Discours du Premier ministre devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 3 septembre 1992.
Construction européenne et intérêt de la France
Laissez-moi d’abord vous dire le plaisir que j’éprouve à prendre la parole devant vous, me conformant ainsi à la tradition qui veut que le Premier ministre ouvre vos travaux, en s’exprimant dans le cadre fixé par le chef de l’État, chef des armées.
Vous venez d’horizons très divers ; c’est un gage d’ouverture et d’efficacité. C’est aussi la preuve que ces problèmes de défense et de sécurité intéressent au-delà de la sphère strictement militaire. Les questions stratégiques doivent être, dans les États démocratiques, des questions de société, librement débattues. La sécurité est l’affaire de tous, et l’IHEDN contribue à diffuser la réflexion, dans un domaine où elle est plus que jamais indispensable.
Beaucoup de nos certitudes ont été remises en cause. Nos réflexes habituels de pensée sont bousculés. Les concepts et les organisations de défense évoluent. C’est pourquoi je voudrais d’abord cerner les caractéristiques de ce monde nouveau dans lequel nous devons nous situer, pour en déduire quelques conséquences sur l’organisation de notre sécurité.
Le nouveau contexte géostratégique
Un ordre ancien est mort, celui de Yalta, et nous nous en félicitons tous. Après que les « dominions » d’Europe centrale et orientale se sont émancipés, le coup d’État manqué du 19 août 1991 a précipité l’éclatement de l’Union Soviétique. Ce vaste ensemble s’est disloqué, et la CEI a pris le relais sans que l’on puisse dire encore que les nouvelles structures politiques et militaires soient définitivement fixées.
Cette implosion s’est faite dans un calme relatif. Loin de vivre l’apocalypse que d’aucuns avaient annoncée, nous avons pu enregistrer l’allégement de certaines tensions et la conclusion d’accords permettant de mieux prévenir les conflits.
La disparition de l’affrontement Est-Ouest a libéré l’Europe en particulier, et l’Occident en général, de la menace de conflit majeur qui obstruait leur horizon depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cela s’est traduit concrètement par le retrait du centre de l’Europe des forces ex-soviétiques ; achevé au printemps 1991 pour la Tchécoslovaquie et la Hongrie, il se poursuit comme prévu en Allemagne et en Pologne. L’évolution des discussions en cours entre les parties laisse à penser que cette question pourrait également se régler dans le respect des souverainetés pour les républiques Baltes. Souvenons-nous que le président de la République a été le premier à soulever cette question lors de son voyage de mai 1992 dans les pays Baltes.
L’allégement des tensions n’est pas seulement sensible en Europe. La disparition de l’antagonisme Est-Ouest a mis un terme à la compétition par pays du Tiers-Monde interposés, permettant le rapprochement des belligérants et l’intervention efficace de l’Organisation des Nations unies. Je ne citerai qu’un seul exemple : les accords de Paris sur le Cambodge, signés le 23 octobre 1991, accompagnés d’un engagement sans précédent des Nations unies. La France, qui a été le principal artisan de la négociation, ne peut que s’en féliciter.
L’ordre injuste de Yalta n’est plus ; un nouvel ordre international est annoncé, mais il est loin d’être achevé. Nous nous trouvons donc dans cette phase intermédiaire, exaltante et inquiétante à la fois : une menace majeure a disparu, mais des formes d’instabilité nouvelles apparaissent avec le réveil des nationalités, nouvelle source possible de conflits.
L’accession à la souveraineté pleine et entière des républiques de la défunte Union Soviétique a eu pour corollaire l’incertitude quant au devenir de son arsenal nucléaire. Le président de la République s’est fait l’écho de cette préoccupation il y a tout juste un an. Le protocole signé à Lisbonne, scellant l’engagement de dénucléarisation des républiques de la CEI, Russie exclue, constitue une étape essentielle sur la voie à suivre. Pourtant, l’incertitude qui pèse sur le devenir de ces armes est préoccupante et j’y reviendrai, mais elle n’est pas la seule incertitude ni celle qui frappe le plus les opinions.
