Le 11 décembre 1990, s’est tenu à Paris un colloque organisé par M. François Fillon, député-maire de Sablé-sur-Sarthe, ancien président de la commission de Défense nationale de l’Assemblée nationale, avec le concours de Thomson-CSF, sur le thème : « Les perspectives de coopération franco-britannique en matière de sécurité ». Voici l’intervention de M. Philippe Séguin, ancien ministre, député-maire d’Épinal, qui présidait ce colloque.
Le nouvel horizon de l'Europe
Après plus de quatre décennies d’immobilisme, l’Europe est à nouveau entrée dans une phase de grandes transformations. Moins de treize mois, de la chute du mur de Berlin au second sommet CSCE à Paris, auront suffi à balayer l’ordre de Yalta. L’émancipation des satellites du système soviétique en Europe de l’Est, la faillite du communisme en URSS même, l’unification allemande effacent les clivages politiques du continent, ouvrant la voie à une Europe enfin débarrassée de l’antagonisme des blocs. Il s’agit là d’un bouleversement si radical dans son ampleur qu’il nous force à réviser nos conceptions des relations européennes et même de l’ordre mondial.
Dans ce maelström, la rapidité et la profondeur des changements sont telles qu’il sera bien difficile d’en saisir la pleine mesure tant que durera la phase actuelle de transition, aussi complexe que précaire. Si l’élimination des contraintes bipolaires et la reconquête de la liberté s’imposent progressivement, il faut bien reconnaître qu’elles ont un prix : l’instabilité à court et moyen termes, l’incertitude sur l’avenir.
Instabilité et incertitudes d’abord sur la destinée de l’Union Soviétique, dont l’implosion pourrait faire renaître des tensions telles que l’Europe en connut tout au long de son histoire. Simultanément, le dégel survenu en Europe de l’Est, s’il libère les forces démocratiques étouffées jusque-là, peut aussi réveiller des antagonismes séculaires. Au-delà de l’Europe, la crise du Golfe introduit un facteur supplémentaire d’incertitude dans l’équation internationale, rappelle que la fin de la guerre froide est loin de tout résoudre et souligne la naïveté de toute conception exclusivement européocentriste de nos intérêts de sécurité.
Mais il ne faut pas perdre de vue, malgré ces incertitudes et ces défis, qu’un horizon nouveau s’est ouvert aux nations en Europe : celui d’un espace élargi de l’Atlantique à l’Oural dont l’organisation politique et de sécurité relèvera de la volonté commune des Européens. La question du devenir institutionnel et politique de la sécurité européenne est donc dorénavant concrètement posée, avec une acuité et une dimension sans précédent depuis la fin du second conflit mondial.
Parce que les fondements idéologiques de la cassure Est-Ouest sont éliminés, la dynamique libérée de part et d’autre de l’ancienne ligne de partage vide peu à peu de sa substance la perception réciproque des menaces. Le Pacte de Varsovie n’est plus un organisme militairement efficient et sera sans doute dissous dans un avenir proche. Avant 1995, l’ensemble des forces soviétiques stationnées dans les anciennes démocraties populaires aura été rapatrié. La destruction d’une part considérable des armements classiques offensifs du Pacte sera achevée au titre de l’accord de Vienne sur le désarmement conventionnel en Europe.
Quant à l’unité de l’Allemagne, elle intervient non pas simplement comme une victoire du bloc occidental aux dépens de l’adversaire. Au contraire, grâce à un processus d’entente et de coopération avant tout germano-soviétique, elle peut conduire à une redéfinition parallèle, bien que dissemblable, des structures militaires à l’ouest aussi bien qu’à l’est du continent. Déjà s’annonce la politique européenne de la nouvelle Allemagne. Elle sera faite de deux orientations complémentaires : une grande politique de coopération et d’entente à l’Est, une position dominante à l’Ouest avec la puissance économique dans le cadre communautaire et des relations privilégiées avec les États-Unis au sein de l’Otan.
Comment, dans ces conditions, mener à bien l’édification d’un nouveau système de sécurité en Europe alors que s’effondre l’ancien bloc de l’Est, laissant la moitié du continent vide de toute structure politique et de sécurité ? Comment, demain, garantir la paix et l’équilibre dans la liberté pour éviter que la dégénérescence du système d’alliances ne laisse place à une dangereuse anarchie, faite d’intérêts divisés et d’antagonismes locaux ?
Avec toutes ces données, enchevêtrées et complexes, il reste que nous devons rapidement esquisser une réponse à ces questions, au risque d’être dépassés par le déroulement des événements en renonçant à les façonner. À l’heure où l’incertitude peut conduire à la confusion et où les interrogations se multiplient, nous avons plus que jamais besoin d’une vision claire, cohérente et résolue du devenir européen.
