Discours de M. Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, devant le forum de la Wehrkune, à Munich, le 4 février 1995.
La France et la sécurité européenne
Je suis honoré de m’exprimer pour la première fois, en compagnie de plusieurs de mes collègues, dans une enceinte aussi prestigieuse que celle de la Wehrkunde. Je le fais au moment où les questions de sécurité viennent d’être inscrites par la France parmi les priorités qu’elle s’est fixées pour sa présidence de l’Union européenne.
À nos yeux, en effet, l’Europe n’existera vraiment en tant que telle sur la scène internationale que si elle se dote d’une politique de sécurité commune et d’une défense qui lui soit propre. C’est, avec l’élargissement et le passage à la troisième phase de l’UEM, l’un des grands enjeux de la construction européenne dans la décennie qui vient.
Notre premier objectif sera donc de développer par étapes l’identité européenne de défense et de sécurité
L’Union européenne constitue à l’évidence un pôle essentiel pour la sécurité de notre continent. Depuis le traité de Maastricht, l’UEO est reconnue comme sa composante de défense : elle doit donc être en mesure de conduire des actions militaires autonomes. C’est pourquoi la priorité immédiate est de renforcer l’UEO en lui donnant les moyens d’assurer effectivement les missions de maintien de la paix et d’assistance humanitaire qui peuvent lui incomber.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Pour renforcer les capacités opérationnelles de l’UEO, il n’est nul besoin de nouveaux textes ou de débats théologiques. J’insisterai sur deux types de mesures concrètes.
D’abord, l’affirmation d’une politique européenne plus ambitieuse dans les domaines de l’armement et de l’espace, domaines que nous entendons privilégier, en concertation étroite avec nos partenaires, notamment allemands. Il est indispensable en particulier que les Européens « aient des yeux pour voir et des oreilles pour entendre » et que soit effectivement créé un système satellitaire européen indépendant.
En second lieu, la création et l’harmonisation de forces regroupant des pays européens déterminés à agir ensemble. L’ensemble de nos alliés reconnaissent le rôle important que ces forces multinationales pourront jouer, y compris dans le renforcement de la défense atlantique. Des résultats importants ont déjà été obtenus. Le Corps européen, qui réunit Français, Allemands, Belges, Espagnols et Luxembourgeois, sera pleinement opérationnel au deuxième semestre de cette année. Sa crédibilité militaire est devenue aussi importante que sa visibilité politique. Il s’agit du premier jalon pour la création d’une armée européenne.
Il est essentiel que cette première réalisation soit suivie d’autres initiatives de même nature. C’est ce que nous faisons avec l’Italie et l’Espagne, grâce à deux projets dans le domaine de l’intervention terrestre rapide et dans celui de l’aéronavale, projets importants qui devraient être conclus ce printemps.
La récente création d’un groupe aérien européen franco-britannique complète ces initiatives, qui devront pouvoir bénéficier à l’ensemble des pays de l’UEO, pour les missions de cette Organisation.
Ces forces sont parfaitement complémentaires. Tout en gardant leur spécificité, on peut envisager qu’elles définissent ultérieurement des relations plus directes entre elles afin d’être en mesure d’intervenir ensemble si nécessaire.
Pour le long terme, il est indispensable de réfléchir aux étapes du développement de l’Europe de la défense, y compris la mission — sujet sensible — des forces nucléaires nationales.
Paradoxalement, la fin de la guerre froide semble rendre moins urgente la question du nucléaire, mais à l’inverse, elle a fait disparaître des sources de tension entre Européens, notamment le problème des armes tactiques. Un consensus entre Européens peut et doit donc se préciser sur la base d’une doctrine de dissuasion réaffirmée.
Après l’élaboration d’une doctrine commune à la France et au Royaume-Uni, notre génération doit-elle craindre d’envisager, non une dissuasion partagée, mais concertée avec nos principaux partenaires ? J’ai posé la question il y a quelques jours à Paris. Je la pose à nouveau, aujourd’hui, devant vous.
L’adoption d’une monnaie unique, un nouveau contrat franco-allemand pourraient-ils d’ailleurs rester sans effet sur la perception par la France de ses propres intérêts vitaux ?
