L'auteur, ancien président de la Commission de défense nationale (1986-1988) de l'Assemblée nationale, nous a fait parvenir le texte d'une de ses interventions, dont le sujet nous intéresse particulièrement : la défense de l'Europe. Nous notons l'importance majeure qu'il attache à la construction de l'Europe politique.
Défense européenne : la coopération politique
La défense européenne : une idée à la mode et juste
Ce n’est un secret pour personne, la défense européenne fait recette dans les colloques mais pas dans les sommets européens. Si cette idée a fait son chemin dans les opinions publiques, si elle est devenue un thème de discours politique commun à la plupart des partis européens à l’exception des communistes, elle ne reçoit aucune véritable application, que ce soit de la part des gouvernements conservateurs comme des socialistes.
Pourtant, jamais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle n’a été aussi justifiée par la situation stratégique.
L’Europe occidentale est unie par une menace, celle que font peser sur elle à la fois le système politique soviétique et le surarmement du Pacte de Varsovie. Les inflexions apportées par Gorbatchev à la politique extérieure de l’URSS, si elles sont positives, ne nous autorisent pas encore à diminuer notre effort de défense. Seule la démocratisation du régime soviétique peut nous apporter la garantie durable de paix que nous attendons.
Protégée par une Alliance dominée par les États-Unis, l’Europe aspire d’autant à l’autonomie en matière de défense qu’elle craint le désengagement d’un protecteur aux prises avec des difficultés financières, et qui s’interroge de plus en plus bruyamment sur sa participation à la défense d’un continent riche et peu reconnaissant à son égard.
L’évolution de la stratégie d’ensemble de l’URSS vers la construction par des voies diplomatiques et économiques d’une « maison commune européenne » a accéléré la prise de conscience chez les Européens de l’Ouest de leur fragilité du fait de leur division. Dans ce contexte, il était naturel que l’idée d’unité progresse dans les opinions publiques et plus particulièrement chez les jeunes générations.
En France le consensus sur ce thème est très large. Il est à noter que l’évolution de l’opinion en France s’est faite avec un décalage d’une dizaine d’années par rapport à celle de la plupart des autres pays européens, chez qui on enregistre une certaine désillusion sur l’avenir de la construction européenne. Convertis de fraîche date, les Français font preuve d’un zèle qui ne durera peut-être qu’un temps.
L’immobilisme des gouvernements
Justifiée par la situation stratégique, souhaitée par les opinions publiques, la défense européenne n’a fait l’objet d’aucune véritable application jusqu’à ce jour. Au contraire, les discours de nos gouvernants sont sans cesse contredits par les réalités. Les échecs de la coopération européenne dans le domaine de la défense sont plus nombreux depuis quelques années que les réussites.
Les échecs de la coopération industrielle
L’avion de combat européen. S’il est un domaine où la coopération se justifie pleinement, c’est bien celui de l’aéronautique militaire. En effet, les frais de développement et d’industrialisation d’un nouvel avion de combat augmentent beaucoup plus rapidement que les ressources des États et que les budgets militaires. Le marché des avions de combat sophistiqués capables d’opérer contre les forces du Pacte de Varsovie est désormais restreint aux pays industrialisés. La concurrence américaine est de plus en plus vive, mais elle n’est plus la seule : de nouveaux fournisseurs apparaissent comme Israël, mais aussi l’URSS. La sagesse, pour les Européens, consistait donc à unir leurs efforts pour construire un seul avion pour les années 90. Chacun sait qu’il en a été autrement et que l’Europe devra supporter le coût de deux avions différents et surtout les conséquences d’une compétition fratricide pour sa commercialisation.
L’affaire Westland. Elle constitue un autre exemple d’échec. Au lieu de bâtir un groupe de fabricants d’hélicoptères européens qui aurait pu compter parmi les tout premiers du monde, le Premier ministre britannique a préféré l’alliance avec l’industrie américaine et une sécurité qui conduira sans doute la société Westland à devenir un simple sous-traitant.
L’enlisement de l’UEO
L’UEO, après avoir été créée pour permettre aux États européens de disposer d’une structure compétente pour bâtir une défense, est restée inactive pendant des années. Relancée régulièrement depuis 1983, elle ne parvient pas à s’imposer comme le creuset d’un futur système de sécurité propre aux Européens.
