Conclusion
Je vais conclure, mais ces conclusions d’un président n’ont jamais fait avancer le débat ; c’est une façon élégante de permettre à ceux qui ont présidé une réunion de se « défouler » un peu puisque la tradition veut qu’ils n’interviennent pas dans le cours des témoignages.
Je limiterai mes réflexions à trois catégories d’interventions. Je commencerai par celle qui a été faite par l’ingénieur général de l’armement Ramé et qui appelle de ma part le plus de mises au point ou d’observations.
Première mise au point, je souligne, et ce n’est pas du tout en contradiction avec ce qui a été dit, que tout ce qui a été avancé sur la coopération en matière d’armement, les ventes, les échanges, etc. ne concerne évidemment que les armements classiques et d’aucune façon les armements nucléaires pour quelque motif que ce soit.
D’autre part, je dois avouer que je suis en désaccord sur deux points de son analyse. On n’a pas le droit de dire, à mon avis, que renoncer à certaines fabrications d’armement et surtout d’armements classiques est de nature à écorner l’indépendance nationale. Je prends un exemple : si par hypothèse la France décidait de ne plus produire le fameux fusil Famas pour ses armées, est-ce que le fait que nous achèterions cette arme à un autre fabricant européen serait de nature à diminuer l’indépendance nationale ? Évidemment non. Certes, il faut avoir une industrie d’armement, il est nécessaire de pouvoir fabriquer soi-même un certain nombre d’armements majeurs ou de participer à leur fabrication, mais l’indépendance ne tient pas à cela. C’est le droit de choisir ce que l’on fait ou ce que l’on ne fait pas ; c’est celui ensuite de se servir des armes qu’on a achetées à l’extérieur si telle a été la décision prise, et de s’en servir sans aucune condition. Je pense donc que les ingénieurs de l’armement sont un peu trop sensibles à cette notion parce qu’ils ont la charge — une très lourde charge — de gérer un grand nombre d’établissements, et que l’idée de renoncer à certaines fabrications signifie la fermeture de certains d’entre eux.
Il y a un autre argument concernant les fabrications d’armement que je conteste. Certes, les systèmes d’armes sont de plus en plus sophistiqués et par conséquent coûtent de plus en plus cher ; mais de là à dire que nous ne sommes pas capables de les produire est inexact. J’ai entendu cet argument de tous les côtés quand nous nous sommes lancés dans notre programme d’armement nucléaire. J'étais ministre à ce moment-là, j’ai eu les « oreilles cassées » par tous les élus, députés, sénateurs dans les débats parlementaires, par mes collègues étrangers, américains en particulier mais aussi anglais, allemands, qui m’expliquaient que la France, premièrement n’aurait pas les compétences suffisantes pour mener à bien de pareils programmes et, deuxièmement se ruinerait. Eh bien ! nous avons mené nos programmes à bonne fin, nous ne nous sommes pas ruinés et nous n’avons même pas crevé les plafonds que nous nous étions globalement fixés. Certes nous avons été amenés à faire des choix, ce qui est le cas chaque fois qu’on se lance dans un programme d’armement majeur. C’est vrai aujourd’hui pour le Rafale, pour les porte-avions nucléaires, pour le char Leclerc, mais ce n’est pas nouveau. Et quand on nous dit que nous ne serons pas capables de faire tel ou tel programme cela prouve simplement qu’on n’a pas le courage de faire des choix.
Ma troisième réflexion est qu’il est très délicat de se lancer dans des coopérations sur des matériels vraiment classiques, parce que les budgets, les plans de renouvellement des matériels, les spécifications, ne le permettent pas ou bien les rendent très difficiles. Je ne vois pas comment nous pourrions nous lancer dans une coopération concernant la construction de sous-marins ou de porte-avions nucléaires. Lorsque la chose fut abordée avec les Anglais, ils nous ont expliqué d’ailleurs que ce n’était pas possible.
