Discours de M. Philippe Séguin, Président de l'Assemblée nationle, devant l'union des associations de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), le 20 janvier 1994.
La défense de la France
Je vous suis reconnaissant d’être venus nous rendre visite ce soir à l’hôtel de Lassay et de me donner ainsi l’occasion de m’exprimer devant vous. Nous devons cette rencontre à une excellente initiative de votre président, M. Mazery, initiative qui me touche personnellement et dont je veux le remercier. C’est donc de grand cœur que je vous accueille en ces lieux. D’abord, je mesure de longue date le prestige et l’autorité attachés à votre collège, cet ensemble d’associations nationale et régionales dont les activités, les publications, les réunions de travail et d’étude ne cessent de se multiplier. Comment ne pas relever à cette occasion que l’un de vos fleurons, le prix Vauban, vient de distinguer l’un des nôtres et des plus remarquables en effet, M. Jean-François Deniau ? Ensuite, l’occasion m’est fournie de préciser quelques orientations sur des sujets graves, de ceux qu’aucun responsable politique ne saurait laisser dans le flou, puisqu’il s’agit de l’essentiel, la défense de la France.
Plus que jamais les questions de défense requièrent des idées claires, c’est-à-dire, d’abord, une analyse de la situation internationale et, en second lieu, la détermination précise des efforts que la nation doit consentir pour maintenir son rang et finalement sa liberté.
Prenons par ordre, si vous le voulez bien, ces deux volets car on ne dira jamais assez qu’il est absolument vain de définir dans l’abstrait un effort global de défense sans définir auparavant une doctrine ; et semblablement, il serait vain de définir une doctrine de défense sans avoir une conception d’ensemble du monde tel qu’il est. Il faut donc, pour commencer, s’efforcer de voir et comprendre ce monde ; le voir tel qu’il est et non tel qu’on souhaiterait qu’il fût, en cédant, cela est arrivé souvent ces dernières années, à une sorte d’illusion lyrique sur les nouvelles perspectives d’une paix perpétuelle censée naître de la fin des idéologies ainsi que de l’autorité retrouvée de l’Onu. Mesurons donc les évolutions du monde, ses rapports de force, ses équilibres et, par-dessus tout, ses déséquilibres. Après quoi nous pourrons en venir à notre instrument de défense proprement dit, ses principes et ses moyens.
Le déséquilibre de l'ordre international
Regardons, pour commencer, le monde d’aujourd’hui. 1994, ce n’est déjà plus 1987 ni 1988, années du dégel soviétique, ni 1989, aube prometteuse d’un siècle nouveau, ni 1990 avec les tentatives de nouvel ordre fondé sur le droit international. Il est en effet notable que bien des commentateurs, et peut-être même quelques responsables, parlent du monde actuel en le prenant pour celui d’hier, je veux dire cette décennie 80 qui a connu des évolutions rapides et généralement favorables, mais qui est bel et bien révolue. Nous n’en sommes plus, déjà plus, à la perestroïka, au « printemps des peuples », ni même aux grands espoirs de sécurité collective d’un nouveau genre où certains esprits hâtifs eurent l’imprudence de discerner, après Hegel et Marx, fût-ce contre eux aussi, les prémices de la fin de l’histoire. Hélas ! et aussi heureusement, l’histoire nous y sommes encore plongés pour un bon moment ! et elle va si vite que nous n’en sommes plus, répétons-le, aux grandes perspectives ouvertes par la disparition des blocs que certains chantent encore, ni même à ces dividendes de la paix que d’aucuns feignent toujours de croire d’actualité.
De 1989 à 1994, cinq ans se sont écoulés. La paix internationale ou civile s’est trouvée renforcée dans le sens que l’on croyait discerner en 1989, sur des terrains aussi divers que l’Amérique centrale ou l’Afrique du Sud et peut-être l’Orient si proche. Dans le même temps, de nouvelles guerres ont éclaté ici ou là, terriblement meurtrières, en Somalie et au Tadjikistan, des plaies qu’on croyait refermées se sont rouvertes en Angola, en Afghanistan, au Soudan et en bien d’autres points du globe. Enfin et surtout, la communauté internationale a montré qu’elle ne pouvait, comme elle l’avait cru un peu vite, avoir réponse à tout, même lorsqu’elle savait se mobiliser, s’armer de la force du droit et de la légitimité des casques bleus. Pire encore, du moins pour nous, le conflit le plus dévastateur et le plus scandaleux pour nos valeurs est survenu à nos portes, au cœur de notre continent, dans cette Yougoslavie qui, dans le visage pantelant et martelé de Sarajevo, semble vouloir nous signifier le prix de nos illusions perdues. Ailleurs encore, au Kosovo, en Moldavie, aux confins baltes de la Russie et dans le Caucase où brûlent à feux encore couverts plusieurs autres Yougoslavies, la guerre menace. Notre belle Europe, qui fut relativement épargnée pendant les années de guerre froide, retrouve avec étonnement et inquiétude la perspective renouvelée de violences à large échelle.
