Note préliminaire : Je dois les éléments de cet article à l’obligeance de la famille Tupinier qui a bien voulu me prêter les « mémoires » du baron Tupinier qu’il écrivit sur la fin de sa vie, sous le titre « Mon rêve ». Il est évidemment très regrettable qu’un éditeur averti n’ait pas encore publié ce document d’une grande valeur historique, tant par les événements considérables dont le baron Tupinier a été le témoin ou l’un des acteurs, ou parfois même le promoteur, que par les hauts personnages qu’il a servis ou fréquentés. Le manuscrit sommeille dans un vieux meuble de famille.
 

Le voyageur qui suit, le long de la Saône, la route de Chalon à Lyon, voit tout à coup, à 25 kilomètres de Chalon, émerger, d’un énorme massif de verdure, deux hautes tours carrées, aux toits pointus d’ardoises. Ce sont les clochers de l’abbaye médiévale de Saint-Philibert-de-Tournus, l’ancienne Tenurtium de l’époque gallo-romaine, à l’origine relais fortifié de la voie Agrippa qui menait de la Méditerranée d’une part à Boulogne-sur-Mer, d’autre part vers le Rhin. Tournus, que les nécessités de la conquête romaine plaça providentiellement sur une double grande route terrestre et fluviale de pénétration et d’échanges et à qui la nature dispense d’un côté les produits vivants de la Bresse féconde, de l’autre les vins généreux des monts du Maçonnais, a ainsi entretenu au cours des siècles de notre ère une race d’hommes robustes, de fond éduen, mélangé de romain, de burgonde et sans doute d’arabe, dont l’esprit s’est finement ouvert tant au contact constant de passagers de tous pays qu’à l’enseignement local des moines et abbés de Saint-Philibert, bénéficiant au surplus du voisinage de l’abbaye de Cluny dont l’immense influence culturelle, débordant la province, rayonna durant près de dix siècles sur toute la chrétienté.

C’est en ce lieu favorisé que vers la fin du XVIII^e siècle s’écoulait l’enfance de Jean-Marguerite Tupinier ⁽¹⁾ qui allait, au cours d’une période particulièrement agitée de notre histoire, jouer un rôle éminent dans la vie du pays et principalement dans l’évolution et le développement de notre marine. Il était fils de Jean Tupinier, d’une ancienne famille de Cluny dont nombre de membres avaient occupé des emplois importants dans l’échevinage de Cluny et de Mâcon et qui tenait à Tournus les charges et fonctions de bailli et juge.