Conférence prononcée par le ministre des Départements et Territoires d’outre-mer, porte-parole du Gouvernement, devant les auditeurs de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 3 avril 1990.
Une politique pour l'outre-mer français
Depuis le début des travaux de votre session, les conférenciers très divers que vous avez entendus, les voyages que vous avez effectués en France ou à l’étranger, les réflexions que vous avez conduites au sein de vos groupes de travail vous ont permis de mieux comprendre l’enchaînement des facteurs multiples dont dépend la sécurité de la France et comment la défense nationale, dans son acception la plus globale, prépare notre pays à faire face aux menaces.
Je crois que votre information ne serait pas complète si elle ne prenait pas en compte les enjeux de la présence de la France dans les départements et territoires d’outre-mer. Je suis heureux que, pour la seconde année consécutive, l’invitation que m’a adressée la direction de l’Institut me permette de dresser devant les auditeurs un tableau de la France outre-mer qui nourrira, je l’espère, votre réflexion.
La France est une nation européenne, ce n’est pas aujourd’hui que nous pourrions l’oublier. C’est à la suite de conflits en Europe que, par trois fois en 150 ans, elle a perdu sa liberté ou une partie de son territoire. La liberté retrouvée des pays de l’Est de l’Europe, source d’espoir et facteur d’instabilité, nous rappelle combien tout événement politique ou économique sur le continent a des répercussions inévitables pour notre nation. Nous avions déjà assimilé l’interdépendance croissante des pays de la Communauté européenne, nécessaire pour survivre dans la compétition économique mondiale. Nous comprenons qu’il faille regarder plus loin, au-delà de frontières maintenant disparues
Si l’avenir de la France est en Europe, notre pays doit-il disperser ses forces, ses efforts, des ressources limitées, sur d’autres continents ? La question est posée pour l’Afrique noire, décidément si mal partie. Elle se pose aussi pour ces dix départements, territoires et collectivités que l’histoire nous a laissés dans trois océans. Quel sens y a notre présence ? Ne faut-il pas, à un moment où rien n’échappe aux remises en cause, s’interroger sur la nature de nos liens avec les collectivités d’outre-mer ?
La grande ignorance dans laquelle la plupart de nos compatriotes tiennent le sujet conduit à l’expression d’opinions tranchées, aux fondements incertains, dans un océan d’indifférence. Certains affirment qu’il faut tenir bon, garder le plus de possessions possible outre-mer, parce que c’est notre intérêt stratégique, économique, politique, comme si ces quelques territoires portaient toute la charge de l’empire perdu. Témoins d’une présence, points d’appui d’une expansion, têtes de pont pour une conquête commerciale ou culturelle, ils seraient, aujourd’hui, d’autant plus essentiels que l’Afrique et l’Asie ont échappé.
Pour d’autres, la cause est entendue, l’histoire a tranché. La décolonisation est irréversible ; même l’URSS vient d’être contrainte à le comprendre. Les départements et territoires d’outre-mer sont des oubliés de l’histoire, mais ils n’échapperont pas à la loi commune. Pour eux, autant prendre les devants pour ne pas subir les soubresauts d’une nouvelle décolonisation violente, qui serait maintenant anachronique. Ce ne serait ni l’intérêt bien compris des DOM, ni le nôtre, de maintenir des liens d’un autre âge, qui entravent le développement de l’outre-mer pour un coût excessif pour la métropole.
Dans un premier temps je voudrais analyser devant vous la problématique de notre présence dans les DOM-TOM, à partir de trois questions : pourquoi restons-nous ? Quel équilibre trouver entre l’aspiration à l’égalité et la reconnaissance de la spécificité ? Quels liens établir entre l’outre-mer et son environnement géographique ?
Je me demanderai ensuite quels sont les facteurs de déséquilibre de ces sociétés. Je vous indiquerai enfin quelle politique poursuit le gouvernement pour corriger ces déséquilibres, comment il conçoit ainsi l’accroissement de la sécurité des départements et territoires d’outre-mer.
