En octobre 1990, nous publiions les réflexions de l'amiral Bernard Louzeau avant qu'il quitte les fonctions de chef d'état-major de la marine. Depuis l'été 1990, que de bouleversements se sont produits, modifiant profondément les conditions géostratégiques mondiales ! Pour l'auteur, actuel chef d'état-major, il est nécessaire aujourd'hui de donner à la Marine un cadre nouveau, mieux adapté aux réalités présentes et futures de notre défense. Appelant notre attention sur la situation de notre Marine, il nous indique les grandes inflexions qu'il souhaite lui donner.
Au-delà des vagues
Selon les Anciens, aller trop loin en mer c’était risquer d’en atteindre les bords pour être ensuite précipité aux Enfers. Pourtant, quatre siècles avant notre ère, le Carthaginois Hannon eut assez d’audace pour affronter l’inconnu qui s’ouvrait au-delà des colonnes d’Hercule. Le XVe siècle croyait encore communément à la mer torride bouillonnant à l’équateur, le rendant infranchissable. Henri le Navigateur lança pourtant ses navires vers le Sud. Au Portugal revinrent alors la gloire des premières grandes découvertes et les richesses du fructueux commerce des épices. Pour explorer ces nouveaux mondes, les marins s’efforcèrent de dompter toujours mieux la force du vent qui pouvait seule propulser leurs navires. Au XIXe siècle, leur art avait atteint une perfection que les innovations techniques rendirent vaine. Une certaine marine devait disparaître. Une autre naquit alors sous l’impulsion tenace et géniale d’une nouvelle génération de marins et d’ingénieurs.
Dans une apparente complexité, le monde issu de la dernière guerre mondiale était simple. Le bloc soviétique s’opposait en Europe au monde occidental regroupé dans une structure militaire intégrée, sous le parapluie nucléaire américain. Pourtant, nos gouvernements de la fin des années 50 décidèrent de construire deux porte-avions que les tâches assignées par l’Alliance ne justifiaient guère. Le rôle qu’ils ont joué depuis quinze ans montre la pertinence de cette décision. De même, la France des années 60 résolut de se doter d’une force nucléaire indépendante et de construire une composante stratégique sous-marine en dépit de l’opposition de larges fractions de l’opinion. Cette force océanique stratégique est aujourd’hui le pivot de la force de dissuasion qui fonde notre politique de défense.
Des responsables de jadis et d’hier ont eu assez d’audace et de clairvoyance pour s’abstraire du contexte immédiat de leur époque et porter leur regard au-delà des vagues qui agitaient l’instant et masquaient l’avenir. À nous aujourd’hui de tenter l’exercice, alors que nos anciennes références s’estompent sans qu’il soit possible de bien discerner encore les contours du paysage qui se modèle chaque jour. À la menace majeure mais figée du Pacte de Varsovie se substitue désormais un éventail de risques largement diversifiés dans un climat d’inquiétude, voire de désarroi, tandis que se recomposent les grands ensembles géopolitiques. Il faut préparer aujourd’hui la marine adaptée au monde nouveau en train de naître et conduire, au-delà des agitations éphémères, une démarche résolument prospective.
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