Discours de Monsieur François Léotard, ministre d'État et ministre de la Défense, le 15 mai 1993, devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
Une nouvelle culture de la défense
Je suis heureux d’être aujourd’hui parmi vous, au milieu de vous, comme l’un d’entre vous, mesurant en même temps ma responsabilité particulière : être l’un des citoyens, qui réfléchit à la défense de son pays ; être en même temps celui à qui est confiée, à l’intérieur du gouvernement, la charge du ministère qui en porte le nom et en accomplit les fonctions essentielles.
Parmi ceux qui réfléchissent et qui agissent au service de la France — ils sont nombreux — vous occupez une place singulière. Civils et militaires, vous avez été désignés pour travailler ensemble depuis l’automne dernier et avez consacré votre temps, votre pensée, vos efforts, non seulement — pour certains d’entre vous — à faire connaissance avec l’organisation de la défense de la France, mais pour tous à faire progresser notre réflexion sur ce sujet, pour contribuer à une culture de la défense.
Vous vous êtes d’abord intéressés à la ruine de l’ordre ancien et aux espoirs d’une paix nouvelle. 1993 est, de ce point de vue, l’année de bien des déceptions et des désillusions. Même si je partage votre fierté de constater que les soldats français se battent pour le droit et pour la paix, partout où le premier est contesté et où la seconde est bafouée, vous ne pouvez vous empêcher d’exprimer des interrogations quant aux conditions de leur engagement sous les couleurs de l’ONU. J’ai exprimé moi-même ces interrogations.
Vous avez séjourné dans les forces, visité les éléments de leur soutien et été reçus dans les établissements industriels qui conçoivent, produisent et entretiennent des matériels qui nous placent souvent au premier rang de la connaissance et de la technique. À l’occasion de contacts humains indispensables, vous avez comme moi pu apprécier la grande qualité de tous ceux, soldats, ouvriers et ingénieurs de la défense, ceux qui la font au quotidien. Cependant, vous avez aussi compris que nos différents outils de défense traversent une période cruciale, un moment aussi important peut-être que celui qui nous a fait passer, au seuil des années 60, de l’armée de la guerre d’Algérie à celle de la dissuasion nucléaire.
Adaptation de l’outil militaire ; prévention et gestion plus efficace des crises ; renforcement de la mobilité des forces et des capacités de renseignements ; autant d’impératifs reconnus par tous. Ils ne doivent cependant pas nous conduire à mettre l’accent sur les seuls moyens, mais nous inciter à réfléchir sur une nouvelle culture de la défense, pour envisager ensuite les réflexions et hypothèses qui nous la font mieux concevoir pour demain. C’est ce que je me propose de faire devant vous, après avoir salué les membres de l’Académie fédérale de la politique de sécurité allemande et son président, l’amiral Wellershoff, dont la présence témoigne de notre fidélité à cette réflexion commune qui nous est, aux uns et aux autres, nécessaire.
Nos démocraties savent ou devinent qu’elles sont des sociétés fragiles, parce qu’elles reposent sur la raison et non sur l’instinct ou la passion, parce qu’elles doivent démontrer leur pertinence en dehors d’elles-mêmes, parce qu’il faut préserver leurs acquis par la réflexion et par le courage. La défense, c’est alors la mise en œuvre, par un peuple, de toutes les ressources matérielles, humaines, intellectuelles pour protéger et éventuellement libérer un territoire ; pour pacifier les relations entre les États ou entre les peuples ; pour affirmer les valeurs auxquelles il est par-dessus tout attaché.
C’est pourquoi il serait illusoire et dangereux, dans nos sociétés modernes, de penser que l’esprit de défense est comme une grâce d’État qui viendrait aux peuples lorsque l’histoire fait irruption dans leur vie quotidienne. Les valeurs et les connaissances que la défense requiert ne sont pas d’ordre spontané, elles sont à proprement parler œuvre d’éducation : un mot fort et juste, qui signifie « élever ».
La difficulté de l’entreprise vient pour partie de ce que la défense est un point de rencontre de deux sociétés aujourd’hui dans cette salle étroitement mêlées : la société civile et la société militaire. Lorsqu’il y a éloignement de ces deux mondes, soit que l’armée s’éloigne de la société, soit que les valeurs de cette dernière contredisent celles des militaires, la défense s’affaiblit.