Problématique de notre présence outre-mer en 1990
Je rappelle que les départements d’outre-mer sont maintenant quatre : trois dans l’océan Atlantique, la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe, on les appelle communément départements français d’Amérique ; un dans l’océan Indien, la Réunion. Les territoires d’outre-mer sont également quatre : trois dans l’océan Pacifique, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis-et-Futuna, l’autre, sans population permanente, les terres Australes et Antarctiques françaises. Deux collectivités d’outre-mer, ni départements ni territoires, Mayotte et Saint-Pierre-et-Miquelon complètent la liste, à laquelle les spécialistes ajouteront quelques îlots de l’océan Indien ou du Pacifique, comme Clipperton.
Quel est le fondement juridique et politique de notre présence dans les territoires lointains ? En droit interne, il convient d’abord de souligner que la Constitution de 1958 mentionne l’existence des départements d’outre-mer, c’est l’article 73, et celle des territoires, qui fait l’objet de l’article 74. Cependant, les départements et collectivités ne sont pas énumérés et la question se pose donc de savoir s’ils pourraient ne plus appartenir à la république et dans quelles conditions.
L’article 76 de la Constitution dispose que « les territoires d’outre-mer peuvent garder leur statut au sein de la république », ce qui implique qu’ils puissent ne pas le conserver. En effet, l’alinéa suivant précise que s’ils en manifestent la volonté par délibération de leur assemblée territoriale, ils deviennent soit département d’outre-mer soit État membre de la Communauté. Mais cette possibilité de choix n’est prévue que dans le délai fixé par l’article 91 à quatre mois, après l’adoption de la Constitution. Une fois le choix initial fait en 1959, rien n’est prévu expressément par celle-ci.
Cependant le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et aussi celui selon lequel nulle cession de territoire n’est valable sans le consentement des populations intéressées, conduisent à admettre qu’un référendum local devrait précéder l’adoption d’une loi accordant l’indépendance au territoire. Celui organisé en 1987 en Nouvelle-Calédonie et celui qui est prévu en 1998 dans ce territoire traduisent l’application de ces principes.
Autrement dit, et nous rejoignons là le droit international, c’est parce que la France reconnaît qu’une consultation des populations locales peut conduire un territoire à sortir de la république que nous pouvons nous opposer à l’ONU à l’inscription de telle collectivité sur la liste des territoires non autonomes.
En effet il n’est pas douteux que les populations des départements et territoires d’outre-mer souhaitent rester au sein de la république. En Nouvelle-Calédonie, un référendum a été organisé. Un autre suivra. La question est rendue plus complexe par l’inversion des résultats dans les deux communautés principales, qui donne une grande importance à la composition du corps électoral. À Mayotte, c’est précisément le résultat dans cette île du référendum sur l’indépendance des Comores qui a conduit le gouvernement et le Parlement de l’époque à accepter que Mayotte reste dans la république, à la différence des trois autres îles de l’archipel. Dans les autres départements et territoires, aucun référendum n’a été organisé depuis 1959, mais leur résultat ne ferait aucun doute. Aucun des partis dont l’influence est significative ne demande l’indépendance, même si certains d’entre eux ne l’excluent pas comme une perspective plus lointaine.
La première raison de la présence de la France outre-mer, encore aujourd’hui, c’est la volonté de ses habitants de rester français. Cette raison est juridiquement et politiquement primordiale en ce sens qu’elle prévaut sur la notion d’intérêts, même réciproques.
La volonté de la population n’interdit pas, une fois marquée la hiérarchie des préoccupations, d’examiner ce que l’outre-mer représente pour la France. Le premier intérêt des départements et territoires réside dans leur situation géographique. Ce sont des avantages de nature géographique qui font que la Guyane et la Polynésie française sont en terme stratégique celles de nos collectivités d’outre-mer dont l’intérêt est le plus évident. C’est parce que la Guyane est proche de l’équateur, que l’océan y est à l’est, que l’espace n’y manque pas, que le CNES a choisi il y a vingt-cinq ans Kourou parmi quatorze sites ; la proximité de l’équateur donne un effet de fronde dans le lancement de la fusée ; la trajectoire vers l’est impose, après le lancement, un espace maritime ; les installations de lancement nécessitent de vastes espaces.