Tous les continents, de manière toujours dramatique pour les populations, sont exposés à des formes multiples d’instabilité. La guerre continue de faire rage dans le Tiers-Monde. Elle a également resurgi sur notre continent, d’où elle avait disparu depuis plus de 40 ans.
Dans certains cas, le choix de la partition, même si on le déplore, s’accomplit dans le respect du droit et des principes démocratiques : je pense à la Tchécoslovaquie.
Malheureusement, l’intolérance, l’esprit de revanche et le réveil d’inimitiés ancestrales accompagnent souvent ce mouvement de l’histoire. C’est ainsi que l’on s’affronte dans le Caucase et en Moldavie. À notre porte, l’éclatement de la Fédération yougoslave a fait de ce pays un champ de bataille, d’abord en Croatie, surtout en Bosnie-Herzégovine aujourd’hui, demain peut-être au Kosovo. L’affrontement est impitoyable, avec son cortège de tragédies et de massacres, avec le déplacement et l’incarcération massive de populations civiles, dans des conditions qui sont absolument inadmissibles, et que la France, est-il besoin de le redire, ne tolérera jamais.
La visite du président de la République à Sarajevo a permis d’ouvrir la voie aux vivres et aux médicaments ; elle a manifesté avec panache la réprobation internationale de l’oppression et le soutien aux populations assiégées.
Dans le cadre des organisations européennes et de l’Onu, la France est à la pointe du combat pour le rétablissement de la paix dans cette région par la mise au point d’une solution négociée. Avec près de 3 000 hommes, elle dispose du plus fort contingent sur le terrain ; malheureusement, six de nos soldats ont déjà payé de leur vie l’action pacificatrice de la France ; je salue, à nouveau, devant vous, leur mémoire.
Les foyers d’instabilité, de désordre et de détresse ne se limitent pas à l’Europe. La violence tue aussi en Irak ou au Sri Lanka. En Somalie, l’aide humanitaire, apportée notamment par la France, est malheureusement distribuée sous la surveillance de factions armées.
Fin de la tension Est-Ouest et montée en puissance des organisations internationales d’un côté ; apparition de conflits interethniques et renaissance belliqueuse des nationalités d’autre part ; nous sommes au confluent du désordre et du droit, et c’est à nous notamment qu’il revient de mettre un terme au premier en imposant le second. C’était le sens de notre engagement dans la guerre du Golfe ; cela demeure le fondement de notre action.
Sommes-nous prêts à assumer cette mission inédite dans l’histoire ? Les sociétés occidentales en sont-elles capables ? La question est décisive pour l’avenir : il s’agit de nous mettre au service de la paix et du droit, c’est-à-dire de l’humanité tout entière, avec le mandat et sous le contrôle de l’Organisation des Nations unies. Nous n’agissons pas seuls sur mandat de l’Onu, comme le montrent les actions dans lesquelles nous sommes aujourd’hui engagés.
Face à l’Irak, conformément à la résolution 688, nous avons décidé de déployer des avions, en liaison avec l’Arabie Saoudite et nos alliés ; ce bouclier aérien doit mettre fin aux exactions dont les populations civiles chiites sont victimes.
En Yougoslavie, la situation est tout autre ; les factions rivales, des milices, sont étroitement imbriquées et fondues dans la population civile, qui est la première victime des violences… C’est pour cela que nous ne devons pas ajouter la guerre internationale à la guerre civile.
À la Conférence de Londres, nous avons donc œuvré pour que l’Europe définisse des actions très précises, dont nous attendons qu’elles ramènent la paix et mettent un terme aux souffrances : déploiement d’observateurs au Kosovo et au Sandjak ; mise en place d’observateurs également aux frontières de la Bosnie avec la Serbie et le Monténégro ; supervision du désengagement des armes lourdes ; protection des convois humanitaires. Dans le même temps, il est envisagé d’interdire les vols militaires au-dessus de la Bosnie.
Toutefois si l’action internationale est affaire de moyens, elle est aussi affaire de détermination : avons-nous cette détermination ?
Nos sociétés sont fragiles ; elles sont vulnérables parce qu’elles dépendent, à l’intérieur, d’infrastructures et de réseaux de toute nature d’une complexité croissante ; à l’extérieur, de pays étrangers, fournisseurs et clients, qui étendent cette vulnérabilité sur toute la surface du globe.
