Allocution du Premier ministre à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 22 octobre 1999.
La politique de défense de la France
Je suis heureux de m’exprimer devant la session nationale de l’IHEDN, à l’invitation de M. Jean-Marie Guéhenno, que je remercie. C’est pour moi l’occasion de saluer les nouveaux auditeurs et, parmi eux, les auditeurs étrangers qui, pour la première fois cette année, sont accueillis au sein de l’Institut. Je veux aussi adresser tous mes vœux de succès à l’amiral Célérier qui vient d’en prendre la direction.
Cette année fut exceptionnelle pour nos forces armées, engagées au Kosovo dans des opérations de guerre au service du droit. C’est pourquoi je tiens, en présence du ministre de la Défense Alain Richard et du chef d’état-major des armées le général Kelche, à rendre à nouveau hommage à nos militaires des trois armées, de la gendarmerie et des services qui, dans des conditions difficiles, ont fait honneur aux armes de la France. Je salue aussi leur présence aujourd’hui au Timor et leurs interventions récentes en Amérique centrale pour des missions humanitaires.
C’est la troisième fois que j’interviens devant vous sur la politique de défense. Avant d’en aborder les différents volets, je souhaite apporter ma contribution à la réflexion conduite dans votre colloque : « Influence, puissance, quelle stratégie pour le XXIe siècle ? ».
La puissance des nations reste au cœur des préoccupations de tout responsable d’État. Comme chef du gouvernement, responsable selon la Constitution de la défense nationale, je mets cette question au centre de ma réflexion. Ce qui me paraît aujourd’hui nouveau, ce sont les conditions et les modalités d’exercice de la puissance. Trois causes fondamentales expliquent cette évolution : les turbulences d’une réalité internationale en recomposition, la mondialisation économique, l’emprise croissante des systèmes de communication planétaires.
Certes le monde tend à s’unifier ; mais il subit aussi les effets de l’éclatement du bloc soviétique, la marginalisation économique de certaines zones et l’émulation agressive entre des puissances régionales. Ainsi coexistent sur la scène internationale des États intégrés dans un vaste réseau d’échanges, développant régionalement ou mondialement des solidarités d’intérêt ou de destin, et des pays laissés-pour-compte. Certaines puissances sont tentées par l’unilatéralisme ; d’autres pays sont fragilisés par le dépérissement ou les insuffisances de leur État.
Dans ce contexte, que signifie pour la France la référence à la puissance ? Quels en sont pour nous les ressorts ? Quelle importance accordons-nous au fait pour notre pays de tenir un rang particulier dans le concert des nations ? Quels efforts sommes-nous prêts à consentir pour maintenir son influence ? Voilà quelques-unes des questions que vous allez aborder au cours de vos travaux. Je voudrais vous apporter ici un éclairage politique.
La France est une puissance. Rappelons quelques faits : ses capacités économiques, son rayonnement scientifique et culturel, mais aussi ses forces militaires, rangent notre pays au nombre des puissances mondiales qui ont une influence sur la définition des rapports de force et sur l’élaboration des règles de droit qui structurent la société internationale.
Des éléments plus subjectifs concourent aussi à cette capacité de la France. La stabilité politique, la cohésion sociale, la confiance des Français en eux-mêmes, ou encore le consensus sur la politique de défense, contribuent à renforcer l’autorité de notre pays et ses marges d’action diplomatique. S’ajoute à cela l’idée partagée par nos concitoyens que la France a un rôle à jouer sur la scène mondiale.
Mais notre pays, qui n’a ni ennemi déclaré, ni visées agressives ou hostiles à l’égard de quiconque, met son statut de puissance au service de la prospérité et de la sécurité du monde. Pour cela, il encourage le développement de relations internationales concertées. Or, si la norme de droit progresse sous l’égide des grandes organisations internationales, l’équilibre des puissances demeure encore un gage de paix.
L’équilibre stratégique global qui implique les États-Unis, la Russie, l’Europe et la Chine semble pour l’heure assuré. Aucune de ces puissances n’a la prétention ou en tout cas les moyens d’une hégémonie, même si les États-Unis se trouvent en situation relative de puissance dominante. La question n’est pas tant d’exclure l’apparition de puissances nouvelles que de savoir si ces dernières contribueront à cet équilibre ou le mettront en cause. Celui-ci serait menacé si nous ne parvenions pas à freiner une course aux armements en nette reprise, si n’étaient pas apaisées les tensions et les rivalités sur le continent asiatique et au Moyen-Orient, voire si devait se concrétiser la tentation de la principale puissance de s’affranchir des disciplines internationales dans les armements stratégiques, à la définition desquelles elle a pourtant tant contribué.