Dans ce contexte assombri, d’autant plus que les conflits déclarés sont moins nombreux que les conflits potentiels, nous sommes contraints de revenir à une pensée stratégique plus classique que les utopies généreuses de 1989-1990 ne l’auraient sans doute imaginé, donc à une conception plus classique de la politique étrangère et même de la politique tout court.
La politique de la France repose toujours sur l’idée selon laquelle la paix ne peut être garantie que dans la dialectique de l’indépendance et de l’équilibre des nations, concepts clefs auxquels j’ajoute en troisième celui de défense suffisante qui seule peut rendre l’un et l’autre durables. Tel est le triptyque sur lequel repose la conception française de ce que nos amis anglo-saxons appellent la sécurité et qui n’est que le nom moderne donné à la paix ; concepts un peu perdus de vue aujourd’hui mais auxquels, je le répète, les évolutions rapides des dernières années font obligation de revenir. Il y a là une véritable mutation intellectuelle à opérer : l’idée s’est imposée en effet au cours des années 80 que l’on pourrait, après tout, se passer de toute analyse prenant en compte la géographie des puissances, l’autonomie de décision des nations et même les rapports de force interétatiques. On s’est complu à montrer qu’il était désormais superflu de réfléchir sur les voies et les moyens de se défendre, plus personne ne songeant à nous agresser (évidence dont on a déduit un peu vite que plus personne n’y songerait jamais). Finalement, comme l’écrivit le général Poirier récemment dans la revue Stratégique avec une savoureuse ironie : « Une révolution sans précédent des esprits s’était chargée de renvoyer la trop humaine volonté de puissance et la tyrannie des armes à des stades infantiles de l’humanité, donnant à croire que les temps étaient enfin venus qu’annonçait l’Écriture et que la brebis dormirait bientôt entre les pattes du lion ».
La caricature est moins poussée qu’on ne le croit. Si nous y regardons de près, la pensée stratégique a beaucoup souffert en France, certainement davantage qu’outre-Atlantique, du sentiment largement répandu selon lequel la disparition de l’ennemi déclaré signifiait celle de toute menace sérieuse jusqu’à la fin des temps. La pensée stratégique n’était plus de mise, remplacée par la réflexion technique sur les nouvelles armes et les spéculations purement juridiques sur un nouveau droit international, mouvement qui contribua d’ailleurs, de façon hélas ! significative, à emporter certaine institution chargée des études de défense nationale !
Double erreur en vérité : d’abord la disparition de l’antagonisme entre les deux grands pôles idéologiques et militaires ne signifie nullement celle d’antagonismes entre les autres nations ; elle libère plutôt les potentialités d’affrontements localisés qui ne sont plus surveillés par les blocs organisés en alliances. Ensuite (seconde erreur qui procède d’une même amnésie), si la pensée stratégique fut organisée pendant plus d’un siècle — en vérité, qu’on me pardonne, depuis 1870 — sur la détermination quelquefois obsessionnelle d’un ennemi unique, l’Allemagne d’abord, l’Union Soviétique ensuite, il ne faut pas oublier que, de l’effondrement de l’Empire espagnol en 1659 à la naissance du Reich dans la galerie des Glaces, la France, malgré la fréquence de ses affrontements avec l’Angleterre, avait pris le parti de raisonner en termes d’ennemis potentiels et non d’ennemis déclarés : eh bien ! c’est de nouveau la situation que nous connaissons aujourd’hui. En un mot, nous avons connu pendant des siècles cette posture stratégique de veille générale qui évoque singulièrement l’expression « tous azimuts » que le général de Gaulle, dépositaire de cette pensée stratégique qui avait trouvé son apogée avec Vauban, Suffren et Guibert, a commencé à remettre au goût du jour à la fin des années 60.