Nos sociétés sont également vulnérables psychologiquement. La puissance des moyens d’information unifie l’espace et accélère le temps. Cette réalité nouvelle peut renforcer les solidarités, aider à la justice et à la transparence ; mais elle peut aussi, inconsciemment, amorcer les mouvements de peur ou de panique.
C’est donc en renforçant la cohésion sociale, en développant le sens de l’intérêt supérieur du pays, que nous pourrons le mieux combattre ces tentations. Par là même, nous renforcerons notre capacité de résistance aux actions de subversion ou de chantage, aux pressions qui pourraient être exercées par telle ou telle faction.
C’est encore plus important si nous devons participer, ainsi que je le souhaite, à l’édification d’un ordre international de droit et de paix. Le consensus qui a entouré notre défense doit également s’appliquer à l’engagement de la France en faveur de la paix. Cela fait partie du « renouveau civique » dont j’ai déjà dit à quel point il me paraissait déterminant pour les années à venir.
Ce panorama succinct des questions de sécurité montre que nous nous trouvons dans une situation à la fois nouvelle et évolutive.
L’adaptation de notre outil de défense
Notre outil de défense doit s’adapter, en épousant les mutations qui s’opèrent sous nos yeux : avec prudence, car si les risques d’hier s’estompent, il nous faudra du recul pour être sûrs que cela est irréversible ; avec prévoyance, car les menaces de demain pourraient nous surprendre, dans un monde où l’incertitude constitue par elle-même un danger supplémentaire.
Le souci d’écarter la menace que faisait peser sur nous le déséquilibre massif des forces nucléaires et conventionnelles en Europe a disparu en tant qu’impératif principal de notre défense. Cependant, face à un éventail plus large de menaces potentielles, les grandes missions de notre défense restent aussi exigeantes : protéger nos intérêts vitaux par la dissuasion, développer une capacité d’action en Europe et hors d’Europe, pour défendre l’ensemble de nos intérêts dans le monde, dans le cadre de nos alliances.
Adapter nos moyens pour mieux remplir nos missions, les concentrer en un dispositif efficace, déterminer au juste niveau les dépenses que cela entraîne : c’est l’objet de la réflexion engagée avec le projet de loi de programmation militaire préparé par M. Pierre Joxe, auquel je tiens à rendre hommage pour la qualité de son action au ministère de la Défense. Sans entrer dans les détails, je me contenterai de rappeler trois directions dans lesquelles cette réflexion nous engage.
Il faut réaffirmer le caractère essentiel de notre force de dissuasion nucléaire. L’arme atomique reste le socle de notre sécurité. Elle doit être maintenue dans un état de suffisance, c’est-à-dire qu’elle doit faire peser sur quiconque voudrait nous attaquer une menace suffisamment grave pour qu’il en soit dissuadé. C’est l’arme qui interdit la guerre. Alors que dans le monde subsiste, malgré les progrès des négociations entre l’Est et l’Ouest, un arsenal désormais réparti entre un plus grand nombre de puissances, la France doit conserver à cette garantie ultime toute sa crédibilité.
Cela nous amènera, alors que nos programmes avaient été conçus sous le signe d’une menace principale à l’Est, à tenir compte des changements intervenus dans le monde.
Notre capacité de gestion des crises et d’intervention armée doit être améliorée. La qualité de l’information, la rapidité et l’efficacité de l’action, la capacité à projeter des forces, sont devenues cruciales si l’on veut maîtriser les situations, prévenir l’extension des conflits et rétablir la paix en exposant le minimum de vies humaines. Pour y parvenir, nos armées doivent s’engager dans une modernisation et une restructuration de longue haleine.
Le renseignement, pour lequel une direction unique a été créée au ministère de la Défense, le développement des moyens d’observation, notamment les satellites, constituent un préalable qui fait l’objet de programmes ambitieux.
Pour développer nos capacités opérationnelles en Europe et hors Europe, nos forces sont en cours de regroupement sous l’autorité d’états-majors interarmées. Les unités sont dotées de moyens de transport accrus et organisées pour pouvoir intervenir loin de nos frontières avec le maximum d’efficacité.