Le renforcement de l’UEO doit aller de pair avec la rénovation du partenariat transatlantique qui reste un élément fondamental de la sécurité en Europe : tel est notre deuxième objectif
L’Alliance atlantique, qui fournit le cadre de l’engagement militaire américain, demeure évidemment à la base de la sécurité de notre continent. Ses fonctions et ses moyens de défense collective doivent être préservés, car notre continent demeure instable. Dans cette mission traditionnelle, à laquelle peut se rattacher la question de la lutte contre la prolifération, l’Alliance n’est pas dirigée contre un ennemi d’origine qui n’existe plus. Un responsable soviétique pouvait justement proclamer en 1990 que « la Russie défiait l’Otan en la privant d’ennemi ». Aujourd’hui une autre forme de menace doit être combattue : il s’agit de l’instabilité à laquelle l’Europe semble vouée pour de longues années encore, en son sein et à sa périphérie.
Aussi l’Alliance doit-elle s’adapter à ses nouvelles missions, principalement dans le domaine du maintien de la paix. Le sommet de l’Alliance de janvier 1994 avait ouvert des voies prometteuses. Les chefs d’État et de gouvernement des seize pays de l’Alliance avaient clairement fixé trois objectifs : permettre à l’Alliance de remplir ses nouvelles missions avec plus d’efficacité et de souplesse, y compris dans le domaine du maintien de la paix ; améliorer la coopération avec l’UEO ; tenir compte du développement de l’identité européenne de sécurité et de défense.
Un an après, force est de constater que le bilan reste limité. Les événements en Bosnie, la priorité accordée dans les faits aux relations avec nos partenaires de l’Est, expliquent en partie ce retard. C’est pourtant sur les nouvelles missions de maintien de la paix et la prise en compte du fait européen que devrait porter l’effort d’adaptation de l’Alliance. Les événements de l’ex-Yougoslavie le montrent jour après jour. Tous les pays n’ont pas le même engagement, ni la même vision des choses, ce que nous comprenons et admettons pleinement.
Nos amis américains nous expliquent ainsi qu’ils ne seront pas amenés à intervenir de façon significative dans des opérations qui ne mettent pas en cause leurs intérêts vitaux, on le comprend. Il serait logique que les conséquences en soient tirées au sein de l’Alliance par une adaptation correspondante de ses structures.
L’Europe doit donc s’affirmer aussi au sein de l’Alliance atlantique. L’UEO, en tant que pilier européen de l’Alliance, doit être l’instrument privilégié de cette mutation. Le sommet avait décidé du principe de la mise à disposition des ressources de l’Alliance au profit de l’UEO. Cela vaut plus précisément pour les groupes de forces interarmées multinationales (CJTF en anglais), dont nous avions précisé qu’ils seraient mis dans ce cas sous le commandement effectif de l’UEO. Ces principes me semblent importants, car ils complètent le développement des capacités opérationnelles propres à l’Union, en tenant compte des contraintes budgétaires qui font obstacle aux « duplications inutiles » entre l’UEO et l’Otan.
Un tel dispositif doit contribuer à rendre possibles des opérations autonomes des Européens, ce qui ne relève plus maintenant du domaine des hypothèses. J’ai remarqué ainsi avec grand intérêt la récente déclaration de M. Douglas Hurd, qui précisait que si la crise yougoslave s’était déclenchée en 1994 plutôt qu’en 1991, la réponse serait incontestablement maintenant une réponse européenne.
Nous souhaitons, dans ce contexte, que le dossier des groupes de forces interarmées multinationales puisse passer du stade du concept à celui de la réalité pratique. Conformément aux objectifs arrêtés par le sommet, la France participe activement aux travaux de l’Alliance sur cette question. Nous avons introduit des propositions raisonnables et constructives qui prévoient notamment des mécanismes novateurs de planification et de participation aux noyaux d’état-major.
Nous comprendrions mal que l’impulsion donnée sur un autre sujet important, celui de l’élargissement de l’Alliance, se fasse au détriment de l’adaptation de ses structures et de ses procédures, question qui devrait selon nous revêtir un caractère aussi prioritaire.