La division des Européens face aux négociations sur le contrôle des armements
Reykjavik a montré de façon éclatante le peu de cas que les États-Unis font de leurs alliés dans les discussions engagées avec les Soviétiques. Un front uni des États européens membres de l’Alliance aurait sans doute permis d’aborder la question de la limitation des armements en Europe d’une manière plus rationnelle, en tout cas plus compatible avec nos intérêts que celle qui a été suivie. Il est probable que si les Européens avaient eu leur mot à dire, la question des armes nucléaires à très courte portée et celle des armes chimiques auraient eu la priorité sur la négociation FNI. Les désaccords qui caractérisent l’affaire de la modernisation des missiles Lance conduiront fatalement à l’abandon unilatéral de ces systèmes.
Ces échecs ne sont pas tous dus à la persistance de comportements nationalistes ou au caractère conservateur par nature des gouvernements et des structures militaires. Ils résultent de l’absence d’institutions politiques européennes compétentes pour traiter les questions de défense. Sans elles, l’édification d’une défense européenne est impossible et sans doute dangereuse pour la sécurité du Vieux Continent.
Les obstacles à la construction d’une défense européenne
Défense européenne ou Alliance atlantique ?
La sécurité de l’Europe repose sur l’Alliance atlantique, c’est-à-dire pour une large part sur les capacités de dissuasion nucléaire des États-Unis. Il n’existe pour le moment aucune alternative à cette situation. En effet, aucun pays européen ne dispose de l’autorité politique nécessaire pour fédérer les autres États dans un système de défense cohérent.
Les États-Unis, pour leur part, ne souhaitent pas l’émergence d’un pilier européen de l’Alliance qui viendrait affaiblir leur leadership mondial. Imaginée par Kennedy, cette notion n’a qu’une seule véritable signification dans l’esprit des dirigeants américains : faire supporter aux Européens une part croissante des dépenses de l’Alliance, sans en abandonner la direction. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement, puisque les États-Unis prennent, en assurant la sécurité du Vieux Continent, un risque mortel ?
Pour les Européens eux-mêmes, cette situation est confortable. La moyenne de leurs dépenses de défense est voisine de 3 % du PIBm contre 7 % pour les États-Unis. Et l’Ostpolitik allemande n’a pu se développer qu’à l’abri du parapluie nucléaire américain.
L’URSS d’ailleurs ne s’y trompe pas et cherche par tous les moyens à désolidariser l’Europe des États-Unis, parce que l’Alliance constitue toujours le principal obstacle à ses ambitions sur l’Ouest du continent.
Une véritable défense européenne — un pilier européen de l’Alliance — deviendrait vite à l’évidence exclusive de l’Alliance elle-même et constituerait donc un affaiblissement des conditions de la sécurité de notre continent, d’autant qu’elle modifierait d’une manière radicale la nature des relations entre les États européens.
La question allemande
Elle est au centre de toute tentative de construction d’une défense européenne. Même si les craintes des Européens et singulièrement des Français quant à la solidarité occidentale de la RFA sont largement exagérées, on ne peut s’empêcher de penser que celle-ci reste largement autant préoccupée par le mythe de la réunification que par la construction européenne, d’autant que les évolutions de la diplomatie soviétique peuvent laisser penser qu’une autre Europe, plus large que celle que nous cherchons à bâtir, est possible ; son cœur en est l’Allemagne, qui retrouve naturellement le chemin des anciennes alliances, parce que la géographie les lui rappelle.
La mise en œuvre sans précautions d’une défense européenne qui se substituerait à celle de l’Alliance précipiterait cette évolution de l’Allemagne en accélérant le découplage avec les États-Unis. De plus, d’un point de vue strictement militaire, il n’y a de bonnes alliances que dominées par une grande puissance, il n’y a de bonnes alliances que celles qui sont organisées autour d’un pays qui en assume les responsabilités principales : la défense en effet s’accommode mal d’un morcellement des responsabilités.
Défense nucléaire ou conventionnelle ?
La question du nucléaire constitue un autre obstacle à la réalisation d’une défense européenne. Chacun sait en effet que nous sommes divisés sur ce sujet. Nombreux sont ceux qui verraient favorablement une répartition des tâches au sein de l’Alliance avec un pilier américain nucléaire et un pilier européen conventionnel. Cette solution est inacceptable, parce qu’elle accentue les risques de découplage et qu’elle rend la guerre possible en Europe.
Si la défense de l’Europe ne peut donc être que nucléaire, la question de l’unité politique se pose alors de façon cruciale. La décision d’emploi du nucléaire ne peut être partagée. Elle peut encore moins être confiée à un comité ou à une assemblée.