Enfin, l’armée de conscription doit être valorisée. Le service national, qui concrétise l’engagement des citoyens dans la défense commune, reste un principe fondateur de notre organisation militaire. Il doit trouver toute sa place dans une armée marquée par la spécialisation et la technicité croissante des opérations. Le service de dix mois, le volontariat pour servir hors du territoire français, la réorganisation des réserves, et d’autres innovations, sont conçus dans cette perspective.
L’ensemble de ces développements, que je n’ai fait qu’esquisser ici, nous dotera d’une armée plus apte à répondre aux défis d’aujourd’hui. Autrefois nous redoutions l’invasion venue de l’Est ; maintenant nous devons regarder loin de nos frontières, agir dans l’urgence, pour maintenir la paix et parfois rendre possible l’action humanitaire dans le cadre du droit international. En somme, nous passons d’une posture de défense à une stratégie plus large de sécurité.
Aux missions traditionnelles de nos armées, des ambitions nouvelles viennent ainsi s’adjoindre. Il s’agit de contribuer à maîtriser les explosions de violence qui menacent les intérêts de la France ou qui, par leur nature, révoltent la conscience universelle et appellent une action internationale. Ce souci de la paix, heureusement, progresse aussi par la diplomatie, et je voudrais maintenant évoquer la maîtrise des armements et la lutte contre la prolifération.
Maîtrise des armements et lutte contre la prolifération
Maîtrise des armements
Ces douze derniers mois ont été marqués par les progrès spectaculaires du désarmement nucléaire américano-russe ; l’accord de principe intervenu au sommet de Washington du 16 juin dernier, revêt une grande importance ; il s’agit de réduire les arsenaux stratégiques, qui passeront de 12 000 à 3 500 ou 3 000 têtes nucléaires.
Cette décision reconnaît implicitement l’inutilité militaire d’arsenaux nucléaires démesurés ; partant, elle valide notre conception de la suffisance en matière de dissuasion ; notre outil nucléaire y gagnera en crédibilité, pourvu qu’il continue de s’adapter aux mutations technologiques et aux évolutions conceptuelles en cours.
Prenant acte de l’amélioration de l’environnement de sécurité, la France a marqué par des gestes significatifs l’importance qu’elle accorde au désarmement. C’est ainsi qu’elle a décidé le démantèlement anticipé des missiles Pluton et le non-déploiement des missiles Hadès. Dans cet esprit, le 8 avril dernier, j’annonçais devant le Parlement la décision du président de la République de suspendre, pour cette année, les essais nucléaires dans le Pacifique, et j’ajoutais : « En 1993, nous verrons bien si l’exemple a été suivi et si la raison a progressé ». Soyez assuré que le président de la République et moi-même suivons avec attention et lucidité les conséquences de la décision prise.
Nous continuons à œuvrer activement pour l’élimination et la prohibition des armes chimiques et biologiques. Conséquence de la Conférence de Paris de janvier 1989, la signature de la convention d’interdiction des armes chimiques pourrait intervenir au début de l’année prochaine. Dans le domaine de l’arme biologique, la France a proposé en septembre 1991 de renforcer les dispositions du traité d’interdiction générale de 1972.
Un accord majeur de réduction des armements conventionnels a été signé au sommet de Paris en 1990. Sa ratification est aujourd’hui quasi générale. Cette avancée ouvre la voie aux nouveaux objectifs fixés par la CSCE, lors de la réunion des chefs d’État et de gouvernement à Helsinki, en juillet 1992. Il s’agit de réduire ou maintenir les forces armées des États signataires à un niveau minimal et de négocier de nouvelles mesures de confiance visant à assurer la transparence, qu’il s’agisse des effectifs, des structures et des équipements des forces armées, ou des politiques, des doctrines et des budgets militaires.
Un effort parallèle, non moins important, devra être consenti en vue de renforcer la coopération en matière de sécurité. Le désarmement conventionnel ne saurait en effet connaître de progrès nouveaux en Europe si, parallèlement, des conflits de toute nature s’y multipliaient entre États ou entre nations relevant d’un même État, comme cela se produit aujourd’hui.