Je voudrais pour ce qui me concerne souligner brièvement trois facteurs essentiels qui devraient influer de manière déterminante sur les formes futures, politiques et de sécurité du continent.
Une grande Europe de l’Atlantique à l’Oural
Le premier facteur, et je commence par lui à dessein, est que l’effacement de la logique antagoniste des blocs doit impérativement laisser la place à une grande Europe, politique et de sécurité, englobant l’ensemble du continent de l’Atlantique jusqu’à l’Oural.
En son temps, le général de Gaulle a mis en avant cette vision d’une Europe enfin unie. Aujourd’hui encore, malgré l’évidence de la voie ouverte par la chute du rideau de fer, nos politiques continuent à reposer sur l’idée que le renforcement de la cohésion et de l’intégration à l’Ouest doit s’opérer au détriment de l’appel pressant à l’ouverture lancé par l’autre moitié de l’Europe. Je suis convaincu que la force des choses marginalisera rapidement ces réticences. En effet, ne nous y trompons pas : la véritable question stratégique dorénavant posée est celle du retour de cette autre Europe dans le concert des nations. Le risque d’un affrontement linéaire bloc contre bloc ayant bien disparu sur le continent, l’objectif prioritaire devient le montage d’un régime politique et de sécurité solidaire, comprenant l’URSS et non spécifiquement dirigé contre elle. Dorénavant, la Russie présente à l’Europe une difficulté d’équilibre, mais plus une menace imminente.
Pour sa part, l’Europe de l’Est a commencé une difficile transition vers l’État de droit et l’économie de marché. Autrement dit, la sécurité et la prospérité dans l’Europe de demain dépendront de la restructuration économique et politique d’un espace européen élargi que nous pouvons aujourd’hui décider. Refuser dès à présent de tracer les grandes lignes d’un avenir commun entre toutes les nations du continent n’est pas seulement politiquement et moralement intenable. Cela irait à rencontre de nos propres intérêts en instituant une nouvelle ségrégation, tout aussi inacceptable que la précédente, entre un réduit ouest-européen démocratique, riche, stable et une sorte de quart-monde déstructuré à l’Est, dont l’instabilité menacerait en permanence la sécurité de nos peuples.
En vérité, nous n’avons pas d’autre choix que d’accepter cette grande et difficile ambition de rassembler toute l’Europe dans un cadre institutionnel unique. Celui-ci pourrait être progressivement installé à l’horizon de la fin de cette décennie, mais il est essentiel que les fondements de son architecture soient dès à présent posés pour ne pas décourager à l’Est l’espoir d’une destinée commune.
L’édification de cette grande Europe passe d’abord par l’amorce d’une coopération paneuropéenne en matière de sécurité. Alors que le défi principal pour celle-ci relève dorénavant des risques d’instabilité et d’escalade des rivalités à l’Est, il serait irresponsable de considérer les nouvelles démocraties comme autant de glacis entre l’Otan et l’URSS. L’intégration communautaire et l’Alliance atlantique ne peuvent répondre directement à ce problème prioritaire. Seule la construction d’un véritable régime de sécurité collectif entre les membres de la CSCE me semble en mesure de combler le vide institutionnel provoqué par la désintégration du Pacte de Varsovie et de fournir une structure abolissant la partition du Vieux Continent.
Le désarmement et l’instauration de mesures de confiance sont les instruments privilégiés de sa réalisation. Avec des contraintes pesant sur le volume et le mouvement des forces, accompagnées de mesures intrusives de vérification et d’inspection, les éléments essentiels d’une sécurité commune seront en place. À ce titre, je me félicite des décisions prises lors du récent sommet de la CSCE tenu à Paris, qui peuvent constituer l’embryon d’une sécurité paneuropéenne, avec la reconnaissance des frontières, la signature du traité FCE, l’institutionnalisation du dialogue à trente-cinq et la création d’un centre de prévention des conflits. Ces efforts doivent être poursuivis et approfondis pour donner un contenu réel aux nouvelles institutions et amorcer une concertation politique permanente dans le sens d’une interdépendance toujours croissante entre nations de l’Atlantique à l’Oural.
Gardons-nous cependant de croire qu’à elle seule la sécurité collective peut garantir à jamais la paix en Europe. Le maintien de nos forces armées adaptées aux nouvelles conditions imposées par le désarmement et surtout la dissuasion nucléaire doivent continuer à garantir que toute faillite des mécanismes paneuropéens ne puisse provoquer, par l’enchaînement de crises et conflits localisés, une déflagration généralisée à l’instar des deux guerres mondiales qui ont ravagé le continent en moins d’un siècle. La Russie, vouée à demeurer une grande puissance européenne et nucléaire, devra être politiquement et militairement équilibrée par les dissuasions française, britannique et américaine, dans le cadre de la sécurité collective.