La France, qui a toujours entendu concilier indépendance et solidarité, entend exercer pleinement ses responsabilités dans ce processus : elle est le plus ardent avocat d’une politique européenne de défense, elle est sans doute aussi le pays qui lui a jusqu’ici apporté la contribution la plus importante, mais elle souffre du soupçon cyclique de chercher à rendre caduque la présence américaine sur le Vieux Continent. Faut-il une fois encore réaffirmer que cette présence est et restera indispensable pour notre sécurité ?
À bon droit, nos partenaires européens n’admettent pas que leur engagement européen puisse entrer en contradiction avec l’option atlantique ; mais l’entente franco-américaine n’est-elle pas dès à présent un facteur essentiel de dynamisme au sein de l’Alliance ? On a pu le constater aussi bien lors du sommet de l’Otan de janvier 1994 qu’à l’occasion de l’ultimatum de Sarajevo. Comme je l’ai souligné il y a quelques jours, la France ne peut plus séparer son action en faveur de l’Europe de la défense d’une politique positive envers l’Alliance. L’heure n’est plus à une réserve sourcilleuse à l’égard de cette dernière, pas davantage à une présence honteuse qui serait indigne de notre pays. La France, parce que c’est son intérêt, souhaite une Alliance solide. Elle entend donc contribuer activement à sa nécessaire rénovation, afin que les orientations de principe arrêtées par le sommet de janvier 1994 entrent dans les faits et que l’Europe puisse être considérée comme un partenaire à part entière.
Nous avons besoin à la fois d’une Alliance forte et de « plus d’Europe » : l’un n’ira pas sans l’autre. C’est dans cet esprit que j’ai évoqué, sous forme interrogative, la possibilité d’envisager, après le nouvel élan que la France attend de la conférence intergouvemementale de 1996, une sorte de nouvelle Charte transatlantique qui consacrerait la volonté commune de l’Europe et de l’Amérique du Nord de contribuer à la stabilité mondiale dans toutes ses dimensions.
En évoquant la Conférence de 1996, j’en viens au troisième objectif de notre politique de sécurité : réussir la grande Europe aussi dans le domaine de la sécurité
La sécurité de l’Europe passe d’abord par sa stabilité interne. Pour éviter la répétition d’une crise comparable à celle de la Yougoslavie, la France a, comme vous le savez, lancé l’initiative d’un Pacte de stabilité qui vise à tisser un réseau d’accords de bon voisinage entre pays d’Europe centrale. Cet exercice de diplomatie préventive, le premier de cette ampleur dans l’après-guerre froide, a bien progressé depuis un an. Il est essentiellement lié à l’élargissement de l’Union européenne et il aura une incidence sur le processus d’élargissement des instances de sécurité qu’il contribuera à favoriser. La France organise les 20 et 21 mars, à Paris, la conférence de clôture. Les accords qui formeront le Pacte seront alors versés à l’OSCE et seront de nature à consacrer une nouvelle ère de stabilité dans notre continent.
L’élargissement des organisations de sécurité occidentales est l’une des questions majeures des années à venir. On ne peut pas l’escamoter, mais on ne doit pas non plus la dramatiser. Il faut la situer dans le processus global d’intégration des pays d’Europe centrale et orientale. Cette intégration concernera tout autant la politique, l’économie et la sécurité. L’élargissement de l’UEO, et dans un premier temps le statut d’association offert aux pays d’Europe centrale, répondent pleinement à cette logique d’intégration européenne, parfaitement admise et comprise par tous. C’est dans cet esprit que la France a proposé aux futurs adhérents de l’Union d’engager une réflexion commune sur les conditions de leur sécurité : c’est l’objet de la proposition de Livre blanc faite par le Premier ministre français. Les travaux préparatoires sont en cours.