Comme la France l’a proposé à Helsinki, l’établissement d’un code de conduite régissant les relations mutuelles concernant la sécurité devra déboucher un jour sur un véritable traité de sécurité. De même, il est souhaitable que le projet français de Cour de conciliation et d’arbitrage soit prochainement retenu.
Lutte contre la prolifération
La fin de la guerre froide, la disparition des blocs et la reconversion des structures militaires, ont mis sur le marché une partie des arsenaux existants. La prolifération des armements nucléaires, chimiques et biologiques, mais aussi balistiques et classiques, augmente l’instabilité du monde ; pour la France, elle représente une double menace. D’abord, on ne peut exclure contre notre territoire national, et pas seulement en métropole, des actions de type militaire, comme des tirs de missiles ou des attaques aériennes. Ensuite, il est essentiel que nos forces engagées dans des actions extérieures disposent d’une large supériorité qualitative ; sans cette avance, notre efficacité dans la gestion militaire d’une crise serait remise en cause.
Dans le domaine de la lutte contre la prolifération, les choses progressent et la volonté politique de la France n’y est pas étrangère. Le président de la République a énoncé, le 3 juin 1991, un véritable plan, dont je voudrais rappeler les lignes essentielles. Nos objectifs sont clairs : l’arme chimique doit être éliminée ; l’arme bactériologique ne doit pas être fabriquée ; la non-dissémination des armes nucléaires est un impératif majeur.
Même si notre décision d’adhérer au traité de non-prolifération nucléaire est récente — 1991 —, nous en appliquons depuis l’origine toutes les prescriptions, puisque nous avions choisi de participer activement au « groupe des fournisseurs nucléaires ».
La diffusion des technologies balistiques doit être strictement contrôlée, dans la mesure où elles peuvent être utilisées à des fins agressives. Nous avons pour cela contribué à convaincre un certain nombre de pays d’adhérer au régime de surveillance des technologies balistiques ; depuis cette année, tous les membres de l’Agence spatiale européenne y participent.
En ce qui concerne les armes dites classiques, il convient de préserver ou d’instaurer partout, et pas seulement en Europe, l’équilibre des forces ; les exportations d’armement doivent donc être strictement contrôlées et effectuées dans le respect du principe d’équilibre régional.
L’Europe de la sécurité
De toutes les évolutions que nous venons de vivre à l’échelle mondiale et qui conditionnent notre sécurité, celle de l’Europe a été la plus fulgurante. C’est aussi celle qui nous touche de plus près.
Quelle accélération de la marche de l’histoire, depuis la chute du mur de Berlin ! Et pourtant, le temps n’est pas si loin où la sécurité de l’Europe de l’Ouest dépendait de l’équilibre nucléaire entre deux alliances, et où cette Europe, réputée incapable d’assurer elle-même sa sécurité, était trop souvent traitée comme un « nain politique », comme un enjeu, comme un objet, n’ayant pas la maîtrise de son propre destin !
Certes la France, en se dotant d’une capacité autonome de dissuasion nucléaire, avait introduit dans ce système une volonté d’indépendance, qui lui permettait de témoigner pour l’avenir, en se dressant, au besoin, contre la logique des blocs.
Dans un passé plus récent, à l’initiative du président de la République François Mitterrand et du chancelier Helmut Kohl, la sécurité était devenue partie intégrante des relations franco-allemandes. Dès 1983, à l’occasion du 20e anniversaire du traité de l’Élysée, la coopération militaire franco-allemande était relancée. La vocation européenne de notre défense était ainsi affirmée, comme elle l’était dans le resserrement progressif de la coopération avec nos partenaires de l’Union de l’Europe occidentale.
Désormais, avec la réunification de l’Allemagne, avec la disparition du bloc soviétique, une Europe qui a effacé sa déchirure cherche les moyens de s’organiser pour préserver la paix en son sein et développer une coopération internationale allant de Washington à Moscou, en passant par Londres, Paris ou Varsovie.
Nous avions raison, nous Français, de penser à cette Europe d’après Yalta, de nous efforcer d’anticiper, pour jeter les bases de l’organisation dont elle aurait besoin. Celle-ci doit prendre la forme d’une imbrication souple et pragmatique entre diverses enceintes de coopération, notamment la CSCE, l’Otan, l’UEO.