Aujourd’hui nous revenons à un monde multipolaire qui donne un caractère prophétique aux intuitions du général de Gaulle. Nous sortons par la force des choses, comme il l’avait aperçu, de cette obsession de l’ennemi unique dont on vit d’ailleurs à quels errements elle avait conduit dans l’entre-deux-guerres et qui nous fit perdre de vue l’essentiel : la vraie menace, toujours, c’est le déséquilibre de l’ordre international, déséquilibre qui peut apparaître loin de nos frontières mais qui risque toujours de s’en rapprocher et de nous entraîner dans un conflit généralisé. Telle est, bien plus qu’un ennemi obsessionnel, la vraie menace !
Plus d’ennemis désignés, soit ! mais l’attente stratégique n’est pas la fin de la stratégie elle-même, au contraire. La réflexion stratégique devient plus compliquée : la menace n’ayant plus de visage, elle peut prendre tour à tour tous les visages… Ce n’est pas tout, car, à la multiplication des acteurs libérés par la fin de la politique des blocs, s’ajoute une multiplication rapide des types de menaces (la prolifération des armes de destruction massive, celle des vecteurs à longue portée, les risques écologiques, le terrorisme, et d’autres encore…), en sorte que nous devons prendre en compte et « penser ensemble » une combinaison de paramètres beaucoup plus large que par le passé. Nous voici bel et bien face à une problématique plus compliquée que jamais.
Hélas ! comme il devait arriver en bonne logique, voici que, au moment même où le tableau se complique, les cadres connus se dérobent ! Les cadres, c’est d’abord, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Alliance atlantique. Or, ne nous voilons pas la face : avec le retrait rapide de la présence américaine et son maintien prévu à un niveau relativement faible de 100 000 hommes, d’autres priorités s’imposeront à Washington. Le « découplage » entre États-Unis et Europe entre peu à peu dans les faits et plus rapidement qu’on n’ose le voir. Le projet de « forces opérationnelles interarmées combinées » évoqué lors du récent sommet de l’Alliance atlantique n’en est que la plus récente illustration.
Virtuellement, l’Europe est donc seule face à elle-même. Les apparences juridiques sont toujours celles d’un engagement américain, mais 80 % des effectifs conventionnels de l’Alliance sont européens et la seule dissuasion immédiatement opérationnelle repose en première ligne sur les forces nucléaires françaises et britanniques. À moyenne échéance, ces évolutions sont incompatibles avec le fonctionnement actuel de l’Otan, largement inchangé depuis 1955, et notamment le maintien d’officiers américains à la tête des principaux commandements militaires, à commencer par le commandement suprême. Tout cela est illogique et ne saurait durer, d’autant que les traités qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale prévoyaient leur propre révision (un exemple, le traité de Bruxelles fut signé en 1948 pour 50 ans) en sorte que, même sur le plan juridique, il nous faudra donc repartir sur de nouvelles bases.
Le dernier sommet de Bruxelles est fort révélateur de ces tendances. À l’embarras prévisible des dirigeants de l’Alliance face aux demandes des nouvelles démocraties de l’Est correspond un appel (bien plus précis qu’il ne l’avait été lors du précédent sommet de Rome) à la création d’une véritable identité européenne de défense. C’est là, d’ailleurs, la confirmation de ce que nous avons toujours dit et notamment de notre intuition fondamentale selon laquelle la sécurité de l’est et du centre de notre continent ne peut être assurée que sur des bases proprement européennes. Quant à la sempiternelle question de l’intégration, constatons que la tendance apparue au sommet de Bruxelles est d’alléger les dispositifs de l’Organisation, ce qui, combiné au retrait progressif d’une partie de l’effectif américain, augure mal de la pérennité du dispositif intégré. Qu’on le veuille ou non, je le répète, l’Otan est désormais en porte à faux, elle ne peut répondre aux besoins du nouveau paysage européen. À nous de mettre en place autre chose.