C’est parce que la Polynésie française comprend des atolls éloignés des grands rassemblements de population qu’elle a été choisie, après le Sahara, pour les expérimentations nucléaires. Dans le même esprit le fait de disposer d’un ensemble de terres émergées réparties sur toute la planète est utile pour l’implantation d’antennes diverses.
La seconde catégorie d’intérêts à examiner est celle des ressources économiques. Dans la compétition mondiale, la disponibilité de ressources naturelles rares ou coûteuses, ou qui peuvent le devenir dans une configuration politique nouvelle, peut être un atout considérable. Dans l’ensemble de l’outre-mer français, la Nouvelle-Calédonie possède des ressources minérales significatives, nickel, sans doute un quart des réserves mondiales, chrome, la Guyane a des ressources aurifères et la Polynésie des gisements de phosphates. Seul le nickel, que l’on trouve cependant dans des pays assez nombreux, est en quantité suffisante pour constituer un certain enjeu économique pour la métropole.
L’évolution du droit de la mer et de la recherche scientifique a rendu attentif à un autre intérêt de la présence de la France outre-mer, celui qui lui permet, à partir de ses territoires, d’avoir la troisième zone économique exclusive du monde. Certes la moitié de cette zone est dans le Pacifique Sud trop éloigné des bases métropolitaines de pêche. Celle issue des territoires étant principalement artisanale, ce sont les pêcheurs japonais ou coréens qui utilisent cette zone économique, non sans verser aux territoires des compensations, notamment financières. L’Atlantique Nord-Ouest est plus poissonneux et plus proche pour les pêcheurs métropolitains. Malheureusement la zone économique que nous vaut Saint-Pierre-et-Miquelon est contestée par le Canada, sa délimitation est soumise à un tribunal international, et dans l’espace qui nous est actuellement reconnu, avec des quotas de pêche restreints, la concurrence entre pêcheurs saint-pierrais et métropolitains est vive.
Cependant, dans un avenir plus lointain, ce sont sans doute les ressources du sous-sol de la mer, comme les nodules polymétalliques, qui apparaîtront les plus précieuses dans cette zone économique. Il est vrai que pour le moment leur localisation est incertaine et leur coût d’exploitation très élevé ne pourrait être compétitif que si les ressources terrestres se raréfiaient pour des raisons physiques ou politiques.
N’oublions pas que les départements et les territoires se situent dans un espace non seulement physiquement mais aussi humainement différent, que la culture des communautés qui y vivent nous donne ainsi accès à celles des pays voisins, que, dès lors que notre présence est acceptée, elle peut nous permettre d’appartenir aussi aux zones du monde où ils se situent. J’y reviendrai.
Je voudrais examiner la situation de deux équilibres, instables dans le temps, celui de l’égalité et de la spécificité, celui du lien avec la métropole et de l’insertion régionale. Égalité, spécificité, la dialectique est subtile pour ce qui est de nos départements et territoires. Il faut d’ailleurs distinguer selon les catégories juridiques et peut-être même cas par cas.
Permettez-moi de revenir à la Constitution, non parce que je confondrais cet exercice avec un cours de droit constitutionnel mais parce que le passé nous a montré l’extrême importance des mots utilisés et de l’interprétation du Conseil constitutionnel, pour apprécier la marge de manœuvre dont nous disposons.
