Présentation
Il est naturel que les changements fondamentaux intervenus dans le contexte international conduisent à une réflexion sur tous les choix faits jusqu’à présent concernant la défense. Il est naturel aussi, par conséquent, que cette réflexion porte d’abord sur le nucléaire militaire et sa doctrine d’emploi, puisque la France en a fait l’instrument d’une stratégie de dissuasion qui a garanti, depuis des décennies, sa sécurité et sa liberté. En ce domaine, qui est essentiel puisque la survie du pays y est en cause, on ne saurait admettre ni tabou, ni préjugé, ni dogme, et le champ est ouvert à l’esprit critique dès lors qu’il ne s’agit pas seulement de réveiller les polémiques d’antan et les querelles d’école dépassées. C’est dans cet esprit, en tout cas, qu’a été préparé ici ce dossier sur le nucléaire militaire et ses problèmes.
Délibérément, on l’a conçu également avec l’intention de recréer, autour des choix que le pays va faire pour sa défense, l’accord général — on dit souvent aujourd’hui : le consensus — dont fit l’objet, peu à peu, la stratégie française. On s’accorde, en effet, pour dire que l’adhésion des grands courants d’opinion qui existent en France au concept de dissuasion nucléaire et aux choix qui en résultaient fut, pour la crédibilité de notre défense nationale et, plus généralement, pour la place de la France dans l’échiquier international, un atout majeur. C’est celui-ci que l’on voudrait garder en suscitant une réflexion ordonnée et lucide, qui conduise à des choix dont le bien-fondé ferait l’objet d’un accord général. C’est à quoi, en tout cas, ce dossier voudrait contribuer.
La stratégie de dissuasion nucléaire avait pour but d’assurer, comme on le sait, la défense des intérêts vitaux du pays. Cette mission s’impose et, à l’avenir, s’imposera de toute façon. Qu’un éventuel agresseur sache à l’avance, sans hésitation possible, qu’en s’en prenant aux intérêts vitaux de la France il s’attirerait des destructions inacceptables pour lui, voilà qui continuera de garantir absolument et en permanence la défense de ces intérêts. Il n’y a pas, à vue humaine, de meilleur instrument pour l’assurer que les armes nucléaires dites « stratégiques ». La raison commande donc, en toute hypothèse, que la France puisse toujours en disposer.
Le bouleversement du contexte international n’y change rien ; non qu’il s’agisse de voir toujours à l’Est le danger suprême : la Russie fut notre alliée en plusieurs périodes de l’histoire, et elle peut l’être à nouveau, tout comme elle continuera sans doute de posséder un considérable arsenal nucléaire dont il faut dissuader l’éventuel emploi contre nous. Du reste, de nombreux responsables politiques, au plus haut niveau de l’État, n’ont jamais cru en la probabilité d’une menace majeure venant de l’Est. Tout simplement, il était inconcevable de faire quelque « impasse » à cet égard, suivant la juste expression d’un ancien ministre de la Défense.
La même obligation s’impose à l’égard de toute menace contre les intérêts vitaux de la France, d’où qu’elle puisse venir. Rien n’est plus utile pour comprendre la permanence des missions qu’il faut assurer, et par conséquent du choix de la stratégie de dissuasion nucléaire, que d’en revenir à ses origines. Le 3 novembre 1959, à l’École militaire, le général de Gaulle, alors président de la République, annonçant la constitution d’une force nucléaire stratégique et en précisant la doctrine d’emploi, déclarait : « Puisqu’on peut détruire la France, éventuellement, à partir de n’importe quel point du monde, il faut que notre force soit faite pour agir où que ce soit sur la Terre ». Ce concept fondateur de la stratégie de dissuasion nucléaire doit être repris aujourd’hui dans toute sa rigueur, car il conserve toute sa valeur. On sait assez le temps qui s’écoule entre la décision de développer un programme d’armement nucléaire — vecteur ou explosif — et celui où un nouveau système d’arme entre en service, garde son efficacité puis vient à péremption : l’expérience du dernier demi-siècle et surtout des dernières années a suffisamment montré qu’il n’était pas possible, sur un si long parcours, de savoir à l’avance, et définitivement, d’où viendront les menaces, sur les intérêts vitaux de la France.
De là la nécessité, pour les forces nucléaires stratégiques, de répondre à certaines exigences permanentes : leur disponibilité, leur suffisance compte tenu du nombre et de la nature des objectifs à détruire, et par-dessus tout leur capacité de frappe et de pénétration, quels que soient les systèmes défensifs de l’avenir, et où que se trouve l’agresseur éventuel.
Cependant, la réflexion stratégique, aujourd’hui, doit aller au-delà et tenir compte des nouvelles menaces perceptibles. Inutile de se dissimuler que l’on s’avance ici sur le terrain aléatoire des hypothèses et même des spéculations, mais là aussi, on ne peut faire d’impasse. Le fait est qu’on doit envisager maintenant toute une gamme de menaces éventuelles, de nature et de gravité différentes, ne mettant pas forcément en jeu nos intérêts vitaux, mais suffisantes cependant et assez lourdes de conséquences pour qu’il faille y parer. Défense et riposte ne seraient pas nécessairement ici de nature nucléaire, mais l’atome peut y contribuer et, plus précisément, il peut avoir, dans certains cas, les avantages décisifs qu’on lui connaît et donc le caractère radicalement dissuasif qu’on peut souhaiter. Désormais on ne peut plus, par conséquent, se dispenser d’une réflexion rigoureuse sur son emploi face à la diversité des menaces que l’on envisage ici.
Il s’agit, au fond, de concevoir une riposte adaptée à ces menaces, avec les moyens nécessaires. En d’autres termes, il convient de se doter de capacités de frappe limitées, adaptées à certains objectifs et à certaines zones de menaces vraisemblables, dont on pourrait faire varier l’ampleur, et qui seraient d’un emploi assez souple pour tenir compte de circonstances différentes et changeantes.
Deux réflexions complémentaires s’imposent sans doute ici. Ces capacités de frappe ne sont pas exactement assimilables à celles destinées à « l’ultime avertissement » que constituerait l’emploi des armes préstratégiques dans notre doctrine actuelle ; non que les systèmes d’armes eux-mêmes soient nécessairement différents : par exemple le couple avion-ASMP, arme préstratégique d’aujourd’hui, pourrait servir en d’autres cas ; mais il ne s’agirait pas, comme pour l’ultime avertissement, d’une introduction à l’emploi des armes nucléaires stratégiques, seulement d’une frappe suffisante pour dissuader, par elle-même, l’agresseur de poursuivre, ou, à plus forte raison, de déclencher son agression.
De même il ne s’agirait pas d’une autre version de la « riposte graduée » que l’Otan adopta naguère pour doctrine, et qui consistait à prévoir l’emploi d’armes nucléaires tactiques, ou de « théâtre », en renfort ou en complément des forces conventionnelles en vue de rétablir un équilibre compromis, d’éviter la défaite ou de remporter la victoire. Une dissuasion adaptée doit rester une dissuasion, autant que possible, et, de ce fait, le nucléaire en reste l’instrument approprié.
Ces réflexions sous-tendent les études que l’on va lire sur le développement du nucléaire militaire, sa prolifération dans le monde, les problèmes d’emploi et de sécurité qu’il soulève nécessairement. Elles n’ont pour objet, comme ces études elles-mêmes, que de contribuer à la réflexion nécessaire sur les décisions que la France, après les échéances politiques qui viennent, devra prendre. ♦