La diffusion de la puissance entre plusieurs grands pôles politiques, économiques et militaires caractérisera sans doute le début du siècle prochain. À cet égard, l’Union européenne, zone d’intégration économique et politique, pôle d’attraction pour un nombre grandissant de pays, sera mieux à même d’assumer sa place et son rôle en cas de crise.
L’avenir de cet équilibre mondial dépendra aussi des réponses données à trois questions essentielles. Quelle répartition des richesses, compte tenu des évolutions démographiques ? La coïncidence du nombre et de la misère est explosive. Quelle issue à la lutte contre la prolifération et la course aux armements ? L’accumulation d’armes et de surcapacités militaires est une grave menace pour la paix. Quelles règles pour la société internationale ? La définition de règles acceptées par tous est une garantie de stabilité et de développement.
Je l’ai dit devant l’Assemblée générale des Nations unies : à problèmes globaux, réponses globales. Plus le monde se globalise, plus il a besoin de règles, et d’abord de règles de nature à encadrer le marché et à prévenir ses dérives. L’économie de marché ne doit pas conduire à la société de marché. Le progrès d’une société internationale, économiquement et socialement plus avancée — c’est-à-dire plus juste —, dans un monde plus largement ouvert à la démocratie, attentif au respect des droits de l’homme, tels sont nos objectifs. Pour y parvenir, la France entend mobiliser ses forces, son énergie et son influence dans plusieurs directions : faire progresser le désarmement ; construire l’Europe de la sécurité et de la défense ; consolider un système international régulé par des normes de droit. Nous devons en même temps tirer les enseignements de chaque crise majeure et en particulier de celle du Kosovo. Tels sont les grands thèmes que je voudrais évoquer devant vous cette année.
En matière de désarmement, la France veut avoir une conduite exemplaire
Elle est une des premières nations à avoir ajusté sa force de dissuasion au nouvel environnement stratégique issu de la guerre froide. La contraction de notre armement nucléaire depuis 1992 est notable : démantèlement complet des composantes sol-sol de notre arsenal ; réduction du volume et de la posture d’alerte de nos composantes sous-marine et aéroportée ; fermeture de nos usines de production de matière fissile militaire ; arrêt définitif des essais nucléaires et démantèlement de nos sites d’expérimentations.
Ce désarmement unilatéral s’est accompagné d’un actif engagement diplomatique. Depuis la fin de la guerre froide, la France a redoublé d’efforts pour faire progresser les négociations sur le désarmement et la non-prolifération. Très active dans la négociation d’un traité de réduction des forces classiques en Europe, signé à Paris en 1990, elle a proposé dès 1991 aux Nations unies un plan global de maîtrise des armements et de désarmement. Notre pays a pris part à l’élaboration, puis à l’entrée en vigueur de la Convention d’interdiction des armes chimiques. Nous encourageons la négociation d’un protocole de vérification de la Convention des armes biologiques. La France agit en faveur de la négociation rapide d’un traité d’interdiction de la production de matières fissiles qui soit universel et internationalement vérifiable. Elle a été la première puissance nucléaire, avec le Royaume-Uni, à ratifier en 1998 le traité d’interdiction complète des essais nucléaires.
Après une période positive pour le désarmement, les dernières années semblent marquées par un relâchement de la vigilance et de la discipline internationales. Certaines expérimentations nucléaires et balistiques, les réticences de nombreux États — dont celle exprimée malheureusement par le Sénat américain — à ratifier le traité d’interdiction des essais nucléaires et le ralentissement de la dynamique des traités Start sont pour nous autant de sujets de préoccupation. La conférence du désarmement se trouve aujourd’hui comme paralysée. La négociation du traité d’interdiction de production de matières fissiles pour des armes nucléaires n’est toujours pas engagée. Quelles que soient ces difficultés, la France n’entend pas renoncer à la relance des grandes négociations en faveur du désarmement.
Dans ce contexte, la dissuasion nucléaire demeure toutefois un fondement essentiel de notre défense. Trop d’incertitudes pèsent sur la sécurité de notre environnement et sur l’évolution des risques au début du siècle prochain. Des arsenaux nucléaires démesurés, héritage de la guerre froide, demeurent sur notre continent. L’évolution rapide de la situation stratégique, la poursuite d’efforts importants dans le domaine nucléaire par certaines puissances, et la prolifération des armes de destruction massive, notamment balistiques, justifient que la France continue de disposer d’une gamme d’armements modernes et dissuasifs.