J’y reviendrai dans un instant, car je voudrais d’emblée souligner que dans cet ensemble de pays, dont les héritages historiques, les niveaux de développement économique, les équilibres institutionnels, restent encore très disparates, la France est au cœur d’un groupe homogène le plus capable de définir des objectifs communs et d’offrir aux autres pays européens un modèle de stabilité, de sécurité, de démocratie et de développement. Je veux parler, bien sûr, de la Communauté européenne.
À l’heure où le débat sur la ratification du traité de Maastricht place, en France comme chez nos partenaires, l’Europe à la croisée des chemins, je voudrais que l’on n’oublie pas que l’une des perspectives tracées par le traité est la vocation de l’Union européenne à avancer dans la voie d’une défense commune.
Pour l’Europe communautaire, et pour la France, ce sera une garantie supplémentaire pour une paix durable. Ce sera aussi le moyen de consolider notre indépendance dans le monde, de mieux faire respecter nos intérêts, de protéger notre modèle de civilisation. Pour les autres pays d’Europe, en proie à l’instabilité ou à la résurgence de conflits nationaux et ethniques, ce sera la promesse d’un pôle de puissance mis au service de la paix et du respect des droits de l’homme. Croyez-le bien, à Varsovie ou à Budapest, les peuples en sont d’accord, car ils savent le profit qu’ils tireront, pour leur propre sécurité, d’un pôle européen de stabilité.
C’est d’abord en renforçant la Communauté, comme le traité de Maastricht nous le permet, que nous pourrons le mieux tendre la main aux pays du reste de l’Europe, notamment d’Europe orientale. Naturellement, la construction de cette identité européenne de défense sera progressive. Le traité fixe un rendez-vous aux États en 1996, pour tirer les leçons des progrès réalisés. Dans ses modalités, ce processus s’appuiera sur l’UEO, dont les mécanismes de coopération militaire seront renforcés.
Le projet du corps d’armée européen s’inscrit directement dans cette logique. Il matérialise le rapprochement franco-allemand ; il offre à l’UEO un modèle pour une coopération militaire plus étroite entre États membres. Au niveau atlantique, il renforce le rôle et les responsabilités des Européens dans l’Alliance.
Cette organisation militaire permet de concilier souveraineté nationale et construction européenne. Les unités composant ce corps, et en particulier la division française qui en fera partie, resteront sous commandement organique purement national ; mais ces unités seront affectées au corps européen, c’est-à-dire qu’elles seront en permanence subordonnées au général commandant ce corps, pour préparer leur engagement sur le terrain, sous ses ordres et celui de son état-major. Ce corps relèvera essentiellement de l’UEO, mais il pourra aussi être engagé en tant que tel sous le contrôle opérationnel de l’Otan, en application de l’article 5 du traité de Washington.
Par ailleurs, née d’une idée française, la coopération « UEO » dans le domaine spatial se précise. Les renseignements recueillis par satellite vont être collectés dans un centre implanté en Espagne. À ce jour, la France, l’Espagne et l’Italie ont accepté de mettre à la disposition de ce centre les données en provenance du futur satellite Hélios. De plus, les études pour la définition d’un système satellitaire d’observation, dont l’UEO devrait se doter en propre, ont été lancées.
Au-delà de la défense de la communauté, une vocation essentielle de l’UEO sera de pouvoir agir pour le compte de l’Union européenne dans les opérations humanitaires, de maintien ou de rétablissement de la paix.
Les capacités de l’UEO dépendent en grande partie de ses équipements, et donc de la politique industrielle des pays qui la composent. L’industrie de défense française est à la pointe de la technologie ; elle occupe une place reconnue sur le plan international, mais elle est aujourd’hui confrontée à des difficultés qui proviennent notamment de la réduction des débouchés à l’exportation. Pour relever ces défis, l’industrie d’armement doit évoluer. Elle doit notamment intégrer elle aussi de façon déterminante la dimension européenne. En ce domaine, la concurrence sauvage serait pernicieuse pour les Européens. Nous devons chercher à être les meilleurs, sans doute, mais l’addition des moyens au sein de l’Europe nous rendra tous plus performants.
