Correspondance - L'Afrique et la stratégie française
Dans la Revue de Défense nationale de janvier 1953, M. E.-J. Debau a critiqué de façon fort intéressante la thèse que j’avais défendue dans le numéro de mai 1952, à savoir que l’armistice de juin 1940 n’était pas justifié et qu’on aurait pu continuer la lutte en Afrique du Nord. Au fond, ce qui nous oppose, mon honorable contradicteur et moi, c’est la possibilité ou non qu’auraient eue nos ennemis de l’Axe de faire fonctionner à l’encontre de l’Afrique du Nord la fameuse « pince », branche de droite par l’Espagne, brandie de gauche par l’Italie. M. Debau dit « oui », et moi j’ai dit « non ».
M. Debau est d’avis qu’en juillet-août 1940, Franco n’aurait pas refusé à Hitler l’autorisation de transit pour ses troupes à destination de Gibraltar revendiqué par l’Espagne, puis du Maroc français, et il nous rappelle l’élaboration ultérieure par les Allemands, du Plan Félix visant à la prise de Gibraltar. Je crois qu’on peut abondamment discuter ce point, qui reste et restera probablement toujours douteux. Si Franco eût – peut-être – admis assez aisément la présence allemande pour l’aider à reconquérir Gibraltar, il n’en eût vraisemblablement pas été de même si cette présence avait eu pour but des opérations tendant à la conquête de l’Afrique française et la constitution d’un arrière permanent destiné à soutenir ces opérations. Il n’est pas sûr que les Allemands aient réussi à triompher de ce sérieux obstacle politique et moral, fruit de la psychologie espagnole, et susceptible d’amener par la suite quantité de complications.
La réalisation du plan africain comportait aussi de très graves difficultés militaires et techniques, que ne pouvait estimer sainement le Plan Félix, limité à l’enlèvement de Gibraltar. Il y avait d’abord le très grand allongement des lignes de communications, dans un pays doté d’un réseau routier médiocre et d’un réseau ferré à écartement spécial. En outre, le franchissement du Détroit de Gibraltar, en présence de l’écrasante supériorité navale alliée, était une opération assez scabreuse. Évidemment, elle était simplifiée par la faible étendue d’eau à traverser, et on pouvait y aider par l’établissement d’un front de mer puissant sur la rive nord. Tout de même, il était à prévoir que les choses n’iraient pas toutes seules. Au surplus, ce franchissement poserait un problème permanent pour les ravitaillements ultérieurs. Il n’est pas recommandé, en règle générale, d’avoir, en travers de sa ligne de communications, un fossé tel que le célèbre Détroit.
On a dit aussi – et M. Debau le répète dans ses observations – que les quelques unités demeurées en Afrique étaient démunies de tout et hors d’état de combattre efficacement. Qu’en pensaient les responsables de la défense de cette région et comment voyaient-ils la situation ?
Le 22 juin 1940, le ministre de la Défense nationale demandait au général commandant en chef le théâtre d’opérations d’Afrique du Nord de lui exposer quelles étaient, à son avis, et à défaut de secours de la métropole, les possibilités de durée d’une résistance en Algérie, en Tunisie et au Maroc, en tenant compte d’une intervention possible des puissances de l’Axe par le Riff espagnol. Le ministre annonçait, en outre, la visite du général Koeltz, envoyé en liaison par avion auprès du général commandant en chef le TOAFN pour recueillir tous renseignements complémentaires. La réponse faite par cette haute autorité (général Noguès), relativement aux points discutés ici, est contenue dans le document suivant, que je verse au débat :
Extrait du journal des marches et opérations du QG du commandant en chef du théâtre d’opérations de l’Afrique du Nord.
« 23 juin 1940. — Par télégramme de ce jour, le général commandant en chef le TOAFN répond au télégramme du ministre de la Défense nationale en date du 22 juin signalé à cette date au présent journal.