Pour les départements d’outre-mer, il s’agit d’adaptation. Je cite : « Le régime législatif et l’organisation administrative des départements d’outre-mer peuvent faire l’objet de mesures d’adaptation nécessitées par leur situation particulière ». Cela a une conséquence importante : les lois votées par le Parlement s’appliquent dans les DOM automatiquement, sauf mention particulière. Et l’adaptation doit être strictement justifiée par cette situation particulière. C’est ainsi que le Conseil constitutionnel a décidé que la création d’une Assemblée unique dans les DOM, au motif que les collectivités départementale et régionale y avaient le même territoire, était inconstitutionnelle dès lors que le canton n’était plus circonscription électorale.
Au contraire, les territoires d’outre-mer ont une « organisation particulière », qui tient compte « de leurs intérêts propres dans l’ensemble des intérêts de la république ». Ainsi les lois votées par le Parlement ne s’appliquent dans les TOM que sur mention expresse et après que l’Assemblée territoriale ait été consultée. Surtout, le domaine de compétence de la collectivité territoriale est si vaste que tout se passe comme si le gouvernement et le Parlement étaient dessaisis de leurs pouvoirs dans des matières pourtant fondamentales. Il faut savoir que les impôts votés par le Parlement national ne s’appliquent pas dans les TOM ; les contribuables des territoires ne sont redevables que des impôts votés par l’Assemblée du territoire.
Mayotte est, du point de vue de l’applicabilité des lois, assimilable à un TOM, et Saint-Pierre-et-Miquelon à un DOM. Ces distinctions montrent quel est l’esprit, pour parler comme Montesquieu écrivait, des deux systèmes juridiques. Mais le problème demeure, si j’ose dire, entier. La loi du 19 mars 1946, qui a départementalisé les quatre vieilles colonies, a entendu poser un principe d’égalité entre les nouveaux départements et la métropole. Il s’agissait — les débats parlementaires sont clairs sur ce point — d’éviter les discriminations et non de parvenir à une assimilation que la différence de situations rendrait vaine. En d’autres termes, en appliquant des méthodes identiques à des situations différentes, ne risque-t-on pas de parvenir à des résultats inégaux ?
La question vaut pour la métropole et les DOM. Elle se pose aussi entre les départements et les territoires. Qu’en est-il par exemple pour les départements d’outre-mer, quarante-quatre ans après la départementalisation ? L’égalité des droits, a fortiori celle des situations, ne sont pas atteintes et restent fortement revendiquées. En sens inverse, une certaine forme d’assimilation est très généralement refusée, la reconnaissance de l’identité exigée, avec comme conséquence, des modes de développement ou d’organisation institutionnelle particuliers. Il y a certes, apparemment, contradiction, mais elle est inévitable dès lors que l’égalité apparaît, en tant qu’objectif, comme la conséquence de la citoyenneté commune et la spécificité comme une donnée objective qui ne peut rester sans conséquences quant au choix des moyens.
Le second équilibre délicat est celui qui doit être trouvé entre l’appartenance à la république, donnée politique, juridique entre et si l’on veut aussi, affective, et l’appartenance à une zone géographique qui n’est pas l’Europe. La conciliation est particulièrement difficile en ce qui concerne l’appartenance à l’Europe. Les DOM n’y sont pas, c’est l’évidence, mais par la France ils appartiennent à l’Europe des Douze, c’est une réalité aussi. Plus précisément, les quatre départements d’outre-mer sont dans l’espace économique et douanier communautaire, ce qui implique qu’il y a des barrières entre eux et les zones communautaires ; des prélèvements sont donc effectués sur les importations externes, mais qu’il ne doit pas y en avoir entre eux et les pays de la CEE, ni pour les personnes ni pour les marchandises. Quant à leurs produits, ils ont accès au marché communautaire, mais celui-ci devenant unique, il ne peut plus y avoir de débouchés privilégiés sur le marché métropolitain. Telle est en quelque sorte la théorie.
Le gouvernement, je le développerai plus loin, s’efforce d’obtenir de la Communauté des adaptations significatives, pour reprendre le concept du droit interne. Mais la contradiction est symboliquement si forte que l’on a vu des groupes tenter de relancer la revendication indépendantiste par le biais européen : français peut-être, européens jamais. Et la perspective pourtant toute théorique de l’installation de coiffeurs italiens émeut beaucoup les figaros antillais.