En fonction de cette logique, tout nouvel adhérent à l’Union européenne devrait avoir la possibilité de devenir membre plein de l’UEO. Dans l’état actuel des choses, et compte tenu du jeu cumulé des garanties de sécurité ouvertes simultanément par le Traité de Bruxelles modifié et celui de Washington, une telle adhésion à l’UEO est difficilement dissociable d’un accès à l’Otan. Ce constat ne doit sans doute pas nous conduire à établir des liens rigides pour l’adhésion à ces deux Organisations. Nous ne souhaitons, ni dans un sens ni dans un autre, que soient établis des préalables, des droits de veto ou de regard d’une Organisation à l’autre ; mais compte tenu de cette situation, la sagesse nous commanderait d’aboutir à une synchronisation, dans les faits, des processus d’élargissement. Le réalisme conduit néanmoins, me semble-t-il, à ne pas exclure une approche souple en fonction des situations particulières.
Dans ce contexte, nous ne devons pas focaliser l’attention sur la seule question de l’élargissement de l’Otan, mais pour répondre à cette dernière, nous devons trouver un bon équilibre entre plusieurs préoccupations : répondre au vide de sécurité ressenti par plusieurs pays d’Europe centrale et orientale ; préserver les fonctions de défense collective de l’Alliance ; éviter parallèlement qu’un élargissement de celle-ci donne l’impression que nous cherchons à recréer une nouvelle division de l’Europe.
Le Partenariat pour la paix nous semble marquer un bon équilibre entre ces préoccupations. Nous nous félicitons des progrès significatifs déjà enregistrés dans sa mise en œuvre. Il nous faut poursuivre dans cette voie, qui est loin d’avoir épuisé toutes ses potentialités.
Le sommet de l’Alliance en janvier s’était prononcé pour un processus évolutif. La session ministérielle de décembre dernier a ouvert la réflexion sur des questions plus concrètes : modalités, principes et implications de l’élargissement. Cette réflexion devra être, dans l’intérêt de tous, exhaustive et approfondie. Nous ne pouvons préjuger de ses conclusions opérationnelles, mais nous devons en disposer avant la fin de l’année. Tous nos partenaires intéressés auront alors la possibilité d’en être informés. Il conviendra aussi, en s’inspirant le cas échéant de la démarche collective retenue par l’Union européenne pour les pays d’Europe centrale, de prévoir une formule pour ceux qui ne bénéficieront pas parmi les premiers d’une entrée dans l’Otan.
Nous voulons simultanément que la Russie trouve pleinement la place qui lui revient dans la grande famille européenne. Elle doit, dès lors, respecter les règles de comportement qui sont le lot commun des Européens. La Tchétchénie est certes partie intégrante de la Fédération, mais la Russie a pris des engagements internationaux, en particulier au sein de l’OSCE. Le Partenariat a des exigences, notamment dans le domaine des droits de l’homme. Il appartient à la Russie de nous démontrer que, comme nous le souhaitons, la crise tchétchène, avec ses conséquences dramatiques pour les populations civiles, ne constitue pas un tournant dans la politique russe. Sous cette réserve, nous devons développer un partenariat global avec la Russie qui prendra en compte le fait que ce pays est une grande puissance avec des intérêts importants pour la sécurité européenne. Des progrès en ce sens ont été réalisés à Corfou, avec la participation de la Russie aux délibérations du Conseil européen, puis à Naples avec le G7. Le souci de disposer d’un cadre global intégrant la Russie sur un pied d’égalité nous a incités à promouvoir le renforcement du rôle de l’OSCE lors du récent sommet de Budapest. L’Otan, pour sa part, a déjà proposé un dialogue politique spécifique « sans veto ni surprise », pour reprendre la formule russe. Nous entendons établir avec la Russie un modèle de relations claires et stables conformément à ses intérêts de sécurité. Comme je l’ai récemment évoqué, de telles relations pourraient, à mon sens, passer par un traité ou un accord entre l’Alliance atlantique et la Russie, développant les acquis du dialogue politique et de la coopération dans le domaine de la sécurité.
J’en viens au quatrième objectif que s’assigne la France : contribuer à l’instauration de relations de partenariat et à la stabilité au voisinage de l’Europe
Si, pour la France, la question européenne est centrale, c’est aussi parce que l’Europe doit être en mesure de stabiliser ses zones de proximité immédiate. Elle peut le faire par l’établissement de relations suivies et denses avec la Russie ; je viens d’en parler. Elle doit le faire aussi avec ses autres voisins immédiats, c’est-à-dire les pays méditerranéens et africains. Ces deux régions du monde présentent, pour la France, une valeur de prédilection. Notre attachement à la Méditerranée et à l’Afrique constitue l’un des traits marquants de notre politique à travers le monde, mais c’est aussi l’intérêt commun de tous les pays européens, du Nord comme du Sud.