Votre présence ici et maintenant est, un peu, à l’exemple de ce que nous nous efforçons de réussir depuis une quinzaine d’années : le rapprochement de la pensée militaire et de la pensée civile, plus tardif chez nous que dans le monde germanique ou chez les Anglo-Saxons. Je n’y vois pas une mode intellectuelle, mais le signe que notre vision du monde a changé, et aussi, par voie de conséquence, notre culture de défense.
Sous les effets de la communication instantanée, de la mondialisation des marchés, de la puissance des opinions publiques, la défense est au cœur des problèmes de nos sociétés, non pas banalisée, mais intégrée à notre vision du monde devenu plus complexe, plus mobile, plus troublé, plus excessif ; avec ce phénomène essentiel et paradoxal qui voit la dépendance de plus en plus grande des économies, des sociétés, des systèmes et, en même temps, la multiplication des centres de décision, l’extension et la diversification des conflits et de leurs formes. La défense devient — je devrais dire redevient — militaire, culturelle, économique, politique.
La menace, comme on disait il y a encore peu, a changé, mais l’enjeu aussi : ce n’est plus seulement pour le territoire que l’on se bat ; c’est l’existence du pays, l’âme de la nation, ses valeurs, son mode de vie que l’on défend par les armes et par le sang. C’est l’« élan vital » de Bergson. C’est le sens du sacrifice, cher à Péguy : « Mère, voici vos fils qui se sont tant battus ».
La défense ne peut donc plus se réduire à une stratégie d’État ou de puissance. Elle suppose la participation de toutes les forces d’un peuple. Ainsi le disait Georges Pompidou, à cette même place, en novembre 1969 : « Ni la puissance ne s’octroie, ni la détermination n’est garantie par les textes. Il y faut le support de l’approbation populaire massive, profonde, elle-même l’expression d’une volonté et comme d’un destin vital. Toute défense nationale dépend du ressort moral, de la résolution de vivre qui animent un peuple ». Esprit de défense, volonté de défense, culture de défense sont liés : il y a des victoires de l’intelligence comme il y a des défaites de la volonté.
Deux questions, alors, me viennent à l’esprit : celle des valeurs qui méritent d’être préservées et celle de l’intelligence des situations. Pour chacune d’elles, c’est à la lucidité que nous sommes appelés.
Des valeurs à défendre
La guerre est revenue dans notre horizon quotidien, sous ses formes les plus insidieuses comme les plus horribles : sociétés instables, conflits régionaux, ethniques, culturels ou religieux, pour ne rien dire des tensions économiques. Faut-il rappeler que nos valeurs démocratiques ne sont pas aussi largement partagées que peuvent le prétendre, souvent, les organisations internationales ? Nous sommes et demeurons une minorité de privilégiés, car les vraies inégalités dans le monde d’aujourd’hui sont celles d’ordre culturel : des privilégiés dont les idées — pourquoi ne pas dire les idéaux ? — qui fondent l’esprit de défense doivent être réaffirmées avec force.
Toute vie collective a besoin, ainsi que le rappelait Durckheim, de « similitudes essentielles ». Le civisme et le sens de l’identité en sont deux ferments parmi les plus nécessaires. Souvenons-nous de Fernand Braudel qui dans L’identité de la France pouvait rappeler « … qu’il soit entendu que pour aucune nation le dialogue obligatoire et de plus en plus pesant avec le monde n’entraîne une expropriation, un effacement de sa propre histoire ». Peut-être devons-nous réfléchir, dans ce dialogue constant entre mémoire et modernité, à des formes nouvelles de reconquête de la conscience collective sans laquelle il n’y a ni civisme, ni identité. Une des formes de déclin les plus perverses, pour une nation, est ce que l’on pourrait appeler le dégoût de soi-même.
Civisme et identité d’aujourd’hui sont ouverts, et non fermés comme ils pouvaient l’être au XIXe siècle. Dans une société moderne et démocratique, c’est la condition pour que le citoyen, acteur de la vie collective, conçoive que la défense est l’affaire de tous, donc la sienne ; qu’en retour, dans un contexte d’affaiblissement des liens sociaux — qu’exprime avec une intensité dramatique la situation des banlieues — les armées conservent une fonction d’intégration des Français, de toutes origines, à un commun destin, à une commune espérance.
