » vrais ou supposés, du fermier au boulanger, en passant par tous les échelons de l’autorité publique. La crainte du manque aggrave le manque… ».
L’aspect Est-Ouest de la menace démographique ne doit pas non plus être négligé. Ainsi à l’horizon 2025, la population soviétique avec 370 millions d’habitants pourrait, à elle seule, dépasser celle de l’Europe de l’Ouest, Turquie comprise. Cela ne sera pas sans poser de sérieux problèmes en matière d’effectifs militaires et de politique de défense. À titre d’exemple, les projections actuelles à l’horizon 2000 font état d’une progression de + 15 % du nombre de conscrits du Pacte de Varsovie et d’une diminution de 18 % pour les pays européens membres de l’OTAN.
Il convient bien sûr de relativiser ces hypothèses, car le probable n’est jamais certain. En particulier, les projections démographiques prévues par les experts pourraient se révéler fausses. Alfred Sauvy rappelle, avec ironie, dans son dernier livre « L’Europe submergée », que si notre pays avait connu le maintien d’un taux de fécondité élevé par ménage, la France de Charles V aurait donné en 1988 12 milliards d’habitants. Cela étant, la menace de désespérance de populations privées du minimum vital n’est plus affaire d’experts mais avant tout de solidarité internationale.
Menace culturelle
Autre menace : la menace culturelle qui touche l’identité française. La mondialisation de la communication, l’emploi universellement admis de la langue anglaise dans les relations internationales et dans les milieux économiques et scientifiques portent en germe, si l’on n’y prend garde, la marginalisation de la langue française. Or la langue est l’instrument de la culture et le ciment de la cohésion nationale.
La submersion en ce domaine pourrait venir rapidement et la généralisation prochaine de la télévision par satellite encore l’accélérer. Tous les points de vue ne sont pas convergents sur ce pouvoir de la télévision. Notamment dans un article récent, l’ancien présentateur de la télévision américaine, Douglas Davis, reconverti dans la critique d’art pour Newsweek, a contesté la thèse de l’omnipotence télévisuelle. Il n’empêche que lorsqu’une grande partie de la population est volontairement prisonnière du petit écran, l’esprit critique s’émousse et les modes de vie et de pensée tendent à se banaliser.
De même, il convient, me semble-t-il, de s’inquiéter de l’accroissement de l’influence étrangère dans l’édition, la presse et l’expression artistique sous toutes ses formes.
L’impulsion électromagnétique d’origine nucléaire
C’est le dernier exemple de menace dont je ferai état. Cette impulsion a pour origine une explosion nucléaire de haute altitude qui ne provoque aucune destruction directe par effet de souffle au sol, mais, par le biais d’un champ électromagnétique intense, induit sur tous les conducteurs électriques des tensions et des courants très élevés. C’est ainsi qu’une explosion nucléaire à 100 kilomètres d’altitude au grand large du Finistère affecterait gravement et directement l’Espagne, la France et la RFA, des effets non négligeables étant ressentis bien au-delà.
Il s’agirait là, sans doute, d’une agression délibérée, mais plus malaisée à imputer à telle ou telle puissance que le serait une attaque signée contre le territoire national.
Le développement considérable des matériels électroniques dans un pays comme le nôtre crée une vulnérabilité très grande vis-à-vis d’un phénomène de nature à paralyser les télécommunications, l’informatique et, de manière plus générale, tous les équipements dotés de conducteurs électriques ou électroniques qu’ils soient civils ou militaires, d’autant qu’ils ne disposeraient pas des protections nécessaires.
Les risques
Je n’irai pas plus avant dans l’examen des menaces qui sont, vous vous en rendez compte par les quelques exemples qui viennent de vous être donnés, diverses et nombreuses, pour aborder à présent les risques que je considère comme les plus préoccupants pour notre défense. J’en donnerai trois exemples de natures diverses.
Proliférations nucléaire, chimique et balistique
Elles constituent, à mon sens, et à des degrés divers, les risques les plus graves à prendre en compte, car elles peuvent être la source d’un accroissement dramatique des tensions dans des régions déjà souvent déstabilisées et conduire, par effets de miroir, à des montées aux extrêmes. La capacité que l’on prête à certains pays de pouvoir développer un armement nucléaire, voire d’en disposer déjà, l’utilisation patente par d’autres d’armes chimiques, l’équipement récent de certains en missiles balistiques, sont autant de facteurs inquiétants qui, s’ils devaient se généraliser, pourraient conduire à des situations intolérables.