Les territoires et collectivités, pour ce qui les concerne, ne sont pas dans l’espace communautaire ; ils ne sont qu’associés à la CEE. Ce sont, selon le sigle communautaire, des PTOM, pays et territoires d’outre-mer, catégorie regroupant des possessions françaises, néerlandaises et britanniques, dont la situation vis-à-vis de la CEE sera voisine de celle des pays dits ACP, pour Asie, Caraïbes, Pacifique, liés à la Communauté par les conventions de Lomé.
Français donc et un peu, ou beaucoup européens. Mais pourtant il y a une réalité de l’océan Pacifique, de l’océan Indien, des Caraïbes, de l’Atlantique Nord. Longtemps elle paraît avoir été niée, les départements et territoires étant rattachés à la métropole par un cordon ombilical exclusif de toute autre relation, comme si le monde extérieur était trop dangereux. Craignait-on la contamination d’idées indépendantistes ou révolutionnaires ? Il est vrai que les États de l’environnement manifestaient une fréquente hostilité à l’égard de ces pays français, dépendants, riches et concurrents, l’isolement des uns renforçant l’hostilité des autres.
C’est dans l’océan Indien que l’insertion d’un département d’outre-mer a été la plus facile. Malgré les susceptibilités sur Mayotte, les revendications territoriales malgaches ou mauriciennes sur Tromelin ou les îlots du canal du Mozambique, malgré la concurrence économique, la diversité des régimes politiques, la Commission de l’océan Indien fonctionne bien, même si son contenu économique est encore faible, et la Réunion y est acceptée, pour elle-même et en tant que Française, sans réticences.
Dans le Pacifique Sud, les institutions existent, en particulier la Commission du Pacifique du Sud, dont la France est membre. Ce siège accordé sans difficulté dans le contexte de l’après-guerre ne vaut pas accueil comme partenaire reconnu des États du Pacifique Sud. Au contraire, la vive contestation de notre présence à Mururoa, où nos essais nucléaires empêchent que cet océan ne soit la zone de paix rêvée et, dans une moindre mesure, de notre présence à Nouméa, nous a valu longtemps d’être dénoncés comme étrangers à cette zone ou au moins perturbateurs. Aussi les relations de nos territoires avec les pays voisins se sont-elles longtemps limitées au strict minimum.
Dans les Caraïbes, c’est un peu l’inverse. Les relations avec les pays voisins sont inorganisées, car nos départements ne participent pas aux organisations régionales, non ouvertes aux métropoles européennes ; mais les relations de fait sont nombreuses. Depuis des siècles, on passe d’une île à l’autre dans l’arc des Caraïbes. Depuis des siècles, on franchit les fleuves Maroni ou Oyapock qui marquent les frontières de la Guyane. Les réseaux d’échanges ou d’une immigration, souvent clandestine, sont multiples, ce qui ne signifie pas que la coopération avec les îles voisines ait atteint le niveau le plus élevé possible, ni surtout qu’elle se soit développée dans les meilleures directions.
Telle est la problématique générale des relations entre la métropole et l’outre-mer. L’appartenance à la république n’est pas majoritairement contestée ; l’égalité est une aspiration très forte, surtout dans les DOM, mais les spécificités fondent une revendication d’identité qui s’oppose à la transposition des solutions métropolitaines ; français et même européens, les DOM et les TOM doivent néanmoins développer des relations avec les pays de leur environnement.
Les facteurs de déséquilibres
Ces équilibres atteints ou recherchés et la situation de paix civile et sociale qui prévaut actuellement outre-mer ne doivent pas faire oublier les facteurs de déséquilibre qui constituent autant de menaces sur la sécurité des départements et territoires et donc, globalement, sur celle de notre pays.