Un pôle de stabilité ouest-européen
Cela m’amène au second facteur : il va de soi que la mise en page progressive d’un régime de sécurité paneuropéen ne devrait pas se faire au détriment d’une organisation politique et de sécurité à l’ouest du continent. Dans sa vision d’une Europe unie de l’Atlantique à l’Oural, le général de Gaulle avait d’ailleurs fait de la pérennité d’un pôle proprement ouest-européen une condition de l’équilibre continental, compensant l’amoindrissement de la présence américaine. Dans la précarité de la phase actuelle de transition, un pôle de stabilité à l’ouest du continent est nécessaire pour garantir qu’il puisse bientôt être élargi à l’Europe dans son ensemble.
Toutefois, il est à mon sens essentiel de souligner que cette organisation, qu’elle soit militaire dans l’Otan et l’UEO, politique et économique au sein de la CEE, doit être rendue conforme à la grande Europe. Autrement dit, les institutions ouest-européennes, si elles doivent être maintenues et leur fonctionnement amélioré, ne pourront l’être que dans la seule mesure où nous saurons les rendre compatibles avec le système européen élargi.
Au mois de juin dernier, Charles Pasqua, François Fillon et moi-même avions pris l’initiative d’affirmer que face à la mutation historique de l’Europe au-delà de la division Est-Ouest, nous devions avoir le courage de réviser notre approche de la construction européenne dont les modalités et les objectifs datent de l’ordre dépassé de la guerre froide. Notre analyse partait du fait que la poursuite de l’intégration communautaire dans le sens d’une Europe des Douze fédérale tout comme l’intégration militaire accrue de l’Otan destinée à contenir l’Allemagne allaient à contre-courant de l’histoire. Cette politique ne peut en effet conduire qu’à une nouvelle division du continent, empêchant de saisir la chance qui nous est enfin donnée pour construire la grande Europe. Je constate aujourd’hui que les faits sont en passe de trancher cette question.
Les observateurs les plus pertinents admettent désormais que la transformation de la Communauté en un système fédéral, selon l’idée que se font encore certains des « États unis d’Europe », n’est pas un objectif réaliste dans la nouvelle donne européenne. Déjà l’Autriche, Chypre, la Turquie et la Norvège frappent à la porte des Douze. Au nom de quels principes pourrions-nous demain refuser aux pays de l’Est de nous rejoindre alors que s’achèvera leur passage à la démocratie et à l’économie de marché ?
Devenue un pôle d’attraction irrésistible avec le vide institutionnel, politique et économique dans lequel se trouve plongée une moitié de l’Europe, la Communauté est obligée de réviser sa destinée. Dans l’immédiat, il importe certes d’éviter sa dilution, ne serait-ce que pour qu’elle soit à même de conserver dans les années à venir une structure d’accueil solide. Sans doute convient-il de poursuivre la marche entamée vers l’union politique des Douze pour conduire à une capacité d’action commune dans l’arène internationale, par la mise en place d’un processus intergouvernemental de coordination des politiques étrangères et de sécurité.
Mais union politique et union économique ne sauraient conduire à l’abaissement des nations, au risque de couper une fois encore l’Europe en deux. Pour ce qui est du domaine militaire qui nous intéresse ici, l’échec de la Communauté européenne de défense des années 50 ne doit pas être réitéré. Il s’agira donc bien de mettre en œuvre une coopération en matière de sécurité au sein des Douze et de l’UEO, la défense continuant de relever du domaine national, sans pour autant exclure la coordination des efforts ou même la constitution de forces opérant conjointement à l’occasion d’interventions extérieures, à l’est ou au sud, en fonction des circonstances. L’union des Douze devrait ainsi revenir à un arrangement de sécurité commune à partir des capacités de défense nationales, non grâce à leur fusion, et auquel l’association des autres États d’Europe devra être envisagée. Le respect des souverainetés sera ainsi assuré, puisque toute action d’importance restera subordonnée à l’unanimité des membres.
Que l’on me comprenne bien : il ne s’agit là ni d’une renationalisation des politiques de sécurité, ni de la constitution d’une défense européenne intégrée censée remplacer l’Otan, mais bien d’une voie réaliste qui respecte les nations dans la grande Europe. Au sein de cette union à la fois plus souple et dotée d’un véritable contenu, la France et la Grande-Bretagne — aux côtés de l’Allemagne — seraient à même de faire entendre un point de vue spécifiquement européen, notamment sur les questions essentielles touchant à la dissuasion nucléaire en cas de coopération entre les deux pays.