La France refuse de voir dans l’arme nucléaire une « arme de bataille ». L’arme nucléaire fonde une stratégie par essence dissuasive. Celle-ci est guidée par une conception strictement défensive de notre politique. Elle garantit que la survie de notre pays ne sera pas mise en cause par une puissance hostile. Elle nous permet de faire face aux risques liés à l’existence d’armes de destruction massive et de vecteurs balistiques, en préservant notre liberté de manœuvre face à une menace contre nos intérêts vitaux. Elle contribue, par là même, à la sécurité de l’Europe.
Dans la situation stratégique actuelle, contrastée et mouvante, marquée par l’apparition de nouveaux risques, la dissuasion nucléaire repose sur des capacités autonomes, permettant de s’opposer à la matérialisation d’une menace contre nos intérêts vitaux, quelles qu’en soient l’origine — même lointaine —, la nature ou la forme. Nous veillons donc à la modernisation et aux modifications d’un arsenal nucléaire qui, tout en restant limité en volume, conformément au principe de stricte suffisance que nous affirmons, doit prendre désormais en considération les armes balistiques et de destruction massive dont se dotent certaines puissances.
Le déploiement des arsenaux balistiques, vecteurs potentiels d’armes de destruction massive, et celui de défenses antimissiles qui viseraient à leur répondre ne sont pas sans incidence sur la stabilité internationale. À cet égard, et en dépit de l’argumentation de nos amis américains, nous exprimons nos craintes envers le développement de tels programmes. Le président de la République a eu l’occasion d’exposer ses inquiétudes à ce sujet. Il est clair que cette question ne saurait être traitée seulement dans le cadre bilatéral russo-américain lié au traité ABM. Il importe aussi d’évaluer les conséquences d’une relance de la course aux armements provoquée par un projet dont la logique ferait basculer les efforts menés en faveur de la non-prolifération vers des actions centrées sur la contre-prolifération.
Avec le désarmement, une plus grande intégration de la défense européenne est une autre priorité de la politique extérieure du gouvernement en matière de sécurité.
L’Europe de la Défense est un projet de longue haleine qui demande volontarisme et pragmatisme
Les fondations en ont été posées avec clairvoyance par François Mitterrand, Helmut Kohl et leurs pairs, lorsqu’ils ont lancé le processus conduisant à la création d’une union politique européenne.
L’Europe de la défense connaît depuis deux ans une relance prometteuse. La convergence de vues entre la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne, exprimée à Saint-Malo et à Toulouse, a permis de donner une impulsion décisive à ce projet. La déclaration adoptée par les Quinze au conseil européen de Cologne répond à notre volonté de concrétiser la politique de sécurité et de défense à l’intérieur, et non pas en marge, de l’Union européenne, en dotant celle-ci des capacités autonomes et des moyens propres pour décider et pour agir. Cette volonté, nous devrons lui donner une première traduction à Helsinki. Pour cela, il nous faut définir l’architecture de ce que nous voulons construire au sein de l’Union européenne : tout d’abord, les organes nécessaires à la prise de décisions collectives dans le domaine de la sécurité et de la défense ; ensuite, les outils militaires permettant de mettre en œuvre les engagements souscrits à Cologne, qui impliquent de pouvoir recourir soit à ceux de l’Otan, soit à des moyens nationaux et multinationaux européens.
Il nous semble important de développer les capacités européennes dans les domaines où celles-ci manquent le plus cruellement : renseignement, commandement et contrôle, mobilité stratégique. Pour savoir et décider en connaissance de cause, il faut à l’Union une capacité de fusion du renseignement et une capacité propre de planification stratégique. Pour décider, il lui faut également mettre en place, sous l’autorité du Conseil des ministres, les organes politiques et militaires appropriés, c’est-à-dire un Comité politique et de sécurité, un Comité militaire et un état-major européens. La création d’organes et de procédures nouveaux ne peut être immédiate. Il sera donc nécessaire d’envisager la mise en place d’un régime transitoire préfigurant les structures à venir et intégrant le développement de la politique étrangère et de sécurité commune comme le rôle nouveau confié au haut représentant, M. Javier Solana.