Les plus grands dangers pour la stabilité de l’outre-mer sont internes. Le décalage est grand en effet entre les aspirations des populations que les idéaux transmis par l’éducation et le discours politique ainsi que le modèle de consommation situent à un niveau élevé et une réalité socio-économique marquée par le chômage, les inégalités, la médiocrité du cadre de vie.
Le rapport déposé, à la demande du gouvernement, par la commission présidée par M. Jean Ripert, sur l’égalité sociale et le développement économique dans les DOM, a montré la gravité de la situation, que l’on peut décrire ainsi, de manière simplifiée. L’égalité des droits avec la métropole, quarante-quatre ans après la départementalisation, n’est toujours pas atteinte ; les prestations sociales ne sont pas distribuées au même niveau ou dans les mêmes conditions ; le SMIC y est inférieur d’un quart environ ; le logement et les équipements collectifs se situent à des niveaux très inférieurs à ceux de la métropole.
Les inégalités sont alimentées notamment par deux mécanismes particuliers : celui de l’importation qui engendre des profits importants, ce qui explique que les productions locales soient découragées par des mécanismes et des pratiques divers ; celui de la fonction publique, dont les traitements sont supérieurs à ceux de la métropole, avec un écart qui va bien au-delà de l’écart des prix qui en constitue le justificatif. L’économie productive est affaiblie, le taux de couverture des importations par les exportations, toujours inférieur à 15 %, traduit l’importance des transferts. La fonction publique ne peut à elle seule faire baisser un taux de chômage qui est de l’ordre du tiers de la population active.
Des déséquilibres analogues peuvent être constatés pour les territoires d’outre-mer. En Polynésie française, la pression démographique et une forte émigration des archipels vers la commune île chef-lieu provoquent des difficultés de logement et un niveau élevé de chômage. Cette situation, aggravée par la perception de fortes inégalités, explique le surgissement de violences sociales comme en 1987.
En Nouvelle-Calédonie, les déséquilibres sont plus profonds et en un sens aujourd’hui mieux connus. Son histoire a été longtemps celle de la juxtaposition de deux communautés humaines séparées par l’histoire, la culture, les valeurs. Après près de cent cinquante ans de présence française, le nombre de cadres mélanésiens est très réduit, le développement économique de l’intérieur et des îles presque inexistant. Comment convaincre les jeunes Mélanésiens qu’ils pourront trouver leur place dans un pays qui peut leur sembler étranger ? Devant ce sentiment d’aliénation, le refuge risque toujours d’être la violence, l’apathie ou la drogue.
Comment maintenir la solidarité d’une communauté humaine, celle des Néo-Calédoniens, qui malgré les drames et les oppositions, n’a pas d’autre solution que la vie commune ? Comment remettre les Mélanésiens à la place que leur antériorité et leur nombre devraient leur réserver, sans désespérer les autres composantes ethniques et culturelles du territoire ? Il n’y a pas de solution aisée à mettre en œuvre, Du moins peut-on assurer que si Nouméa continue de drainer toutes les ressources, si les responsabilités sociales de toute nature restent de fait interdites aux Mélanésiens, si ceux-ci n’ont le choix qu’entre le statu quo et la violence désespérée, ils choisiront de nouveau, tôt ou tard, cette dernière. Nous sommes donc confrontés à une difficulté majeure que connaissent aussi les DOM, mais dans une moindre mesure : tout changement est difficile, car il se heurte à une coalition d’intérêts acquis qui fédère sans mal toutes les rancœurs accumulées ; ne rien changer c’est laisser la pression des mécontentements s’accroître inexorablement, l’explosion étant certaine, son point d’application et son moment restant seuls inconnus.
Après vous avoir donné les grandes lignes de ce que j’ai appelé la problématique des DOM en 1990, et recensé quelques-uns des facteurs de déséquilibre, je crois nécessaire de vous donner des exemples de la manière dont le gouvernement auquel j’appartiens a entendu depuis bientôt deux ans, et entend pour l’avenir, résoudre ces contradictions et corriger ces déséquilibres dangereux.