La Méditerranée, pour de nombreuses années, nous apportera des messages mêlés d’espoir et de craintes. Elle est souvent aujourd’hui perçue comme porteuse d’une nouvelle menace, celle du Sud contre le Nord, après la guerre du Golfe et la montée de l’extrémisme fondamentaliste. En même temps, la disparition de l’URSS et le processus de paix au Proche-Orient ont diminué les tensions militaires dans le Bassin méditerranéen. En tout cas, avec les années 90 et la disparition des pactes militaires, les rapports Nord-Sud deviennent prédominants : nous ne voulons pas que la Méditerranée devienne un fossé entre l’Europe et le monde arabe.
Aussi, un « partenariat euro-méditerranéen » devrait, selon nous, s’attaquer à tous les problèmes simultanément : politiques (démocratisation), économiques (libre-échange et coopération économique avec le Sud), culturels, et enfin de sécurité. C’est l’ambition de la conférence euro-méditerranéenne de Barcelone (novembre 1995). Sa composante de sécurité pourrait reposer sur un projet entre l’Union européenne et les pays riverains fixant des règles de base (non-prolifération, contrôle des armements, règlement des différends), et pouvant déboucher à terme sur un pacte de stabilité, ou un code de bonne conduite, dans le Bassin méditerranéen.
L’Europe sera conduite à définir sa « sécurité élargie » (y compris non militaire) par rapport à la Méditerranée dans les vingt années à venir, face à la crise des régimes arabes. Le projet de « zone euro-méditerranéenne de libre-échange » de la Commission implique que l’Europe contribue à la stabilité de son espace de proximité au Sud, tâche que les États-Unis n’assumeront pleinement qu’au Proche-Orient.
Pour nos relations avec le continent africain, il appartient à tous les Européens de tirer des leçons de la crise au Rwanda. En dépit des réserves et parfois d’arrière-pensées ou de suspicions initiales, l’opération que nous avons été amenés à conduire l’été dernier a finalement suscité l’adhésion de tous, voire les félicitations de beaucoup. Nous avons sans doute obtenu un appui politique, notamment du Conseil de l’UEO. Cette crise a aussi révélé les faiblesses et les lacunes européennes, sur un continent dont les évolutions nous concernent au premier chef. Peut-on envisager à l’avenir de rester indifférent face à de telles situations humanitaires, qui peuvent en outre affecter nos ressortissants ?
Il ne s’agit évidemment pas de passer d’un extrême à l’autre et de prétendre se substituer aux initiatives africaines ou à l’OUA ; mais ne serait-il pas nécessaire que les Européens se mobilisent davantage pour appuyer les efforts de diplomatie préventive et le maintien de la paix sur un continent si proche ? Je suis persuadé que l’Union européenne comme l’UEO ont en ce domaine des conseils, des expériences et des ressources utiles à apporter, qu’il s’agisse du parrainage des forces, du soutien logistique, de la coordination des moyens ou de l’aide à la formation.
Au-delà de cette proximité immédiate de l’Union européenne, il nous faut aussi répondre à de nouveaux défis, qui peuvent compromettre la stabilité du système international. Le terrorisme international, auquel la France, comme d’autres, est exposée, appelle une réponse efficace et coordonnée de la communauté des nations.
Quant à la prolifération des armes de destruction massive, nous sommes convaincus qu’elle constitue l’une des plus graves menaces à la paix et à la sécurité internationales. Le risque qu’elle fait courir à l’humanité dépasse les clivages simplificateurs entre Nord et Sud, entre puissances nucléaires et pays non dotés de l’arme nucléaire. Cela a été reconnu de la façon la plus solennelle par le Conseil de sécurité des Nations unies dans sa déclaration du 31 janvier 1992. La cause de la non-prolifération des armes nucléaires est une cause commune.