Il n’existe donc que deux solutions pour réaliser une défense européenne crédible : bâtir une Europe politique disposant d’institutions capables d’exercer les responsabilités de la défense ou organiser une alliance autour des forces nucléaires françaises et britanniques.
Mais cette hypothèse est peu réaliste, parce qu’elle suppose un changement complet de dimension des forces nucléaires de ces deux pays, donc un effort financier incompatible avec les structures financières et économiques européennes, et l’acceptation, par les pays ne disposant pas d’armes nucléaires, d’une prépondérance franco-britannique. Pour ma part je ne vois guère comment l’Allemagne pourrait choisir de se placer sous la protection de la France plutôt que sous celle des États-Unis, en attendant de réaliser son rêve d’une Mitteleuropa moderne.
En conclusion : la défense européenne n’existe pas
La défense européenne est une idée, non une réalité. Elle émaille les discours des dirigeants et non leurs actes. En l’absence d’unité politique, loin de renforcer la sécurité de l’Europe, elle l’affaiblirait.
Est-ce à dire que la voie de la défense européenne est sans issue ? Je ne le crois pas. La réalisation de l’unité européenne est inscrite dans l’histoire. Pour que le processus engagé avec le traité de Rome parvienne à son aboutissement, il manque quelques dirigeants d’exception et des circonstances particulières qui seules pourront vaincre les résistances naturelles de nos vieilles sociétés conservatrices.
En attendant, il convient de ne pas rester immobiles et de préparer le terrain dans le domaine de la défense comme dans les autres, en ne perdant jamais de vue que celle-ci n’est pas de même nature que la monnaie ou l’économie. Elle constitue la justification même de l’existence de l’État ; elle est la dernière des compétences qu’un État acceptera d’abandonner.
Quel chemin suivre ?
La construction de l’Europe politique
C’est la condition préalable à la mise en œuvre d’une défense efficace. Rien n’indique pour le moment que cette construction soit sur le point de réaliser un saut qualitatif. Les efforts de tous ceux qu’anime la même espérance européenne doivent donc être dirigés dans ce sens plutôt que vers des professions de foi dans le domaine de la sécurité, qui contredisent les faits, augmentent le trouble de nos concitoyens et facilitent la tâche de la diplomatie soviétique.
La coopération industrielle
Elle devrait être un puissant facteur d’unification. Au lieu de cela, l’industrie d’armement est un motif permanent d’affligeantes divisions.
Une voie pour relancer cette coopération est d’encourager le rapprochement entre les industriels sans s’abriter derrière un nationalisme étroit. Le succès d’Airbus est en partie dû à l’abandon, par les différentes sociétés fondatrices, de certaines de leurs prérogatives au profit d’une société commune, où chacun des partenaires a pu trouver une juste place. Sans démarche analogue dans le secteur de l’armement, il est à craindre que les rivalités entre les sociétés conduisent finalement à des alliances qui pourraient devenir des obstacles à toute future coopération européenne.
La création d’une agence d’armement sur le modèle de l’agence spatiale, permettrait de disposer d’une instance strictement européenne pour l’harmonisation des politiques et la définition en amont des besoins.
Les coopérations militaires bilatérales et multilatérales
Le statut particulier de la France et de l’Espagne au sein de l’Alliance peut apparaître comme un handicap supplémentaire à l’unification des politiques de défense. En réalité, ces deux pays disposent de nombreux atouts pour fédérer les énergies et imaginer des réponses originales à la question lancinante : comment construire la défense européenne sans mettre en péril l’Alliance atlantique ?
Au cœur de cette question se trouvent les rapports franco-allemands. Malgré les initiatives prises ces dernières années pour rapprocher les deux pays en matière de défense, les malentendus et les suspicions demeurent. Les Allemands doutent de l’automaticité de l’engagement français à les défendre, et redoutent plus nos armes nucléaires tactiques que celles de l’OTAN, pourtant plus nombreuses. Les Français s’interrogent sur les tentations neutralistes d’une Allemagne qui a retrouvé sa puissance économique et financière et qui multiplie les signaux vers ses voisins de l’Est.
Cette situation est absurde. Pour y mettre un terme, la France doit, à mon sens, accomplir un saut qualitatif dans la nature de ses relations avec la République fédérale dans le domaine de la défense, en affirmant de manière solennelle son engagement automatique en cas d’agression du territoire allemand, et en acceptant la mise en place de procédures de consultation en matière nucléaire équivalant à celles qui existent au sein de l’OTAN : elles concernent la doctrine d’emploi des armes nucléaires à courte portée et non leur décision d’emploi.