Ces proliférations ont leur source, bien souvent, dans la concurrence que se livrent les grandes puissances, voire à présent les moyennes puissances, pour remporter des marchés à l’étranger sans toujours se rendre compte qu’elles sont en passe d’hypothéquer, à terme, leur capacité d’exportation en facilitant l’accès de leurs clients à la technologie moderne.
La perception de plus en plus aiguë des risques que ces proliférations font courir à l’humanité a conduit la communauté internationale à chercher les moyens sinon de prévenir, à tout le moins d’enrayer le développement de ce phénomène. Ainsi, dans le domaine nucléaire, le traité de non-prolifération et le système des contrôles effectués par l’Agence internationale de l’énergie atomique visent à freiner l’accession de nouveaux pays à une capacité nucléaire militaire. Des dispositions plus récentes et d’un autre ordre existent également en matière balistique et chimique.
Cependant, ces dispositions générales n’ont, jusqu’à présent, fait que retarder ou limiter le processus de prolifération et c’est là un sujet très préoccupant pour l’avenir.
Risques liés au développement de l’information
Autre risque potentiel majeur, celui lié au développement de l’information. Il a été très clairement cerné dans l’introduction d’un carnet collectif publié récemment par la Fondation pour les études de défense nationale et intitulé « Géostratégie de l’information ». Il y est dit en substance que l’information est une exigence de la démocratie et même une condition du bon fonctionnement de l’État ; que dans le contexte économique des sociétés postindustrielles où les activités tertiaires prennent le pas sur la production de biens matériels, les moyens de communication sont la source escomptée de profits fabuleux mais impliquent la mise en jeu d’énormes capitaux, menacés par une concurrence féroce ; également que, par l’extension planétaire des réseaux, par l’interconnexion toujours plus étroite des systèmes audiovisuels, les phénomènes de communication jouent un rôle désormais essentiel dans l’unification du monde ; mais, en contrepoint, que la manipulation des opinions publiques, le pillage des informations scientifiques et technologiques, l’intrusion dans les systèmes informatiques et les banques de données font partie des formes les plus modernes de la guerre.
Je souhaite m’arrêter sur ce dernier constat pour en souligner la portée. Le développement rapide de la micro-informatique et des réseaux télématiques publics ou privés, a donné naissance à une activité croissante de « piratage informatique », qu’il s’agisse de l’attaque de systèmes par pénétration ou par installation de logiques frauduleuses, sans parler de la recopie illicite de logiciels qui procède d’autres intentions.
Il faut bien avoir conscience que tous les systèmes informatiques non dotés de dispositifs spécifiques de protection sont vulnérables à des actions de sabotage classique, mais surtout à des agressions plus insidieuses et sélectives susceptibles de les rendre inopérants à un moment critique. Il y a matière à réflexion tant pour nos ingénieurs que pour les responsables de sécurité, les exploits ludiques tendant à faire place à des actions soigneusement organisées.
Dans le domaine de l’information dite médiatique, de véritables stratégies se mettent en place pour atteindre un quasi-monopole ou pour influer sur les opinions publiques, voire les mésinformer ou les désinformer. Il est bien évident que je ne fais pas là le procès de la presse écrite ou parlée dont l’existence, en tant qu’institution libre et indépendante de tout pouvoir, est le fondement même de la démocratie, mais je ne fais que dénoncer les dangers que constitue la manipulation de l’information.
La responsabilité du journaliste, personnelle donc éthique, prend à notre époque une importance capitale. Comme le souligne à juste titre Patrick Lagadec dans son livre récent sur les « États d’urgence », les médias s’imposent comme une composante essentielle de toute situation exceptionnelle, et il cite à titre d’exemple le cas de la catastrophe de Three Miles Island de mars 1979, première grande crise du nucléaire civil : « Dès 8 heures du matin, un journaliste qui suit au scanner les transmissions de la police et des pompiers identifie une activité particulière liée à la centrale ; aussitôt prévenu, son directeur appelle celle-ci ; il est mis par erreur en relation avec la salle de contrôle et se voit répondre par son interlocuteur que celui-ci ne peut parler maintenant car il y a un problème. La nouvelle est donnée par la radio locale à 8 h 25. À 9 h 00, l’Associated Press diffuse l’information. Par la suite, les médias continueront de montrer leurs capacités ; à partir des numéros d’immatriculation des véhicules en stationnement à la centrale, des journalistes remontent aux employés et parviennent à glaner des informations. Mieux : à force de patience, un reporter finit par repérer la fréquence radio utilisée par les officiels. Il était ainsi en prise directe avec les acteurs mêmes de l’événement ».