Une organisation de la grande Europe
L’Otan n’est qu’un cas extrême et l’on pourrait dire sans exagérer que tous les instruments de défense dont s’est dotée l’Europe, traduction d’un équilibre politique révolu, sont frappés d’obsolescence, ou à tout le moins d’insuffisance. Cela ne veut pas dire que les moyens actuels doivent être supprimés sans autre forme de procès, mais seulement qu’ils doivent être adaptés au nouveau paysage politique européen.
C’est ici que se situe la grande nouveauté : à la dimension nationale se superpose désormais une dimension européenne de la sécurité. J’ai eu récemment l’occasion de m’exprimer sur ce sujet à l’université de Paris Dauphine et de rappeler cette évidence : aujourd’hui le fait nouveau n’est pas que toute menace a disparu pour toujours, mais que les menaces se mesurent de moins en moins à l’échelle nationale et de plus en plus à l’échelle régionale. Notre double réponse fondée sur la dissuasion pour la nation et la participation à l’Alliance atlantique pour le conflit global ne suffit donc plus. Un exemple, celui de Tchernobyl, a montré abondamment que la notion de sécurité incluant les menaces nouvelles concernait simultanément plusieurs pays. En d’autres termes, il nous faut mettre en place de nouvelles structures de sécurité à l’échelle régionale, c’est-à-dire du continent européen tout entier. C’est pourquoi j’ai appelé de mes vœux la création d’une Organisation de la grande Europe qui, indépendamment de nos alliances extérieures, regrouperait tout le continent, mais rien que le continent, et qui comporterait une mission large de sécurité.
Quelle peut être l’architecture de cette Organisation ? Toute la difficulté est de discerner, dans les structures existantes, ce qui meurt et ce qui peut et doit évoluer pour trouver place dans le nouvel ensemble. Rien ne serait pire que de superposer à l’infini les agences, les secrétariats, les conférences, les organisations, que sais-je encore ? dont les organes sont ou seraient tôt ou tard concurrents. L’absence d’une structure politique unique a jusqu’à présent interdit à chacun des organes existants de représenter « toute l’Europe mais rien que l’Europe ». Donc tout ce qui existe ou bien doit être supprimé, ou bien doit évoluer. Choisissons plutôt de supprimer le moins possible, de proposer à nos partenaires de réformer tout ce qui peut l’être et d’ordonner l’ensemble autour du nouveau schéma politique, lequel ne peut être autre, je le crois, que paneuropéen. Tâche ardue mais finalement exaltante et qui mériterait, je pense, que les instituts de réflexion stratégique français recherchent les moyens par lesquels nous pouvons créer, à partir des multiples organismes existants, des instances techniques mises à la disposition du futur Conseil de l’Organisation paneuropéenne, en sachant toujours, ne renouvelons pas les erreurs passées, que ces structures doivent demeurer techniques, c’est-à-dire être clairement conçues comme des organisations de service, la paix reposant toujours, à la fin des fins, sur la volonté politique des États et la mobilisation des citoyens.
On peut penser à une série d’agences spécialisées : un organisme européen chargé de la réflexion stratégique et des échanges militaires ; une autre agence serait chargée de la prévention des conflits ; une troisième veillerait à mieux organiser la coopération des industries d’armements (ici, je ne peux manquer de relever qu’un certain volontarisme est nécessaire, assorti s’il le faut d’une préférence européenne d’achats d’armements, car il n’est pas normal, décidément, qu’en cette matière le commerce transeuropéen soit inférieur en volume au commerce transatlantique). Enfin une quatrième agence, plus neuve, se verrait confier les aspects nouveaux de la sécurité : menaces écologiques, approvisionnements énergétiques, etc. Je ne peux aller trop avant dans les détails, puisque, aussi bien, il appartient à tous nos partenaires européens de faire des propositions. Cette entreprise étant hautement politique, nous pourrions commencer par créer une instance politique : un Conseil de la grande Europe réunissant des délégations des gouvernements et des Parlements, assorti d’un bras séculier essentiel qui serait au centre du dispositif, à savoir un véritable Conseil de sécurité européen. Tels sont les cadres que l’on peut proposer aujourd’hui. L’essentiel est de comprendre qu’à l’objectif traditionnel d’indépendance nationale s’ajoute un but plus neuf : donner à la France un poids politique suffisant pour lui permettre de jouer tout le rôle qui est le sien dans la construction de l’Europe. Finalement, nos armées constituent un môle solide (peut-être le môle le plus solide) sur lequel peut se fonder l’équilibre de l’Europe : nous avons donc le devoir de les moderniser au nom même de notre idéal européen.