Avec la Grande-Bretagne, une coopération dans le domaine nucléaire est possible. La réalisation en commun des futurs systèmes stratégiques et notamment d’une famille de missiles de croisière, aurait une très forte signification politique, tant vis-à-vis de l’URSS que des États-Unis et des alliés européens.
Enfin, l’importance croissante du théâtre méditerranéen pour la sécurité de l’Europe doit conduire l’Espagne, la France et l’Italie à bâtir une politique commune de surveillance et d’intervention dans cette région. La coopération engagée dans le domaine maritime et aérien doit être poursuivie et amplifiée.
L’UEO : un forum ou une structure de coopération ?
L’addition de ces mesures ponctuelles ne suffira pas à faire une politique européenne de défense. Il convient de définir une structure politique de concertation qui permette d’élaborer une doctrine de défense commune à tous les Européens.
Cette structure existe : c’est l’Union de l’Europe occidentale ; autant s’en servir. Relancée par la France en 1983, elle rassemble désormais, depuis l’adhésion de l’Espagne et du Portugal, la quasi-totalité des pays européens occidentaux.
Avec la charte adoptée en 1987, l’UEO possède les bases d’un accord sur une doctrine européenne de défense. Il reste à démontrer que les gouvernements ont la volonté de lui donner les moyens des ambitions qu’ils affichent à son égard. À ce sujet, certains silences sont inquiétants.
Les institutions européennes
Quel rôle peuvent-elles jouer dans ce contexte ?
Dans le domaine de la défense au sens strict, la multiplication des instances de réflexion et d’action n’est pas souhaitable. Il convient de choisir entre le cadre de l’UEO et celui de la CEE qui d’ailleurs ne peut être utilisé qu’après une modification du traité de Rome.
En revanche, la Communauté apparaît comme le lieu naturel de coopération pour l’industrie d’armement et l’harmonisation des politiques étrangères. Peut-on traiter efficacement ces dernières questions dans une instance comprenant douze partenaires, et les doctrines de défense dans une autre de « n » partenaires ? Cela mérite d’être étudié.
La participation aux instances de contrôle des armements
La question de savoir si les Européens doivent s’exprimer d’une seule voix dans ces négociations est fondamentale. Les décisions prises dans ces instances peuvent avoir une influence considérable sur la sécurité de notre continent.
À l’occasion des négociations FNI ou du sommet de Reykjavik, les Européens ont pu mesurer l’inconvénient qu’il y avait à laisser Soviétiques et Américains seuls, face-à-face, du moins lorsqu’il s’agit de traiter du sort de l’Europe.
Les visites en ordre dispersé à Moscou pour essayer d’obtenir pour son pays le meilleur parti des nouvelles dispositions du maître du Kremlin ne contribuent pas non plus à renforcer l’image d’une Europe apparaissant de plus en plus irrémédiablement divisée.
Les interventions extérieures
L’Europe ne peut être absente des zones du globe où son avenir, sa liberté, celle de ses alliés se jouent. Depuis le retrait de la Grande-Bretagne « de l’est d’Aden », seule la France assume réellement cette responsabilité. Cette situation ne pourra pas durer très longtemps. La France devra choisir tôt ou tard entre son statut de puissance nucléaire de premier plan et sa présence dans le monde. L’augmentation des coûts des matériels militaires, la course technologique engagée par les grandes puissances dans le domaine des défenses antimissiles contraindront notre pays à consacrer une part grandissante de son budget pour maintenir la crédibilité de ses forces nucléaires. Comment imaginer une Europe indépendante qui s’en remettrait totalement aux États-Unis pour régler toutes les crises internationales qui la concernent ?
Conclusion
La construction de l’Europe politique est un préalable absolu à la réalisation d’une défense européenne, mais rien n’empêche, en attendant, de travailler au rapprochement des doctrines, des concepts d’emploi, des standards techniques, des politiques étrangères, ni de se répartir les responsabilités, notamment dans le domaine de l’action extérieure.
Bâtir une défense européenne basée sur des concepts stratégiques ambigus pour satisfaire à une mode, ou chercher dans l’addition des insuffisances de chacun une solution à nos problèmes de ressources, reviendrait à faire courir un risque à la sécurité du Vieux Continent.
Construire l’Europe politique à partir des valeurs démocratiques de l’Occident, c’est en revanche travailler à la paix. ♦