La fin des politiques nationales
Peu de gens osent s’aventurer dans le maquis du traité d’Amsterdam. Plus rares encore sont ceux qui s’intéressent au chapitre qu’il consacre à la sécurité européenne. En principe pourtant, il devrait valoir le détour puisqu’il est censé compléter, améliorer, perfectionner, corriger le chapitre correspondant du traité de Maastricht. Il promet, par conséquent, quelque chef-d’œuvre enrichi par la réflexion et l’expérience. Or, la vérité oblige à dire qu’il gagne beaucoup à rester ignoré.
À certains égards, certes, il marque un indéniable progrès, mais pour l’essentiel, il est une confirmation.
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Le progrès frappe immédiatement quand on le compare à Maastricht. La Pesc, telle qu’elle y avait été « instituée », était déjà riche de principes, d’objectifs, de procédures, mais pour l’essentiel elle restait l’affaire à peu près exclusive des États membres. Avec Amsterdam, les mécanismes se perfectionnent : aux actions et positions communes, s’ajoutent maintenant les stratégies communes, toutes étant pourvues, comme il se doit, de modes de décision distincts ; les parties prenantes se multiplient : il y avait déjà les ministres et les directeurs politiques, on y adjoint un « M. Pesc » et un centre de planification et d’alerte rapide qui tous deux auront voix au chapitre, en même temps d’ailleurs que la Commission et le Parlement européens voient leur rôle renforcé. Enfin, comme si tout cela était encore trop simple, l’ensemble du système ira se raccrocher d’un côté à la procédure budgétaire de l’Union et de l’autre à l’UEO, dont on sait qu’elle est elle-même à géométrie variable et qu’en outre elle s’emboîte dans les structures de l’Otan. La machinerie était déjà compliquée ; maintenant on a une usine à gaz !
Voilà donc pour le progrès : il est spectaculaire mais c’est celui de la complication. Il semble, du reste, qu’on s’en soit avisé car, aux dernières nouvelles, il serait question de supprimer l’UEO, ce qui ferait disparaître un pan entier de ce que le traité avait de plus nouveau, on n’ose dire de plus novateur, et ce, alors même qu’il est à peine ratifié.
De ce premier point de vue, en tout cas, il n’y a pas grand-chose à attendre d’Amsterdam. La complexité de ses mécanismes garantit leur immobilité. Maintenant, venons-en au second aspect, à ce qu’Amsterdam confirme de Maastricht. Le progrès était celui de la complication.
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La confirmation est celle d’une illusion.
Après quelques années d’expérience, la preuve est faite que Maastricht fut une illusion. Nulle part, la Pesc, soi-disant « instituée » à Maastricht, ne s’est manifestée ni au Proche-Orient, ni dans le Golfe, ni à l’Otan, ni en Afrique. Et quand elle a prétendu le faire, ce fut le lamentable fiasco de Yougoslavie. Partout, les résultats furent ou bien dérisoires ou bien désastreux.
L’échec de la Pesc n’est pas accidentel, il est lié à son concept même comme on le voit clairement sur l’exemple yougoslave.
La Pesc, d’abord, n’est pas une politique : l’Europe a voulu maintenir l’unité yougoslave, puis elle s’est employée à la détruire, mais elle voulait une Bosnie unitaire et elle a fini par se résigner à une Bosnie en trois entités.
La Pesc n’est pas européenne. Jamais l’Europe ne fut tout entière et jamais elle ne fut seule ni sur le terrain ni dans le Groupe de contact. Et l’épilogue de l’affaire fut d’appeler au secours l’Otan et de s’en remettre à l’Amérique.
Enfin, la Pesc ne concerne pas la sécurité de l’Europe. Celle-ci n’était pas agressée ; ses intérêts de sécurité n’étaient pas en jeu. Quel qu’eût été le dénouement de l’affaire, sa sécurité n’en eût pas été affectée. L’Europe ne défendait pas sa sécurité ; elle croyait affirmer sa puissance.
La Pesc de Maastricht n’est rien de ce qu’elle annonce. Celle d’Amsterdam lui est semblable en tous points. Elle n’est pas une politique : elle définit des moyens, mais pas une fin. Les Européens ne sont d’accord sur rien, ni sur le nucléaire, ni sur l’Otan, ni sur l’ennemi, ni sur la menace. Elle n’est pas européenne : elle confirme l’abandon de l’Europe à l’Otan. Elle n’a rien à voir avec la sécurité. L’Europe n’a autour d’elle que des amis. Aucun, d’ailleurs, n’est assez puissant pour se mesurer à elle. Elle n’a donc pas d’ennemi à vaincre ; elle souhaite seulement se donner des sujets ou des clients.
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Comme dirait Raymond Devos, le trois fois rien de Maastricht multiplié par le trois fois rien d’Amsterdam, cela ne fait rien de neuf.
Le destin d’Amsterdam, comme celui de Maastricht, est d’échouer. D’abord au sens habituel du mot : l’échec est inévitable. Ensuite et surtout, en ce sens que l’échec est délibérément programmé : il faut qu’Amsterdam échoue pour qu’on ait un « super-Amsterdam », pour en finir avec les politiques nationales et pour remettre la sécurité de l’Europe entre des mains non européennes. ♦