À ces actions continentales s’ajoutent pour la France les obligations qu’elle a contractées au grand large et qui sont plus que jamais la condition de sa vocation mondiale dont beaucoup, soit dit en passant, repose sur la marine nationale à laquelle il faut coûte que coûte donner les moyens de faire face à la diversification de ses missions : la solidarité avec nos alliés d’Afrique, dont l’indépendance et la sécurité seront inévitablement menacées ici ou là, comme elles l’ont été par le passé, à Djibouti, au Tchad, au Rwanda ; la sécurité des départements et territoires d’outre-mer, avec leur espace maritime et leurs enjeux stratégiques, car c’est là que se jouent aujourd’hui, entre autres, l’avenir du programme spatial européen et celui de la dissuasion nucléaire indépendante de l’Union européenne ; n’oublions pas enfin la sécurité des approvisionnements et du commerce international par voie maritime, et ce ne sont là que les missions essentielles…
Ces contraintes inscrites dans notre histoire, notre géographie, nos principes, conduisent à la recherche d’un optimum quant au choix des moyens, qu’il n’est pas facile d’atteindre, mais qu’il faut malgré tout rechercher. Voyons-le à présent.
Les éléments de notre système de défense
Je ne peux passer ici en revue tous les éléments, si divers, qui contribuent à forger notre système de défense, mais j’aimerais insister sur quatre points d’application majeurs qui constituent à la fois les points névralgiques et les symboles, à nos propres yeux comme vis-à-vis des autres pays de la planète, de notre volonté de préserver le rang des armées françaises. Cette volonté sera clairement marquée, ou non, selon que nous saurons prendre, ou non, des décisions fermes sur ces quatre points : d’abord la modernisation constante de l’arme nucléaire et la poursuite des essais ; puis le maintien des industries de défense, notamment par le respect des grands programmes ; ensuite la sauvegarde des missions propres des armées ; enfin l’implication plus grande du peuple et de ses représentants, notamment par le Parlement, dans l’effort de défense.
L’armement nucléaire
Le premier point, cela ne vous étonnera pas, est l’arme nucléaire. Je sais que certaines voix s’élèvent pour la juger obsolète : on nous explique savamment qu’elle ne correspond plus à l’évolution des menaces (comme si d’ailleurs quiconque en connaissait clairement aujourd’hui la nature) ; on lui reproche d’être une arme ancienne et l’on va jusqu’à nous démontrer qu’elle ne se concevait que dans un affrontement entre les blocs, argument plus surprenant encore… Il n’y a là, je crois, que la reprise de vieilles litanies et l’on s’amusera en remarquant que les arguments d’aujourd’hui contredisent à l’occasion ceux qui étaient développés dans les années 60, lorsque l’on prétendait que la rigidité des alliances était précisément la meilleure garantie pour notre sécurité et qu’il n’était nul besoin de panoplie indépendante. Tout cela n’aurait pas grande importance si la question ne revenait pas actuellement sous un angle nouveau, celui des essais. Parlons donc de ceux-ci, ce à quoi nous invitent d’ailleurs le rapport de la mission d’information parlementaire de M. Galy-Dejean et le débat actuel sur les orientations du Livre blanc.
Chacun se rappelle que la suspension des essais fut décidée en 1991 sous la pression d’une forte sensibilité écologique : petites causes, grands effets. Cette suspension était présentée comme un simple moratoire, la France se posant comme exemple pour les autres puissances nucléaires. Or, nous n’avons abouti qu’à une suspension des puissances nucléaires officielles, à laquelle la Chine ne s’est d’ailleurs pas associée durablement ; les États-Unis pour leur part ont acquis des moyens de simulation dont nous ne disposons pas et peuvent moderniser leur arsenal au moyen d’essais non visibles ; la Russie n’est pas à l’heure actuelle en mesure de poursuivre ses programmes sous quelque forme que ce soit. En fait, ce moratoire concerne surtout notre pays : il a pour résultat essentiel de nous faire prendre du retard.