Le rappel de cette situation donne l’occasion de souligner que son amplification par les médias a été à l’origine d’un début de panique, alors que l’incident n’a eu aucune conséquence radiologique sur l’environnement.
Risques liés au développement de la technologie
Les défaillances technologiques constituent également des risques à ne pas sous-estimer, car indirectement elles peuvent avoir des conséquences non négligeables sur la politique de défense.
Un accident majeur comme celui qui s’est produit à Tchernobyl n’a pas été sans influence sur le renforcement des mouvements écologique et antinucléaire en RFA et en Hollande notamment. Je ne suis pas loin de penser qu’il a également très largement favorisé l’accord sur les forces nucléaires intermédiaires signé à Washington en décembre dernier entre Russes et Américains.
S’agissant de notre pays, Tchernobyl comme l’incident de Three Miles Island n’ont pas eu d’échos déterminants, même si leur importance n’a pas été mésestimée. La raison essentielle en est, me semble-t-il, que ces crises se sont passées très loin de notre pays et qu’en particulier le nuage radioactif en provenance d’URSS ne nous a que peu atteints. Il n’est pas impossible que si un accident de même nature se produisait dans une centrale nucléaire française, le consensus national sur le nucléaire n’en souffre et que les mouvements contestataires ne retrouvent là des raisons substantielles de relancer un débat conflictuel.
Organisation générale de la défense
Dans le prolongement de ces réflexions très générales sur les menaces et les risques auxquels notre pays est confronté ou pourrait l’être, je souhaite, pour terminer, vous rappeler ou vous préciser très brièvement les structures de décision dont notre pays s’est doté pour couvrir autant que faire se peut tout le champ des agressions possibles.
Schématiquement, les compétences spécifiques en matière de défense sont réparties entre le président de la République, le gouvernement et le Parlement.
Le président de la République est l’autorité suprême en matière de défense. Ses attributions sont définies par la Constitution, notamment dans ses articles 5, 15, 16 :
— il est le chef des armées. Lui seul, sauf empêchement majeur, peut donner l’ordre d’engagement des forces nucléaires ;
— il préside le Conseil des ministres où est définie la politique de défense ;
— il préside également les Conseils ou comités de défense où sont prises les décisions en matière de direction générale ou de direction militaire de la défense.
Le Premier ministre, quant à lui, est, en vertu de l’article 21 de la Constitution, responsable de la défense nationale dont il exerce la direction générale et la direction militaire. À ce titre, il lui revient de donner les directives générales pour les négociations concernant la défense et pour le suivi de ces négociations. Il assure, de même, la coordination de l’activité en matière de défense de l’ensemble des départements ministériels.
À noter qu’au titre de cette dernière attribution il est assisté par le secrétariat général de la défense nationale, qui remplit à son profit des fonctions de réflexion, de proposition, de coordination et de réglementation.
Au second niveau, chaque ministre est responsable de la préparation et de l’exécution des mesures de défense incombant au département dont il a la charge. Cela est précisé par l’article 15 de l’ordonnance du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense. Les ministres sont assistés pour ce faire par un haut fonctionnaire de défense.
Quatre ministres ont des responsabilités particulières qui les distinguent de leurs autres collègues, celui de la Défense, celui des Affaires étrangères, celui de l’Intérieur et celui, enfin, chargé de l’Économie, des Finances et du Budget.
Le ministre de la Défense est chargé de la préparation des armées à la guerre et, le cas échéant, de pourvoir aux besoins de leurs opérations.
Le ministre des Affaires étrangères, bien qu’aucun texte spécifique ne traite de ses attributions, est de facto le représentant de la France auprès des pays étrangers et notamment mène les négociations avec les puissances étrangères concernant les problèmes de défense, et contribue à identifier les sources de conflit et les zones de tension avec les menaces potentielles.