Des accords de coopération doivent être recherchés, pour partager les coûts, et les complémentarités industrielles doivent jouer aussi bien au stade de la recherche et du développement qu’à celui de la production. La recherche de coopérations sur les programmes doit être complétée par une politique d’achats croisés, impliquant un certain degré de spécialisation des industries nationales.
Au-delà de la Communauté et de l’UEO, les institutions qui ont vocation à traiter de la sécurité sur notre continent doivent évoluer dans une perspective de complémentarité.
La CSCE revêt à nos yeux une place tout à fait particulière : elle réunit l’ensemble des États qui sont partie prenante à la sécurité du continent et leur offre la garantie de leur égale souveraineté ; elle met l’accent sur les liens entre sécurité et droits de l’homme, et mise avant tout sur le dialogue et la prévention. Le sommet d’Helsinki est venu consacrer le rôle central de la CSCE en matière de maintien de la paix ; ses institutions et ses capacités ont été renforcées, mais son fonctionnement doit être encore amélioré si l’on veut accroître son efficacité.
En ce qui concerne l’Otan, le président de la République rappelait il y a un an notre attachement au maintien d’une présence américaine en Europe, qui n’est pas le simple avatar d’une guerre froide oubliée ; elle est le signe tangible qui unit les deux rives de l’Atlantique.
Avec l’effondrement du Pacte de Varsovie et de l’Union Soviétique, certains ont cru que l’Otan avait perdu toute raison d’être. D’autres imaginent qu’il faut, pour qu’elle survive, lui découvrir de nouvelles missions. La France ne partage pas ces visions extrêmes ; elle tient à préserver le caractère spécifique de l’Alliance. L’essentiel à ses yeux, la légitimité de cette association transatlantique, est d’établir un lien permanent entre la sécurité de l’Amérique du Nord et celle de l’Europe.
C’est pourquoi en novembre dernier, à Rome, la France a été signataire d’un document définissant le nouveau concept stratégique de l’Otan. Il reconnaît que d’autres institutions, en particulier la CSCE, la Communauté européenne et l’UEO, ont un rôle à jouer dans les domaines de la défense et de la sécurité en Europe ; l’UEO, et même dans certains cas l’Otan, pourront ainsi mettre des moyens à la disposition de la CSCE, au profit de l’action humanitaire, mais aussi pour le maintien ou le rétablissement de la paix.
Telle est donc l’architecture souple qui se dessine aujourd’hui en Europe, et qui permet à la Communauté européenne de s’inscrire dans un ensemble à dimension continentale, sans qu’une institution devienne la concurrente de l’autre.
Conclusion
Vous avez la chance d’aborder ces problèmes à un moment où les évolutions en cours appellent à un réexamen réaliste des dossiers de la situation internationale. Je vous invite donc à conduire votre réflexion en toute liberté, et en prenant en compte toutes les composantes de la défense, en particulier économiques et sociales. Je vous invite aussi à placer cette réflexion sous le signe de la construction de l’Union européenne.
En ce qui concerne la défense et la sécurité, la France sera plus forte avec ses partenaires que toute seule. La défense est au cœur de la souveraineté des États. Il n’est pas vrai, quoi qu’on ait pu entendre ici ou là, que le traité de Maastricht, introduisant la sécurité dans les ambitions européennes, remet en cause par là même la souveraineté des États membres ; c’est même précisément l’inverse. Ce traité permet au contraire que l’Europe marche enfin sur deux pieds : poursuivant l’intégration économique, il y ajoute la coopération politique entre les États membres, notamment dans le domaine de la sécurité, dont il confie la responsabilité non pas à une instance administrative, mais aux institutions intergouvernementales — Conseil européen, Conseil des ministres — responsables démocratiquement devant leurs peuples respectifs et contrôlées par les Parlements nationaux. La souveraineté est entière, cependant que la coopération est un multiplicateur de puissance.
C’est cette idée simple qui, en ce domaine, comme dans d’autres, fonde ma conviction que la poursuite de la construction européenne coïncide avec l’intérêt de la France. ♦