Correspondance - Toujours la revanche du barème
Dans l’article qu’il a fait paraître dans la Revue de Défense Nationale (numéro de juin 1951), sous le titre : « Toujours la revanche du barème », l’amiral Castex fait état d’un souvenir personnel de novembre 1939, d’après lequel une division de la VIIe Armée devait se déployer sur l’Escaut, en amont de Gand, pour y tenir un front de 27 kilomètres environ. Ô Barème, où es-tu ? » concluait l’auteur !
Cette affirmation n’est pas justifiée. L’amiral Castex, en effet, a établi son étude d’après ses souvenirs personnels en négligeant de faire appel aux documents officiels qui lui auraient permis d’apprécier plus exactement les événements considérés en les plaçant dans leur cadre réel.
Il paraît nécessaire de rappeler ce cadre, aussi bien au point de vue de la vérité, que pour montrer la valeur professionnelle des chefs et des états-majors qui eurent la responsabilité d’assurer l’exécution des ordres qu’ils avaient reçus.
L’amiral Castex se réfère à un plan élaboré : en cas d’invasion de la Belgique par les Allemands. Or, il s’agissait, à cette date (novembre 1939), des mesures envisagées par le Haut Commandement allié dans le cas d’attaque de la Hollande par les Allemands. Ces mesures, définies dans la conférence du général Georges au GQG le 9 novembre, visaient à envoyer nos divisions de cavalerie et nos divisions légères mécaniques sur la Meuse de Givet à Namur, ainsi que sur le canal de Charleroi à Bruxelles, tandis que la couverture directe de la puissante coupure de l’Escaut belge serait assurée sur la Dendre par la cavalerie des Grandes Unités britanniques, françaises et belges, appelées à opérer sur ce champ de bataille éventuel.
C’est donc dans cette hypothèse d’attaque de la Hollande et non seulement de la Belgique, qu’il apparaissait indispensable à notre Haut Commandement de porter l’aile gauche alliée jusqu’aux bouches de l’Escaut, de manière à couvrir Anvers. De là l’attribution de la VIIe Armée au Groupe d’armées n° 1 et la mission dévolue à cette armée de gagner le plus rapidement possible d’une part, l’Escaut maritime à l’Ouest d’Anvers et les Îles de Zélande, d’autre part l’Escaut moyen, d’Audenarde à la tête de pont de Gand, en liaison avec les Britanniques à droite et les Belges à gauche.
La VIIe Armée n’a pas « élaboré un beau plan de participation à l’avance des armées françaises » comme le croit l’amiral Castex : elle s’est seulement conformée aux instructions qu’elle avait reçues du Haut Commandement des armées alliées.
Le plan d’opération établi par le Haut Commandement (manœuvre Breda) que l’amiral Castex paraît ignorer, comportait en ce qui concerne la VIIe Armée la poussée, dès le 10 mai 1940 de la masse des forces au nord-ouest d’Anvers en vue d’une bataille possible.
Il fut remarquablement exécuté puisque la VIIe Armée précédée de la 1re DLM (Division légère mécanique) et de ses GR (groupes de reconnaissance) motorisés porta ses gros en trente heures à 300 kilomètres de leur zone de concentration : ses cléments avancés bousculant la découverte ennemie dans la région de Bréda. Cette action de la VIIe Armée fut particulièrement efficace dans les îles et au voisinage d’Anvers où le 14 mai son 1er CA (Corps d'armée) infligeait un échec sérieux aux Allemands.
L’intervention alliée en Belgique et en Hollande résultait d’une décision prise par les gouvernements responsables, elle pouvait être discutable, mais on ne saurait en attribuer la responsabilité aux chefs qui furent chargés de l’exécuter.
« L’offensive allemande des Ardennes en mai 1940 a pu enlever toute efficacité à ce plan en balayant les rêveries zélandaises avec le reste » selon l’expression plus imagée qu’exacte de l’amiral Castex, il n’en résulte pas moins qu’au moment où fut prise la décision d’intervenir en Belgique et en Hollande et de couvrir Anvers, il était nécessaire de porter une masse de manœuvre vers le Nord dans la Zélande continentale et maritime, mission confiée à la VIIe Armée qui, de ce fait, devait assurer sa propre sûreté vers le Nord et vers l’Est.