« Ce télégramme est analysé ci-après :
« A. — Le général commandant en chef le TOAF indique que l’Afrique du Nord, avec ses ressources actuelles, les renforcements d’aviation en cours et l’appui de la flotte, est en mesure de résister longtemps aux entreprises de l’ennemi.
« Le général estime que la menace du côté espagnol constitue actuellement le danger principal et doit être réglée par une action préventive qui serait déclenchée dès l’entrée en territoire espagnol des forces italiennes ou allemandes.
« Le général commandant en chef peut entreprendre cette opération avec les forces dont il dispose en Afrique du Nord, à condition de prélever certains éléments en Tunisie…
« En cas d’insuccès, les coupures du Sabou et de l’Ouargha constitueraient une bonne ligne de défense contre les engins blindés dans les directions les plus dangereuses (Rabat—Fez).
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« B. — Grâce aux 600 avions dont elle dispose maintenant, l’Afrique du Nord est en mesure, non seulement d’appuyer fortement les opérations terrestres ou navales, mais aussi d’intervenir très efficacement contre les points vitaux de la Libye et de l’Italie…
« Les stocks de carburant et de munitions correspondent à environ deux mois d’opérations. Un recomplètement est à entreprendre dès maintenant.
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« C. — Quelle que soit la situation de la Métropole, il est indispensable qu’elle fasse un dernier effort pour envoyer dans les jours qui suivent toutes les troupes, tout le personnel et tout le matériel possible.
« La liste des besoins les plus indispensables… est remise au général Koeltz. » Malheureusement, loin de faire droit à cette requête, le Gouvernement bloquait au même moment dans les ports, au départ de France, tout le matériel à destination de l’Afrique du Nord, et des officiers envoyés en France par le général Noguès étaient même arrêtés, pour avoir voulu faire partir le matériel ainsi retenu. Ajoutons à ces considérations, pour compléter le tableau, que le général en chef était soutenu et encouragé dans la voie de la résistance par toutes les autorités et les populations de l’Afrique du Nord et que le Gouverneur général de l’Afrique occidentale s’était mis à sa disposition, ce qui fournissait à l’Afrique du Nord un important appui et un arrière immensément étendu. En résumé, il semble bien que, si le Gouvernement de l’époque avait fait le nécessaire, en premier lieu en passant lui-même de l’autre côté de l’eau, la campagne d’Afrique eût été, pour l’ennemi tout au moins, dure, indécise, aléatoire, en supposant que cet ennemi ait pu, par l’Espagne, prendre pied sur le sol africain et s’y maintenir. Il est donc faux de prétendre que cette campagne « aurait été une simple promenade », dans une région où il n’y avait « rien à battre ».
Reste la branche gauche de la « pince ». M. Debau affirme que cette branche « par la Sicile et la Tunisie, aurait sans doute suffi à faire tomber l’Afrique du Nord ». Là, je ne comprends plus. Je me demande ce qu’auraient bien pu faire dans ce secteur les Italiens, aux prises avec les Anglo-Français disposant de l’égalité aérienne et d’une formidable prépondérance navale. On sait combien, à certains jours de la campagne de Libye, les Germano-Italiens ont été gênés par la précarité des communications maritimes Italie-Afrique. Qu’eût-ce été ici, ces communications entièrement coupées ? Les Italiens d’Afrique se seraient trouvés dans une situation simplement désespérée.
« Malte isolée n’aurait pu résister longtemps. » Non. Malte, au milieu d’une mer entièrement dominée par les Alliés, aurait peu risqué et aurait fort bien résisté, à l’abri des dangers qui ont rendu sa situation critique en 1941 et 1942.
Mais tout cela, c’est du passé. C’est de la polémique rétrospective. Ne retenons de ce passé que l’enseignement qui nous intéresse et en émane en vue de l’avenir, à savoir la nécessité d’équiper rationnellement et d’organiser convenablement l’Afrique du Nord pour les luttes futures. Restons d’accord sur ce point essentiel. Comme le dit très justement M. Debau : « Une défense à cet échelon ne s’improvise pas. » ♦