Une politique pour l’outre-mer
Cherchant à caractériser cette politique sans simplification excessive, me viennent à l’esprit quelques maîtres mots qui peuvent sans doute recouvrir des réalités multiples, tout en n’étant pas dépourvus de sens. J’en retiens quatre, puisqu’il faut bien choisir, que j’illustrerai d’exemples : émancipation, égalité, développement, ouverture internationale.
Émancipation est un mot-clef sur lequel il ne faut pas nous méprendre. Il s’oppose à « maintien en tutelle », pour prendre la référence du Code civil, il signifie « davantage de responsabilités ». Trop longtemps la crainte de l’abandon, du largage comme on disait, a empêché que l’on utilise des mots comme émancipation, autonomie ou décentralisation, comme s’ils n’étaient pas porteurs de liberté, mais au contraire annonciateurs des grands malheurs d’une séparation sans retour. Il faut le dire encore aujourd’hui, c’est absurde et dangereux ; absurde car l’assimilation forcenée et le centralisme sont inapplicables outre-mer ; dangereux car l’impasse à laquelle ils conduisent est en elle-même source de violence et donc de séparation potentielle.
L’autonomie pour les territoires, sauf si librement consultés ils préféraient un statut de droit international comme la possibilité en sera offerte à la Nouvelle-Calédonie en 1998, la décentralisation pour les DOM sont la clef de la stabilité sociale et du développement. Ils sont une condition de l’efficacité de l’aide que la métropole doit à ces régions défavorisées ; ils sont le moyen de reconnaître leur identité culturelle ; ils doivent permettre d’inventer des solutions adaptées à des problèmes spécifiques.
L’autonomie comme la décentralisation peuvent être approfondies. Dans quelques semaines le Parlement examinera un projet de loi qui améliore le statut d’autonomie du territoire de Polynésie française. Dans les DOM, huit ans après les lois de décentralisation, le moment est venu de dresser un bilan et d’imaginer des avancées nouvelles, que le président de la République a d’ailleurs demandé au gouvernement, dans son discours de Moulins, de réaliser pour la France tout entière. Mon souci, que rejoignent les élus des DOM dans leur majorité, est que cette réflexion sur l’approfondissement de la décentralisation outre-mer n’occulte pas le débat engagé sur le développement et l’égalité, et donc que l’on parte des dysfonctionnements, des chevauchements et des besoins, pour rechercher les institutions publiques les mieux adaptées.
Sur l’égalité qui ne signifie, je le redis, ni identité des situations ni similitude des moyens, la réflexion est actuellement pleinement engagée, localement et au plan interministériel, sur la base des propositions de la commission présidée par M. Ripert. Le rapport consacré à l’égalité et au développement comporte 58 propositions. En ce qui concerne l’objectif d’égalité elles portent notamment : sur la formation, pour accroître les moyens de la formation initiale et continue ; le logement, pour éradiquer les bidonvilles et accroître le rythme de construction du logement social ; la réduction des inégalités de revenus par alignement progressif du SMIC d’ici 1996, par réduction des compléments de rémunération dont bénéficient les fonctionnaires et certains agents des secteurs public, parapublic ou privé ; l’alignement progressif des allocations familiales et d’autres prestations sociales.
Ce rapport constitue un très intéressant document de travail. Il n’engage pas le gouvernement. J’ai entrepris, par l’intermédiaire des préfets et directement à la Réunion ou je me suis rendu il y a quelques semaines, une consultation des élus et des organisations sociales et professionnelles sur ces propositions, Début juin, un débat sera organisé à l’Assemblée nationale sur les questions évoquées.
L’égalité sociale est indissolublement liée à la départementalisation. Encore faut-il que ses modalités et son rythme de réalisation ne conduisent pas à une aggravation du chômage, qui est la pire des inégalités, ou à un surcroît d’assistance, attentatoire à la dignité. Le défi est de taille, mais nous devons le relever. Sans attendre l’application de tout ou partie des conclusions du rapport, le RMI a été étendu aux DOM ; il révèle l’étendue du problème social.