Je ne crois pas que sur les matériels en service ou sur ceux destinés à les remplacer nous arriverons à des coopérations intéressantes, et je suis confirmé dans cette idée par les espoirs un peu fallacieux, à mon avis, que l’ingénieur général Ramé a évoqués ce matin avec l’Italie et l’Espagne. Si ces pays sont disposés à coopérer avec la France, c’est parce que nous sommes très en avance sur eux et qu’ils veulent se procurer un certain nombre d’informations ; après quoi ils arrêteront la coopération. Nous avons vu cela avec l’Allemagne il y a vingt ans et nous voyons ce que cela donne aujourd’hui. Par conséquent, il ne faut pas nous faire trop d’illusions en ce domaine.
Mais ce qui est vrai, c’est qu’il existe des possibilités de coopération à même de se développer dans des domaines nouveaux. Par exemple dans « l’Espace » où il y a deux grandes activités militaires bien connues : celle des télécommunications au sens le plus large et celle des satellites de reconnaissance. Le fait est que l’Europe doit disposer de satellites de cette nature et qu’il n’y a aucun inconvénient à partager les informations données par ces satellites ; je crois que dans ce domaine où existe déjà une bonne coopération entre pays européens dans le secteur civil, il est possible de développer également une coopération militaire.
En ce qui concerne l’intervention du professeur Grosser, je crois qu’il a raison de souligner l’importance, au sein de l’Alliance, des droits de l’homme et de la liberté, mais je pense qu’il est une autre valeur plus importante encore : c’est la paix. Ne nous faisons pas d’illusions, si l’Alliance atlantique est non seulement acceptée mais considérée comme un traité qui a réussi, c’est parce qu’elle a apporté quarante ans de paix. C’est à cela que sont sensibles presque tous les Européens, et d’abord à cela. Je crois ensuite que le professeur Grosser a sous-évalué l’importance du sentiment national : il se retrouve partout, aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est ; nous traversons une période où le sentiment national a plutôt tendance à renaître, à se développer dans un grand nombre de pays où on avait cru pouvoir l’étouffer, à l’Est, ou bien dans d’autres où il s’était quelque peu assoupi. Nul doute que ce sentiment national soit très aigu, et j’estime qu’une des forces de l’Alliance atlantique est d’avoir réussi à concilier tout à la fois la solidarité de l’Alliance et le sentiment national. C’est tellement vrai que si le général de Gaulle est sorti du système intégré de l’Otan, il n’a jamais envisagé de quitter l’Alliance ; car celle-ci n’est pas du tout contradictoire avec l’indépendance nationale.
J’en viens au dernier point qui touche à l’avenir du traité. D’abord l’UEO : comme l’a observé l’ambassadeur Morizet, c’est une sorte de moribond qu’on sort du placard périodiquement pour s’efforcer de le revitaliser. En fait, ce n’est pas le problème. L’UEO est une organisation et une organisation quelle qu’elle soit, même si elle est très bonne, n’a jamais résolu un problème ; or celui qui se pose est de savoir si les Européens membres de l’Alliance atlantique ont la volonté d’édifier quelque chose ensemble ! Ce n’est aucunement prouvé. On l’a dit à propos de la Grande-Bretagne en raison de ce que Churchill appelait ses liens privilégiés avec les États-Unis ; on l’a dit à propos de l’Allemagne, mais il faut le dire aussi à propos des petits pays de l’Alliance : la Belgique, la Hollande, le Luxembourg, le Portugal, la Grèce, etc. Tous ces États préfèrent de beaucoup la tutelle des États-Unis, qui est très lointaine, plutôt que l’appartenance à un ensemble européen où l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne leur imposeraient, pensent-ils, leur volonté s’ils étaient tous réunis. Je ne crois pas qu’il y ait de grandes chances, quels que soient les efforts des gouvernements, de construire ce pilier européen de l’Alliance, soit grâce à l’UEO, soit par tout autre moyen. Ce ne deviendrait possible — et ce sera sans doute possible un jour — que du fait des Américains.
Si les États-Unis en venaient à prendre une décision déchirante et mettaient les Européens devant un fait accompli, il se pourrait alors qu’il y eût prise de conscience et par conséquent naissance d’une volonté, mais dans l’état actuel de la politique mondiale il y a peu de chances qu’une telle évolution se fasse jour dans les prochaines années.
En tout cas, et même avec ses imperfections, l’Alliance actuelle a rempli sa mission dans les quarante années passées et elle est encore capable de maintenir la paix et la liberté dans les années à venir.