Comme l’a dit le ministre de la Défense, la question n’est donc pas de savoir s’il faut reprendre les essais, mais quand, car, s’il est vrai qu’aujourd’hui la capacité de dissuasion de la France demeure, l’absence de qualification de nouveaux systèmes d’armes comme celle des essais nécessaires pour acquérir les capacités de simulation conduiront à perdre ce niveau de suffisance que le président de la République lui-même considérait comme l’objectif à atteindre ; a fortiori si l’on pense que la composition de notre arsenal nucléaire doit évoluer en fonction du contexte international. J’ajoute que les incertitudes entourant la prolifération d’armes de destruction massive montrent que la sécurité de notre pays passe plus que jamais par une capacité nucléaire indépendante. Celle-ci doit comporter au moins deux systèmes d’armes, dont il n’est pas besoin d’ailleurs de préciser par avance les conditions d’emploi, tant sont grandes la diversité des menaces potentielles et la variété de leurs auteurs. S’il est un domaine où la situation actuelle de cohabitation peut porter atteinte aux intérêts vitaux de notre pays, c’est bien celui-là, et je veux souhaiter pour la France que la conscience qu’a le gouvernement de ce qui doit être fait en la matière se traduira au plus tôt par la mise en œuvre de ses choix profonds.
Faut-il rappeler que la doctrine française est celle de la dissuasion minimale ? Faut-il insister sur ce fait, de pure logique, que nous devons toujours rester au-dessus du seuil minimal, quelle que soit l’évolution des autres nations ? Celui-ci est conçu non par comparaison avec d’autres arsenaux existants, mais par obligation d’infliger à un éventuel agresseur des destructions insupportables pour lui, supérieures à ce que nous pouvons représenter comme gain stratégique. Dès lors que plusieurs puissances gardent ou, mieux encore, acquièrent l’arme nucléaire, nous devons moderniser sans cesse la panoplie minimale en sachant que le critère qualitatif, pour lequel les essais sont primordiaux, l’emporte à présent sur le critère quantitatif ; en sachant aussi qu’à l’heure où l’arme nucléaire est remise en question, il est indispensable de maintenir et de développer nos armes dites « d’ultime avertissement », terrestres ou aéroportées, afin de bien donner à entendre, même si nous n’en maintenons qu’un petit nombre, que l’autorité suprême ne reculera pas.
Les industries de défense
Le deuxième point sur lequel il convient d’insister est la réorganisation de nos industries de défense dans le respect des grands programmes d’équipement. Le Livre blanc et la loi de programmation militaire répondront sans doute aux inquiétudes évoquées dans les récents rapports de M. Galy-Dejean et du commissariat général au plan. On peut certes s’interroger sur la portée exacte de ces exercices à l’approche d’une élection présidentielle alors qu’en ce qui concerne la défense, le rôle du président de la République est prééminent. Il n’en demeure pas moins qu’à l’instar de la loi de programmation de 1986, la prochaine loi devra tracer des perspectives claires pour nos industries de défense. Elle devra en particulier fixer le calendrier définitif et le volume exact des commandes pour les grands programmes déjà engagés et qu’il convient de mener à leur terme. Tout le monde sait que chaque report dans le temps se révèle en fin de compte très coûteux pour le budget de l’État et crée pour les entreprises des incertitudes très lourdes, lesquelles finissent dans tous les cas par avoir des conséquences sur l’emploi. Cela me conduit également à souhaiter que les budgets de la défense soient exécutés sans ces annulations de crédits que l’on vit trop souvent ces dernières années et qui ne sont pas convenables vis-à-vis de la représentation nationale.
J’estime également qu’il faut penser l’avenir, certes en termes de coopération européenne, mais aussi d’indépendance en conservant nos capacités industrielles et notre savoir-faire technique. L’indépendance a toujours un prix, comme on l’a vu pour l’armement nucléaire ; c’est à la nation de définir celui qu’elle accepte pour « l’assurance liberté » que représente le maintien d’une défense indépendante. À cet égard, l’existence du corps de l’armement est un atout maître de notre politique de défense. La délégation générale pour l’armement devient de plus en plus un maître d’œuvre plutôt qu’un fabricant direct de systèmes d’armes, mais nous avons plus que jamais besoin de ses capacités de réflexion, de recherche, de programmation et d’organisation industrielle.