Pour agir, l’Union européenne doit pouvoir s’appuyer sur des capacités nationales et multinationales de commandement, des capacités de projection, notamment de transport stratégique, et des forces adaptées. Il nous faut envisager toutes les implications du projet : l’intégration de l’Union de l’Europe occidentale et le transfert de ses fonctions à l’Union européenne ; l’association au processus en cours de tous nos alliés et partenaires européens, quel que soit leur statut. Celui-ci sera bien sûr conduit dans un dialogue confiant entre les Européens et leurs partenaires au sein de l’Alliance.
La dimension industrielle est l’arrière-plan déterminant de ce projet européen. Il est fondamental que notre continent détienne la capacité de développer les technologies de l’avenir, et que l’industrie européenne, notamment d’armement, conforte sa place dans la compétition mondiale. Il y a une semaine, j’ai eu la grande satisfaction d’annoncer, avec le chancelier allemand Gerhard Schröder, le rapprochement d’Aerospatiale-Matra et de Dasa. Cette fusion, qui rassemble des projets industriels, résulte aussi d’une volonté politique constante de nos deux gouvernements. Elle est une étape décisive de la consolidation de l’industrie d’armement en Europe, indispensable pour faire face à la constitution de groupes internationaux — particulièrement américains — de très grandes dimensions.
Ces rapprochements européens nous conduisent à repenser avec nos partenaires le cadre dans lequel se déploient ces activités de défense. La simplification des transferts de matériels sensibles entre nos pays, l’harmonisation des procédures d’encadrement des exportations d’armement, l’harmonisation des règles de protection des informations classifiées, doivent accompagner le développement des groupes industriels qui résultent de ces rapprochements européens.
Dans ce domaine aussi, le gouvernement a pris des initiatives. Nous avons signé avec l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne, la Suède et l’Italie, le 6 juillet 1998, une lettre d’intention pour faciliter le rapprochement de nos industries de défense. Il nous faudra étendre cette démarche à d’autres partenaires au sein de l’Union, mais aussi à d’autres domaines. En effet, le maintien, et dans certains cas l’essor de nos capacités technologiques supposent que les États européens, qui disposent potentiellement ensemble d’une capacité de financement comparable à celle des États-Unis, conjuguent leurs dépenses de recherche et de développement.
Dans le prolongement de ces efforts de recherche, le développement des programmes en coopération est impératif. La dotation des armées européennes en matériels issus de mêmes programmes est le meilleur moyen de promouvoir l’interopérabilité de nos forces et, dans certains cas, leur mutualisation. Avec l’Occar, nous avons établi les conditions d’une meilleure gestion de nos programmes en coopération avec nos partenaires allemand, britannique et italien. Nous devons à la fois approfondir et élargir cette démarche.
Telles sont les ambitions que nous avons tracées pour l’Europe. Pour nous, le dessein européen est essentiel à la sécurité et à la stabilité internationales.
Dans le cadre des Nations unies, la France s’engage au service de la paix. Elle s’est fixé l’objectif de conforter le rôle de l’Organisation des Nations unies. Ses principes fondateurs visent au règlement pacifique des conflits et au respect des droits de la personne humaine : ils sont plus que jamais d’actualité. C’est pourquoi la France rappelle aussi souvent que nécessaire la prééminence du Conseil de sécurité en ce qui concerne le maintien de la paix et de la sécurité internationale et pour le recours à la force dans le règlement des conflits. Des circonstances peuvent se présenter dans lesquelles l’urgence humanitaire commande d’agir sans délai, mais cette démarche doit rester exceptionnelle. Ce fut le cas au Kosovo.
L’intervention au Kosovo a marqué la volonté d’agir de la communauté internationale. Menée au nom de l’urgence humanitaire, notre action tirait sa légitimité de plusieurs résolutions du Conseil de sécurité fondées sur le chapitre VII de la Charte et de leur violation persistante par les autorités de Belgrade. Tirant les leçons des tergiversations et des divergences qui s’étaient manifestées lors de l’éclatement de la Yougoslavie, l’Europe a su, dans la crise du Kosovo, parler d’une même voix, concevoir une action politique concertée et mettre en œuvre avec les États-Unis une volonté commune dans l’action militaire. Cette première intervention de l’Otan dans un conflit ouvert, la participation à la campagne aérienne de la quasi-totalité des nations de l’Union européenne, l’engagement militaire allemand, pour la première fois depuis cinquante ans, mais aussi la capacité à réintégrer la Russie dans le règlement politique du conflit, sont autant d’événements marquants diplomatiquement et militairement.