L’Union européenne s’est engagée résolument en faveur d’une reconduction indéfinie et inconditionnelle de ce traité, parce qu’elle considère qu’un monde sans TNP, ou avec un TNP affaibli, serait dangereux pour tous, notamment pour les pays situés dans des régions de tension ou de crise.
Le TNP est la clé de voûte du système international de non-prolifération ; c’est également un traité quasi universel. Il serait paradoxal qu’il soit le seul instrument juridique de cette importance à ne pas avoir un statut permanent. C’est en lui conférant la permanence qui lui fait encore défaut que l’on pourra conjurer les risques que la prolifération fait courir à tous. Toute incertitude sur l’avenir du traité contribuerait à jeter le doute sur l’avenir du système international de non-prolifération. Or, le soupçon nourrit le soupçon et c’est de là que peut naître la prolifération. La non-prolifération suppose la confiance ; la confiance suppose la permanence.
Telles sont, esquissées à grands traits, les grandes lignes de notre politique pour la sécurité européenne.
Peut-on parler de sécurité européenne sans évoquer le conflit yougoslave, souvent présenté comme la marque de l’impuissance européenne ?
Il est aussi la démonstration de la pertinence et de l’urgence des actions prioritaires que je viens d’exposer : la nécessité que l’Europe dispose d’une ligne politique commune, mais aussi d’une « masse critique » suffisante sur le plan militaire ; le rôle essentiel du lien transatlantique et de la concertation euro-américaine ; l’importance d’un partenariat solide avec la Russie et d’une relation confiante avec le monde musulman notamment.
Les acquis de nos efforts au cours des derniers mois ne doivent certes pas être sous-estimés : acquis sur le terrain grâce au travail remarquable de la Forpronu et à l’accalmie des combats survenue depuis l’ultimatum de Sarajevo et renforcée par l’accord de cessation des hostilités obtenu à la suite de la mission Carter ; acquis diplomatiques aussi, avec l’unification des positions des grandes puissances au sein du groupe de contact, l’acceptation du plan de paix pour la Bosnie par l’ensemble des parties à la seule exception des Serbes de Pale, et enfin la mise au point de propositions de règlement pour la Croatie, le plan dit « Z4 », dont nous souhaitons qu’il puisse être accepté comme base des négociations croato-serbes.
Chacun mesure néanmoins la fragilité de ces acquis et le risque, faute d’une percée politique dans les prochaines semaines, d’une reprise des combats d’ici au printemps, avec les échéances que nous connaissons : début du retrait annoncé de la Forpronu de Croatie (fin mars), terme de l’accord de cessation des hostilités en Bosnie (fin avril), échéance Dole pour la levée de l’embargo (1er mai).
Il y a donc urgence à recréer une dynamique diplomatique. Or, malgré tous nos efforts, le groupe de contact n’est pas encore parvenu à réamorcer le dialogue entre les autorités de Sarajevo et les Bosno-Serbes. C’est la raison pour laquelle, afin de donner l’impulsion nécessaire pour sortir du blocage actuel, et compte tenu des responsabilités particulières que nous confère la présidence de l’Union européenne, j’ai lancé l’idée d’une prochaine rencontre directe entre les principaux protagonistes du drame.
Les consultations sont aujourd’hui engagées, en particulier au sein du groupe de contact, pour examiner les conditions d’une telle rencontre, son ordre du jour qui devrait notamment prendre appui sur la reconnaissance mutuelle des États issus de l’ex-Yougoslavie, et la préparer avec tout le soin nécessaire. Nous n’avons pas d’autre choix que de redoubler d’efforts au cours des prochaines semaines afin de relancer la négociation. C’est me semble-t-il la priorité numéro 1 sur l’agenda de la sécurité européenne, dont nous discutons aujourd’hui.
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Permettez-moi de conclure en réaffirmant avec force la conviction qui m’anime : ou bien l’Europe élargie — la grande Europe de demain — sera capable d’assurer elle-même (dans le cadre de ses alliances, certes, mais elle-même) sa stabilité intérieure et sa sécurité extérieure, ou bien elle se dissoudra et deviendra une « non-personne » internationale. C’est dire que nos débats sont au cœur de la grande question qui va, dans les prochaines années, animer l’Europe : réussir l’élargissement sans défaire l’Union. ♦