La défense des intérêts de la France
Il est un troisième point sur lequel j’insiste : la défense des intérêts de la France doit rester, nous l’avons dit, notre priorité essentielle en ce qui concerne la sécurité. Cela est vrai de l’arme nucléaire comme des armements classiques ; cela s’applique également au choix de nos actions extérieures. Or, depuis plusieurs années, l’on assiste à une dérive dangereuse qui consiste à proposer nos forces pour des actions coûteuses, en vies, en matériels et en dotations financières, sans que soient définis avec précision les objectifs politiques et militaires poursuivis. On peut tout demander à nos soldats, souvent appelés volontaires, sauf de s’engager dans des actions sans qu’ait été clairement définie leur mission.
Il n’est certes pas dans mon propos de dire que la France doit se réfugier dans un égoïsme de nanti, mais l’enfer est pavé de bonnes intentions et il arrive souvent que l’on contribue à attiser ou à compliquer un conflit en l’internationalisant à l’extrême. Quoi qu’il en soit, le courage de nos soldats ne pourra pas indéfiniment tenir lieu de politique et l’on voit bien aujourd’hui, en ex-Yougoslavie comme en Somalie, que l’insuffisance des conceptions politiques et l’absence de cohérence des engagements souscrits par la communauté internationale ne peuvent être entièrement compensées par l’abnégation et la valeur des hommes sur le terrain. S’il est un domaine dans lequel l’Europe peut et doit s’organiser, c’est bien celui-là, afin de prévenir les conflits par des voies politiques au lieu de courir, une fois que la situation a dégénéré, après des solutions hasardeuses.
Cette redéfinition ne peut que contribuer à stabiliser notre armée de terre qui a subi ces dernières années des redéploiements draconiens et qui a besoin de retrouver des cadres durables. Je ne peux tout traiter ici, mais dans cet ordre d’idées je serais tenté d’en dire tout autant du service national, question déterminante qui ne paraît pas réglée et qui ne le sera pas aussi longtemps que l’on n’aura pas le courage de lancer un large débat national. Enfin, je serais tenté aussi, mais ce n’est peut-être pas ici le lieu d’en parler, de préconiser une réorganisation et surtout un renforcement de nos services de renseignement qui sont, sur le territoire national comme à l’étranger, passez-moi l’expression, la pointe de notre épée, et cela de plus en plus à mesure que s’élargissent les missions modernes de la défense ; et l’on ne peut se retenir de penser que, sur ce point, la France reste à fleuret moucheté…
L’action du Parlement
Je voudrais, pour terminer, insister sur un quatrième point qui me tient particulièrement à cœur de par mes fonctions et que vous seriez étonnés de ne pas m’entendre évoquer : il s’agit du rôle du Parlement concernant la défense. À l’occasion du débat sur les essais nucléaires et de la préparation du Livre blanc, beaucoup de parlementaires ont pu avoir le sentiment d’être mal associés aux études conduites et mal informés. Il est vrai que dans le domaine de la défense le président de la République, chef des armées, a un rôle prééminent qu’il n’est pas question de nier ; il n’en demeure pas moins que le Parlement vote le budget de la défense, les lois de programmation militaire et bien sûr tous les textes organisant l’institution militaire. Il est donc souhaitable et naturel qu’il dispose de toutes les informations utiles et qu’il puisse, en ce domaine comme dans tous les autres, exercer son droit de contrôle sur l’action de l’exécutif. Ce n’est à l’évidence pas toujours le cas à l’heure actuelle. Peut-être vos associations pourraient-elles retenir ce thème parmi leurs études à venir : la recherche d’une meilleure association des parlementaires à la politique de défense, afin que plus de démocratie dans les choix de sécurité permette à l’esprit de défense d’être mieux enraciné dans la conscience des citoyens.
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Devant quel meilleur public développer ces idées qui sont miennes ? car, si vous avez été auditeurs de l’IHEDN, c’est que vous partagiez cette conviction que la défense est l’affaire de tous. Si vous continuez à travailler sur les thèmes de défense au sein de vos associations, c’est que vous pensez que c’est de la réflexion collective que peuvent naître plus de démocratie et plus de sécurité. Soyez donc, sur ce sujet, nos alliés. C’est parce que ce vœu m’est cher que j’ai souhaité vous recevoir en ce lieu, où par excellence s’exprime la démocratie qui garantit mieux que tout la mobilisation des Français au service de la France, cette démocratie qui est la condition première de notre sécurité, de notre rang et finalement de notre liberté dans le monde. ♦