Du conflit au Kosovo, nous pouvons tirer des enseignements sur la conduite des opérations, les capacités militaires, latechnologie mise en œuvre
La France a d’abord tenu sa place dans la conduite politique des opérations. Les mécanismes de concertation entre Alliés nous ont permis de peser sur les grandes options stratégiques et sur les choix opérationnels. Cette crise a montré les avantages que nous pouvons tirer de notre position particulière au sein de l’Alliance dès lors que nous avons eu le souci de faire valoir nos vues. Notre aptitude à participer à une opération militaire de l’Otan sans perdre pour autant le contrôle politique de l’emploi de nos forces a été pleinement démontrée dans le premier engagement offensif de cette Organisation.
Dans le domaine strictement militaire, la campagne aérienne — qui avait un but coercitif — ne visait pas l’anéantissement de la partie serbe. Les frappes aériennes, appliquées dans la durée, ont atteint l’objectif qui leur était assigné : obtenir un point de rupture politique et la capitulation de M. Milosevic, pour aboutir au retrait des forces serbes, au retour des réfugiés et à l’entrée au Kosovo d’une force de maintien de la paix. Cette stratégie aérienne fondée sur l’emploi maîtrisé de la force a démontré son efficacité, les Alliés étant restés unis dans son application. L’arme aérienne s’est révélée comme un moyen militaire efficace au service de la gestion politique d’une crise.
Les moyens militaires français mis en œuvre pendant cette campagne aérienne ont sensiblement évolué par rapport à ceux qui avaient été engagés huit ans plus tôt, lors de la guerre du Golfe. Des progrès ont été faits dans les domaines essentiels du renseignement, des frappes de précision de jour comme de nuit, ou encore dans celui de l’interopérabilité des matériels, et dans la compétence acquise par nos soldats au sein des structures interalliées. Les officiers français ont montré leur aptitude à occuper tous les postes d’une chaîne opérationnelle interalliée.
Ce conflit, en même temps, a mis plus crûment en évidence le déséquilibre quantitatif et, dans une moindre mesure, qualitatif, qui existe entre les moyens des Européens et ceux des Américains. Au-delà du nombre d’avions de combat respectivement engagés, l’écart entre les capacités de commandement, de recueil d’analyse et d’intégration en temps réel de l’information a amplifié les conséquences de l’avance technologique des États-Unis. Cette situation leur a permis de jouer un rôle prépondérant dans des domaines tels que la maîtrise de l’information et l’environnement électronique, l’évaluation des frappes, l’emploi des missiles de croisière. Pour certains équipements, la France est en voie de diminuer l’écart, notamment avec la livraison programmée des missiles Scalp et Apache. D’autres besoins, pour être pleinement satisfaits, devront faire l’objet d’une concertation en Europe, par exemple pour mutualiser les capacités de transport aérien, éventuellement maritime, ou mettre en commun les capacités de ravitaillement en vol.
Nous devrons aussi renforcer nos moyens de commandement et de contrôle des opérations. Notre capacité autonome à apprécier les situations, à juger des objectifs à attaquer et à évaluer les résultats des opérations, mérite une réflexion approfondie. Lors du conflit, un certain nombre de technologies ont fait défaut. À l’avenir, en ce qui concerne les capteurs, un effort particulier pourrait être consacré aux capacités tout temps, qu’il s’agisse de l’observation spatiale et aérienne ou de la frappe métrique. Une réflexion semble aussi devoir être menée sur la navigation par satellites. L’investissement technologique pourrait être accentué sur les drones, les moyens de brouillage offensif et la suppression des systèmes de défense antiaérienne ; il peut être poursuivi sur la furtivité des aéronefs. Pour les systèmes d’information et de commandement, un effort devrait être fait dans la maîtrise de l’information en temps réel. Telles sont quelques-unes des premières leçons qui peuvent être tirées de notre engagement au Kosovo.
Alors que nous mettions en œuvre le règlement de ce conflit sur la base de la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies, un autre peuple, au Timor-Oriental, demandait que son droit à l’autodétermination fût reconnu. Là encore, le déchaînement de la violence, non contenue par le pouvoir en place, a poussé des milliers de réfugiés sur les routes de l’exode. Les États ont été de nouveau interpellés par les opinions publiques. La France a décidé de participer à la force d’interposition, l’Interfet, en déployant un détachement à vocation prioritairement humanitaire, une antenne chirurgicale, des moyens de transport aérien et deux bâtiments de la marine nationale.