Cette « culture de la défense » n’est pas un consensus obligatoire, qui reposerait sur un illusoire sentiment de sécurité. Un citoyen doit connaître tout ce que suppose d’efforts financiers, technologiques, intellectuels, mais aussi d’engagement de tous, notre situation particulière : un des pays de la planète à responsabilités mondiales. Il doit prendre conscience du fait que la défense repose sur la cohérence de la réflexion, mais aussi sur quelques sacrifices. Le confort d’aujourd’hui, même s’il est relatif, ne peut pas être payé au prix de l’insécurité extérieure ou de l’affaissement national, demain. Il doit être convaincu de la force du lien qui existe entre une politique de défense vigilante et efficace et une politique extérieure fondée sur la recherche, le maintien et le développement de la paix dans le monde. Quand une stratégie d’État rencontre les valeurs d’une société et l’intelligence des situations, c’est alors qu’émerge une culture de défense. Dois-je vous étonner en vous disant que je ne vois pour ma part aucune différence — si l’on veut bien aller à l’essentiel — entre les fonctions que j’ai été amené à exercer à la culture et celles que j’exerce aujourd’hui ? Dans les deux cas nous parlons de la France, de son rayonnement et de sa mémoire, dans les deux cas nous transmettons un patrimoine et une histoire.
L’intelligence des situations nationale et internationale
Deuxième exigence pour nous : l’intelligence des situations, produit de la compétence, de l’information, de la lucidité, au service de la défense, même si elle ne conduit, aujourd’hui encore, qu’à des hypothèses et à des tendances encore marquées d’imprécisions et d’incertitudes.
Un constat est partagé : l’ordre mondial s’est relâché, non que son trait distinctif soit le désordre, terme descriptif, mais bien plutôt une tension croissante entre une dynamique de mondialisation et d’intégration et une tendance à la remontée de particularismes, ethniques, culturels, régionaux, parfois tribaux. Contestation des projets politiques traditionnels, inadéquation relative des États nations territorialisés, effondrement des prétentions téléologiques et universalistes ; comment, dans ces conditions, articuler la pensée et la pesée de la puissance — celle de la France, celle des autres pays — et la politique de défense ?
Pendant la guerre froide, la défense et la sécurité étaient deux notions quasi homothétiques. Faut-il poser, aujourd’hui, la dissociation des deux termes ? La sécurité englobe des éléments essentiels, tels que la technologie et le renseignement. Les problèmes de sécurité ne sont plus liés à tel ou tel secteur politique et militaire : il y a, aujourd’hui, en Europe un sentiment général d’insécurité, alors que les menaces militaires proprement dites sont probablement plus faibles que jamais depuis 1945, du moins à l’ouest du continent. Autrement dit, les seules réponses militaires sont à la fois insuffisantes et incertaines. Logique militaire, logique de sécurité, logique diplomatique : c’est cet ensemble cohérent que regroupe le terme générique de défense. Il nous appartient, par une patiente pédagogie, de le faire comprendre.
Deuxième interrogation liée à cette conception nouvelle de la défense : la dissociation croissante entre défense et nation. Pendant longtemps, on ne pouvait en France penser la défense qu’en termes presque exclusivement nationaux, y compris dans un système d’alliances ; mais aujourd’hui ? La nécessité absolue d’un partage des coûts des programmes de recherche ; l’émergence indispensable d’identités collectives que l’absence d’un instrument de défense commun rend infirmes ; l’irréalisme des solutions purement nationales dans un contexte où les menaces relèvent plus de la décomposition politique que de l’affrontement issu de la volonté des États : voilà bien le contexte de l’Europe ; voilà le changement le plus difficile à penser et à organiser.
Dans le même temps et pour les raisons qui précèdent, la décision en matière de défense non seulement ne se réduit plus au déplacement des troupes sur les cartes ou sur le terrain, mais s’étend à tous les domaines de la sécurité ; par le biais des enjeux, des accords et des alliances, elle oblige à un jeu concerté, à des décisions pensées, mûries, prises et exécutées en commun.
C’est bien là la problématique terrible de la crise balkanique : la recherche de modes de gestion des conflits — régionaux, en l’espèce — qui soient, à la fois, légitimes et efficaces. La croissance, en nombre et en volume, des opérations de maintien de la paix a placé la France au premier rang dans le monde pour ce qui concerne la contribution militaire à l’ONU. Chacun voit que des questions aussi essentielles que la définition des missions, la clarté du commandement, les mesures de financement relatives aux opérations menées sous le pavillon des Nations unies n’ont pas reçu, en l’état, des réponses qui satisfassent à la légitimité des actions entreprises ni à l’efficacité des résultats obtenus, même si le courage individuel et collectif est comme d’habitude à l’honneur de nos armes.
Troisième et dernière interrogation : il nous échoit de penser la sécurité de la France, celle de l’Europe, de repenser l’Alliance.