Le ministre de l’Intérieur a pour mission de préparer et de mettre en œuvre la défense civile.
Enfin le ministre de l’Économie et des Finances, dans le cadre des directives que lui fixe le Premier ministre, oriente l’action des ministres responsables de la production, de la réunion et de l’utilisation des diverses catégories de ressources afin d’assurer la préparation et la mise en œuvre de la défense économique.
Ces quatre ministres sont bien sûr, avec le Premier ministre, membres de droit du Conseil de défense. Le président de la République, qui préside ce Conseil, peut convoquer aux réunions tout autre ministre ou toute autre personnalité dont l’audition est jugée utile compte tenu des questions traitées ou de sa compétence particulière. Notamment la pratique veut que le chef d’état-major des armées et très souvent les chefs d’état-major des trois armées participent aux séances. Le secrétariat des Conseils de défense est assuré par le secrétaire général de la défense nationale.
Enfin, cet aperçu des responsabilités assumées au plus haut niveau de l’exécutif dans le domaine de la défense doit être complété par le rappel du rôle important que joue le Parlement. Il est en effet amené à se prononcer en vertu des articles 34, 35 et 36 de la Constitution :
— d’abord sur les principes fondamentaux de l’organisation générale de la défense nationale ainsi que sur les sujétions imposées par celle-ci aux citoyens en leurs personnes et en leurs biens ;
— ensuite sur les lois de programmation et les budgets annuels ;
— enfin, dans trois circonstances particulières : la déclaration de guerre, l’état de siège et l’état d’urgence qui peuvent être décrétés en Conseil des ministres mais dont la prorogation au-delà de 12 jours doit être votée par le Parlement, la ratification des traités.
Conclusion
J’en arrive à présent au terme de mon intervention. Nous vivons en permanence dans un monde dangereux et instable où les affrontements succèdent aux affrontements et où les menaces et les risques se mêlent et ouvrent autant de vulnérabilités.
La France ne peut être présente partout et en permanence, même si dans de nombreux domaines ses intérêts sont mondiaux. Il importe donc, avant tout, de prévenir des situations de crise qui risqueraient de conduire à l’asservissement et peut-être même à la destruction de notre pays. À cet effet, la composante militaire de la défense a toujours été privilégiée et doit le rester afin de maintenir un niveau de dissuasion suffisant et crédible face à toutes les formes de menaces.
Mais la composante non militaire de la défense ne doit pas en être pour autant sacrifiée car les dangers alors encourus pourraient s’avérer graves pour la cohésion de la nation, ses équilibres sociaux et économiques et pour sa sécurité.
C’est aux responsables politiques qu’il revient de choisir entre des priorités qui parfois s’additionnent et dont la hiérarchisation n’est pas toujours évidente ; difficile et lourde responsabilité qui sera d’autant mieux exercée qu’un consensus pourra être réalisé sur ce qu’il convient d’entendre par intérêts supérieurs de la nation.
Nombre d’entre vous seront, sans doute, directement ou indirectement, appelés à participer à ce débat, et j’espère que les quelques réflexions que j’ai esquissées vous aideront à cette prise de conscience.
Enfin, je n’aurai garde d’oublier la responsabilité individuelle de chaque Français, car l’histoire nous a appris, parfois à nos dépens, que sans esprit de défense, sans volonté collective de résister à l’agression, la bataille est déjà perdue avant même qu’elle soit engagée.
À cet égard, la place de la femme dans le monde de la défense ne pourra pas échapper à l’examen. Faut-il rappeler qu’en 1985, la proportion des femmes cadres a atteint environ 24 % pour les professions libérales, dans la fonction publique et dans les emplois administratifs et commerciaux, et qu’elle a culminé à près de 50 % chez les professeurs. L’IHEDN lui-même a maintenant largement ouvert ses portes aux auditrices, ce dont pour ma part je ne peux que me féliciter. Il faut tirer les conséquences de cette évolution, sans excès mais également sans apriorisme.
En cette veille de la célébration du deuxième centenaire de la Révolution française, je ne pourrais mieux prolonger le souhait que j’ai exprimé que la défense soit l’affaire de tous les Français en citant l’un des inspirateurs les plus talentueux de la première Assemblée nationale, Barnave, qui disait : « Je regarde comme un grand mal les préjugés qui nous divisent et je crois que la patrie d’un Français doit être dans toute la France ». ♦