Aujourd’hui les troupes françaises sont déployées en ex-Yougoslavie, en Afrique, au Timor et au Proche et Moyen-Orient : la France n’a jamais eu autant de moyens militaires engagés simultanément hors du territoire national dans des opérations de soutien de la paix. La France concrétise ainsi sa volonté de faire ce qui est nécessaire pour assumer ses responsabilités et respecter ses engagements internationaux.
Elle ne peut cependant intervenir en tous lieux et en toutes circonstances. Il est de la responsabilité du président de la République et du gouvernement de ne pas exposer inutilement le crédit de la France ni la vie de ses soldats. Nos responsabilités doivent donc être assumées avec réalisme. Les limites de nos moyens militaires, le coût des opérations extérieures, sont des contraintes dont il faut tenir compte.
Notre vision est dynamique et nous avons su tirer les leçons des crises passées. Le Cambodge avait montré toute l’importance d’une stratégie de sortie politique de crise claire et reconnue pour permettre l’engagement utile de forces de maintien de la paix. Les difficultés rencontrées par la Forpronu en Bosnie ont mis en lumière le caractère déterminant d’un mandat précis, appuyé sur des règles d’engagement robustes. Les opérations aériennes au Kosovo montrent combien est déterminante la capacité à maîtriser l’espace de l’adversaire, avec tous les moyens de la force armée sous un contrôle politique étroit.
La complexité des objectifs politiques poursuivis dans les missions de maintien de la paix demande de plus en plus souvent, jusque dans les opérations militaires, la capacité de mesurer au plus près les effets de l’emploi de la force armée. Le contexte et les buts de nos interventions nous imposent aussi d’envisager de nouveaux instruments pour des tâches inhabituelles, mêlant les fonctions de police à certaines fonctions militaires. Il faut donc concevoir une meilleure transition entre les missions de maintien de la paix et celles de maintien de l’ordre. Cet objectif doit être pris en compte par nos forces armées.
Cette année 1999 est aussi celle du bilan à mi-parcours de la réforme ambitieuse de notre dispositif de défense conduisant à la professionnalisation complète de nos forces en 2002
Pour la première fois, une loi de programmation militaire, celle de 1997-2002, trouve sa traduction budgétaire dans la durée. Sans dérive majeure ni impasse, elle conserve sa validité alors qu’elle a dépassé la première moitié de son exécution. Chaque année, le gouvernement a veillé à doter le ministère de la Défense des moyens financiers et des effectifs nécessaires pour mener à bien cet exercice. Dans ce cadre, les travaux de la revue de programmes en 1998, puis de la revue du Titre III en 1999, ont permis de mieux analyser les dépenses et de justifier les économies dégagées par la délégation générale pour l’armement, avec le concours actif des états-majors d’armée. Ces efforts commencent à porter leurs fruits. L’exécution de la programmation en cours et la professionnalisation des armées seront conduites dans les conditions et selon le calendrier retenus. Au-delà de la transformation en cours, la démarche programmatique reste pour le ministère de la Défense une nécessité en ce qui concerne les effectifs et les programmes d’armement.
C’est pourquoi, tout en menant à son terme l’actuelle loi de programmation, le gouvernement se doit, afin d’éviter toute solution de continuité, de préparer dès à présent la prochaine. La programmation actuelle n’est en effet qu’une étape, même si celle-ci est déterminante. Les trois dernières années ont largement engagé la mutation organisée par la programmation en vigueur. Le ministre de la Défense Alain Richard va donc lancer les travaux de préparation de la nouvelle loi. Cet exercice conduira d’abord à examiner la pertinence du modèle d’armée. Il devra aussi tirer complètement les enseignements des crises récentes et notamment du Kosovo. Il devra consolider les capacités stratégiques dimensionnantes de notre puissance militaire et développer la cohérence opérationnelle de nos moyens de projection. Il devra enfin intégrer plus encore la dimension européenne. Là est le véritable défi : construire une programmation qui donne corps à nos priorités nationales tout en contribuant à la construction d’un outil de défense européen. Ce projet, qui sera préparé par le ministère de la Défense dans les prochains mois, sera discuté au sein de l’exécutif qui en approuvera les termes. Il sera ensuite soumis au Parlement, où je souhaite qu’il donne lieu à un vaste débat.
L’adhésion des Français à une politique de défense adaptée à nos besoins de sécurité est en effet essentielle. Forte de ce soutien, disposant des moyens d’agir, acteur majeur du projet européen, je ne doute pas que la France continuera à assumer pleinement ses responsabilités au service de la paix et de la sécurité. ♦