Pesanteurs géographiques, réalités politiques ; fille aînée de la guerre froide — dont l’Europe communautaire est, un peu, la fille cadette — l’Alliance atlantique est liée au dernier grand conflit idéologique du XXe siècle : l’affrontement Est-Ouest. Sa nécessité a-t-elle pris fin ? L’URSS s’est désagrégée ; les relations transatlantiques se déclinent sur le mode de conflits commerciaux ; crises, guerres, menaces en Europe et hors d’Europe échappent désormais à une vision idéologique dépassée. L’Alliance atlantique et le Pacte de Varsovie seraient-ils, tels deux miroirs inutiles, frappés en même temps de caducité ? Ou bien au contraire l’Alliance atlantique peut-elle faire preuve, tel un matériau soumis à une tension excessive mais encore capable de transformation, d’une ductilité suffisante ? La cohésion de ses membres résultait, pour partie, de la menace venue de l’Est, « du confort que procure l’ennemi, du trouble qui résulterait de sa disparition », disait un de nos penseurs militaires, familier de ces lieux. Nous y sommes.
De l’équilibre au déséquilibre : tant que les Européens n’auront pas réalisé une unité politique a minima, qui permette l’élaboration d’un système organisé de sécurité, qui puisse assurer un équilibre même relatif, la présence des Américains sera une nécessité vitale pour l’ensemble du continent. L’Alliance a pour vocation de protéger ses membres contre une agression, d’où qu’elle vienne ; de l’Est assurément ; du Sud, le jour où elle le pourra et si des événements excessifs l’y contraignaient.
Du côté américain, le tropisme du retrait s’exerce avec force. Il tient du sentiment diffus que la menace en Europe a pris fin ; il se nourrit de la concurrence économique entre Alliés ; il se renforce de la volonté affichée de réduire un déficit budgétaire abyssal. D’où la question lancinante, qui consiste à savoir si les Américains sont aujourd’hui encore dans l’esprit qui prévalait à la fin des années récentes, selon laquelle la construction sur l’espace de l’Europe occidentale d’une véritable puissance répondait, aussi, à leurs intérêts bien compris.
Qui ne voit que les États-Unis peuvent envisager des priorités différentes ? En premier lieu, empêcher la Russie de sombrer dans le chaos ; ou réaliser avec l’Allemagne ce que George Bush aurait appelé le « partnership in leadership » ; ou bien encore proposer au Japon un « global partnership », les deux expressions n’étant d’ailleurs pas identiques ni substituables.
Si les États-Unis voient dans l’Europe un partenaire plus qu’un rival, c’est donc vers une complémentarité entre la Communauté, l’Alliance et l’Union de l’Europe occidentale qu’il faut faire porter nos réflexions et sans doute nos efforts. Cela suppose, désormais, de repenser l’Otan. Il est absurde de la confiner au seul rôle de protection contre une menace qui n’apparaît plus sinon comme vraisemblable, du moins comme unique. Les forces de l’Ouest seraient ainsi un peu à la manière de ces soldats, perdus aux marges d’un empire vieillissant et qui montent la garde face à l’imaginaire péril du « Désert des Tartares », au moment même où les pays d’Europe centrale, danubienne et balkanique, tiennent l’Alliance comme un modèle aujourd’hui, comme un tuteur peut-être, comme un arbitre demain.
Voilà bien la perspective ouverte d’une rénovation d’un cadre d’alliance qui ne serait pas obsolète : le voisinage de l’Otan est, pour de nombreux pays européens aujourd’hui, une assurance de sécurité pour l’avenir. Le traité permet d’ailleurs, sans que cela soit considéré comme une extension abusive, d’offrir aux pays riverains de l’Alliance une dissuasion efficace face à un perturbateur, quelle qu’en soit l’origine.
Cela ne signifie cependant pas qu’Américains et Européens aient vocation à devenir, même en Europe, les gendarmes du monde. C’est l’ONU qui dit et dira le droit ; ni que toutes les formes de crises trouveraient une solution dans le cadre de l’Alliance ; mais, à tout le moins, qu’une dissuasion concrète aurait ainsi plus de chances d’aboutir. Que les événements tragiques qui ensanglantent les Balkans nous servent enfin de leçon !