La mission confiée au général Giraud par l’instruction personnelle et secrète n° 10 S/3 ne comportait nullement « le déploiement sur l’Escaut en flanc-garde d’une division de la VIIe Armée » comme le croit l’amiral Castex, mais la réalisation d’un dispositif de manœuvre constitué par l’installation en couverture d’un corps d’armée sur l’Escaut maritime et d’un corps d’armée sur l’Escaut moyen, l’occupation des îles de la Zélande et la poussée d’éléments de cavalerie sur la Dendre.
Ce dispositif de manœuvre devait permettre à la VIIe Armée de livrer sur l’Escaut moyen une bataille défensive en opposant à l’ennemi qui disposait de moyens très puissants la masse de ses forces.
Lorsque le XVIe CA devait se porter, selon les instructions du général Giraud, jusque sur la coupure de l’Escaut entre la tête de pont de Gand et d’Audenarde, en liaison à gauche avec les Belges, à droite avec les Britanniques, il s’agissait pour lui non pas de tenir déjà un front de bataille, mais d’accrocher des moyens cohérents susceptibles de préparer l’entrée en ligne des éléments qui lui seraient attribués au moment où il lui faudrait tenir ce front.
Il n’est donc pas exact de dire que la 9e DIM (Division d'infanterie motorisée), division de tête du XVIe CA, mis à la disposition du général Giraud, tenait « en amont de Gand un front de 27 kilomètres environ » car sans discuter la validité d’un chiffre contestable d’ailleurs, mais question en réalité sans importance dans la circonstance, il convient de remarquer seulement que la division de tête du XVIe CA devait logiquement prendre à son compte toute l’étendue de la zone confiée à ce C. A. en attendant l’arrivée de ses autres éléments.
Elle n’avait donc pas à tenir un front de 27 kilomètres évidemment sans rapport avec ses moyens, mais comme le précise sa mission : « En liaison avec les Belges au sud de Gand et avec les Britanniques au sud d’Audenarde, à interdire dès J2 matin les passages de l’Escaut moyen. »
Il résulte de ces prévisions que les critiques de l’amiral Castex ne sont pas justifiées par la réalité des faits. La 9e DIM n’a pas eu pour mission de tenir sur l’Escaut entre Gand et Audenarde un front de 27 kilomètres, ce qui — techniquement — a une signification très précise et serait justiciable du fameux « barème ». Il s’agissait au contraire de prendre les dispositions nécessaires, en les confiant à titre de mission à un CA (le XVIe CA) pour interdire les passages de l’Escaut entre la tête de pont de Gand (liaison avec les Belges) et Audenarde inclus (liaison avec la British Expeditionary Force ou BEF) en vue d’y préparer une bataille défensive qui, le moment venu, pourra y être éventuellement conduite avec tous les moyens que le Haut Commandement mettra ultérieurement à la disposition de la VIIe Armée.
Le « barème » ne saurait s’appliquer qu’à un rapport de précaution entre la capacité de feux d’une unité (aussi bien d’une grande unité) et la surface qu’elle est capable de battre efficacement sous certaines conditions, d’obstacles notamment, et dans l’esprit d’une défense sans recul, par exemple.
Une telle notion, basée sur l’espace, n’a aucune signification dans le temps, alors que des sûretés successives doivent procurer au Haut Commandement, comme c’était le cas, le temps et l’espace indispensables à sa manœuvre.
Certes, le « barème » a été utilisé à son heure, à la VIIe Armée, lorsqu’il s’est agi de prévoir, non plus une sûreté, mais un front à hauteur de Bréda ou même de Tilburg, dans l’hypothèse qui finalement fut celle de l’exécution au 10 mai 1940. Il faillit prévoir dans ce cas au moins 2 C. A. avec le minimum de 5 divisions pour tenir un front de 40 kilomètres entre le canal d’Anvers à Turnhout et le cours inférieur de la Meuse (3.014 S/3 du 3 décembre 1939). C’était là un tout autre problème.
Dans le cas considéré par l’amiral Castex, la bataille était seulement en puissance et le « barème » n’était guère à échéance. ♦