Le développement des DOM-TOM est difficile. Les échecs relatifs de nombreuses tentatives témoignent qu’il n’y a pas de solution simple. Les coûts de production sont élevés ; les salaires d’abord : même si le salaire minimum est inférieur au SMIC métropolitain, ils sont supérieurs, parfois 5 ou 10 fois, aux salaires des pays voisins ; les charges sociales s’y ajoutent. Le rapport des productivités est rarement le même que celui des salaires. Donc un développement à la « mauricienne », pour prendre l’exemple d’un pays qui réussit relativement bien, est impossible dans les DOM.
Les grandes industries de main-d’œuvre, comme le textile, ne peuvent être compétitives. La concurrence pour le tourisme est vive avec des voisins qui proposent un service plus abondant et d’une qualité au moins équivalente. Pour les productions locales, une protection contre les produits importés est indispensable. Elle est assurée par une taxe spéciale, l’octroi de mer, dont le produit est perçu par les collectivités locales ; il touche les produits importés de toutes origines, ce qui nous vaut des difficultés avec la Communauté européenne, car il constitue un obstacle au marché unique. Toutefois, nous avons trouvé à la fin de l’année dernière, dans les difficiles négociations qui ont conduit à l’élaboration du programme « Poseidon », un accord avec Bruxelles sur ce point aussi. Plus difficile est la préservation des débouchés privilégiés du rhum ou de la banane et l’équilibre financier de la filière sucre.
Le rapport Rippert ouvre des pistes en matière commerciale ou fiscale : il faudra les explorer. Je cite par exemple la création d’un marché commun entre la Martinique et la Guadeloupe, dont on peut se demander pourquoi il n’existe pas encore.
Sur le développement je conclurai en rappelant que les accords de Matignon, qui ont apporté la paix civile en Nouvelle-Calédonie, sont fondés sur la formation, le développement et la décentralisation. Dans les DOM comme dans les TOM, c’est sur la capacité à créer des emplois que seront de plus en plus jugées les institutions.
Je terminerai en évoquant à nouveau l’ouverture internationale, dont je suis convaincu qu’elle sera dans les prochaines décennies une dimension beaucoup plus importante pour les départements et les territoires. Demain soir, je partirai en Guyane pour accueillir le Premier ministre qui présidera une conférence sur la coopération régionale dans les Caraïbes associant les élus des trois DOM, les préfets, des représentants du monde économique et les ambassadeurs de la France dans les États de la zone. L’objet de cette réunion est de définir les moyens d’une meilleure coopération entre nos DOM et ces pays. S’il en était besoin, les répercussions de la crise surinamienne sur la situation de la Guyane souligneraient opportunément que nos territoires ne sont pas isolés dans leur environnement ; ils ne sont pas protégés des dangers, ils peuvent aussi bénéficier de ce voisinage.
Les interactions ne se limitent d’ailleurs pas à l’environnement immédiat de nos départements et territoires. Puisque vous avez été en Inde, je rappelle que ce pays est très attentif au sort de la diaspora indienne, significative et influente à la Réunion mais aussi aux Antilles. À Fidji, État important à l’échelle du Pacifique Sud, dont la politique à l’égard de nos intérêts dans cette zone a souvent été bienveillante, la communauté indienne, détentrice du pouvoir économique, a paru menacée par un coup d’État militaire. L’Inde a observé avec vigilance notre attitude à l’égard du nouveau régime.
Il y aurait beaucoup à dire encore, sur chacun des territoires ou sur les multiples problèmes qui les concernent. Je souhaite vous avoir rendu sensibles à l’intérêt de l’outre-mer pour notre pays aujourd’hui, à la complexité des problèmes et, par-delà la diversité de vos opinions, à la volonté du gouvernement de les résoudre. ♦