Un Livre blanc sur la Défense
Les fondements qui traduisent la pérennité de notre concept de défense vous sont connus : respect des règles constitutionnelles ; maintien de la dissuasion ; attachement à la conscription. Je n’y reviendrai pas. Vous savez aussi que l’évolution de la défense de la France a été entreprise, mais demeure inachevée : constitution d’un pôle européen de défense à partir de l’axe franco-allemand ; rénovation de l’Alliance atlantique et de nos relations avec les États-Unis ; internationalisation de nos actions. Vous connaissez enfin les contraintes budgétaires et leurs conséquences industrielles, auxquelles nous devons faire face à un moment où nous engageons, à la fois, l’accroissement de nos capacités d’intervention, le renforcement du caractère interarmées des structures et des forces, le renouvellement de matériels majeurs.
L’exercice auquel nous nous livrons n’est pas de pure forme. Les responsables civils et militaires, publics et privés que vous êtes sont conscients que le cadre d’une politique de défense est, pour partie, déterminé par l’effort que la nation accepte de consentir, et qui s’exprime par la voix de la représentation nationale. Rien ne serait pire, à cet égard, qu’une absence de débat. Rien n’est plus nécessaire qu’une pédagogie de la défense.
Cette pédagogie, nous entendons la mettre en œuvre, ainsi que le gouvernement l’a décidé, sous la forme d’un Livre blanc, à partir de l’étude de l’environnement stratégique, compte tenu des analyses et des hypothèses que j’ai, même partiellement, évoquées devant vous. La commission présidée par M. Marceau Long va se constituer en très peu de temps en groupes de travail. Ce n’est qu’à partir de cet exercice indispensable et qui a peut-être tardé, qu’une loi de programmation militaire pourra inscrire dans la durée les prévisions relatives aux équipements à venir, à la modernisation des armées, à la préservation de ceux des programmes actuels qui sont déjà très avancés.
Je suis, comme vous, persuadé que notre pays ferait une grave erreur en sacrifiant ses crédits militaires. Les risques de crises et de conflits sont différents, mais ils demeurent importants ; relâcher notre effort pourrait nous coûter cher ; le Premier ministre lui-même écrit qu’« il est indispensable que la défense revienne au premier plan des préoccupations nationales ». Vous imaginez bien que je partage ce sentiment, et je suis convaincu que vous le partagez aussi.
Un dernier mot sur vous, auditeurs de l’IHEDN, et sur l’esprit qui souffle sur cette institution, un esprit fait de dialogue permanent et de travail critique, mélange réussi de la compétence — le libre exercice de l’intelligence responsable — et du savoir. Vous êtes la preuve que ni les soldats, ni les civils ne doivent s’en remettre au hasard lorsqu’il s’agit de protéger son peuple, sa langue, son histoire. L’essentiel, c’est la formation des personnalités en vue d’une épreuve où tout, à l’évidence, dépend d’elles : « L’action, ce sont des hommes au milieu des circonstances », écrit le général de Gaulle dans Le fil de l’épée. Comme vous le savez, l’ancienne Prusse choisissait les officiers, les diplomates et les fonctionnaires dans une même caste qui leur conférait l’esprit de corps et permettait que leurs énergies fussent, toutes, tournées vers la gloire de leur pays. Cette conception n’est pas la nôtre : une démocratie vivante ne peut s’y prêter sans dommages pour les valeurs qu’elle défend.
Cependant, force est de reconnaître que le train des choses permet difficilement aux soldats et aux civils de bien se connaître. La vie moderne est faite d’obligations complexes qui sont l’issue d’une modernité épuisante. Elle ôte «… le loisir des pensées qui n’ont point d’objet immédiat » (général de Gaulle). L’objet de vos travaux, c’est «… de préparer une élite politique, administrative et militaire, par des études faites, en commun, à (…) l’effort guerrier de la nation ». Ainsi s’exprimait de Gaulle en 1932. Soixante ans plus tard, nous n’utiliserons pas les mots « d’effort guerrier » ; mais qui peut oublier que sept ans — sept petites années — après cette affirmation — hélas peu entendue ! —, notre pays était au bord de l’abîme et de l’humiliation ?
C’est à cette lancinante réflexion que nous sommes appelés. S’il y a une date, dans notre histoire, qui justifie l’IHEDN, s’il était besoin, pour prouver la nécessité de votre travail, d’une référence, nous le savons, cette date et cette référence seraient celles du mois de juin 1940.
Je vous remercie d’avoir, avec sérieux, dignité et compétence, donné à votre pays une part de votre temps. En le faisant, vous lui rendez une petite partie de ce qu’il vous a apporté. Cela s’appelle simplement la fierté. ♦