C’est à mon sens la seule voie vraiment adaptée à l’Europe de demain, la seule réellement compatible avec l’unité du continent de l’Atlantique à l’Oural. Elle permettrait à l’Europe de constituer une entité capable d’assurer la conduite politique et stratégique de ses propres affaires.
Pour sa part, l’Otan devra également être rendue conforme à la grande Europe si nous voulons qu’elle puisse continuer à fournir un cadre au maintien d’une participation résiduelle des États-Unis à l’équilibre général sur le continent. Cela suppose un assouplissement de l’intégration politique et militaire de l’Alliance atlantique et une diminution significative de l’influence américaine dans ses mécanismes. Après bien des hésitations, il semble que nos alliés américains en viennent à la même conclusion. L’Alliance reviendrait ainsi à la structure plus légère qui était la sienne avant les débuts de la guerre froide, et dans laquelle les Européens occuperaient alors une place de premier plan.
C’est à ce prix que son rôle pourra être maintenu malgré le bouleversement européen en cours : celui d’assurer un lien de sécurité entre les États-Unis et l’Europe avec le maintien d’un contingent réduit, voire symbolique, de forces américaines. La diminution du champ des compétences du commandement intégré pourrait ainsi permettre la cohabitation à l’ouest du continent de deux organismes de sécurité complémentaires : une Otan profondément reconfigurée pour le « couplage » transatlantique et une structure proprement européenne appelée à devenir prépondérante grâce à l’UEO et l’extension des compétences communautaires avec l’union politique des Douze.
La renaissance des Nations
J’en viens à présent, pour conclure, au troisième et dernier facteur : il découle de tout ce qui précède mais n’en revêt pas moins, et à lui seul, une importance primordiale. Il tient à ceci : le défi majeur auquel nous avons à répondre dès à présent en Europe est en fin de compte d’accepter le retour en force des nations dans toute reconstruction de l’ordre politique et de sécurité sur le continent.
Les quatre décennies de l’après-guerre ont étouffé nations et patries aux origines parfois séculaires. Il faudrait aujourd’hui être insensible au vent de l’histoire pour ne pas être frappé par l’extraordinaire vitalité des identités libérées du carcan des blocs. C’est vrai en Europe de l’Est où le démantèlement des troupes soviétiques marque le recouvrement des souverainetés. C’est vrai aussi en Union Soviétique où les républiques aspirent à l’autonomie, voire à l’indépendance.
Avec la rupture qui nous fait passer d’une conception bornée de l’Europe, où les acteurs étaient contraints par solidarité ou discipline, à un univers où les États sont en mesure de s’exprimer et de façonner l’avenir, une parenthèse s’est refermée sur le continent. Mais l’ancien ordre a entretenu bien des illusions. À l’Est comme à l’Ouest, certains ont cru pouvoir nier ou niveler les identités nationales : elles reviennent avec une force insoupçonnée.
Acceptons à présent une fois pour toutes qu’aucune structure institutionnelle durable ne soit édifiée en Europe sans reconnaissance du caractère irréductible des États, qui sont en dernière instance le seul espace où l’exigence de démocratie peut réellement s’exercer. Mais ne perdons pas de vue que la distribution des peuples est loin de coïncider en Europe avec la carte des États, ni que la frontière est toujours étroite entre la légitimité des entités nationales et la résurgence des nationalismes rivaux qui ont déchiré le continent.
L’enjeu majeur de cette fin de siècle sera donc de reconnaître la légitimité des nations, en évitant le retour aux instabilités de l’Europe d’avant 1914 qui ont conduit aux deux déflagrations mondiales. Y répondre suppose de relancer une réflexion en profondeur sur la définition même du sentiment national, écartant tout repli sur une conception étriquée, fermée de la nation pour en faire au contraire un barrage au nationalisme et à la xénophobie.
L’équilibre européen à instaurer devra d’autre part obligatoirement passer par la construction de nouvelles structures institutionnelles pour renforcer la coopération entre les États dans le respect de leur originalité et de leur diversité. L’interdépendance politique, économique et de sécurité doit conditionner le retour des nations.
Leur souveraineté dans la grande Europe assurera le libre choix des interdépendances.
Sur le plan de l’organisation politique et de sécurité du Vieux Continent, il s’agira donc de trouver la voie d’une unité de l’Atlantique à l’Oural permettant de structurer les relations européennes aux trois niveaux complémentaires d’un nouvel ordre collectif : le national, l’occidental dans le cadre de l’Otan comme dans celui des Douze, et le paneuropéen avec l’Europe de l’Est et l’Union Soviétique. ♦