Extrait de la conférence inaugurale du Forum de Paris, par l'auteur, le vendredi 28 mars 2008.
La Méditerranée ou l'ultime utopie
The Mediterranean, or, the final utopia
Extracts from the opening address at the ‘Forum de Paris’ by Jacques Attali, Friday 28 March 2008.
Je suis né d’un côté de la Méditerranée avec l’histoire tragique de l’Algérie, qui n’est pas celle du Maroc, ni celle de la Tunisie, qui est bien différente et nous laisse sans doute un goût plus amer, la joie de la jeunesse, la force de la renaissance, de la nostalgie et de la volonté de retrouver un jour peut-être, dans une utopie qui reste à faire, ce qui fut notre destin commun. Puis je vis de l’autre côté, ici, où la Méditerranée est si présente, et en même temps si absente, puisque la France a choisi, malgré son destin, malgré sa position géographique, d’oublier la Méditerranée, comme si elle avait été oubliée par elle, pour se reconstruire comme une puissance continentale, monumentale, sédentaire, oubliant ses racines maritimes, nomades, agiles, qui étaient à l’origine méditerranéennes.
La Méditerranée (1)
Je n’ai eu dans ma vie qu’un seul maître à penser et c’est Fernand Braudel que je voudrais citer en commençant. Car rien n’a été dit de plus beau sur la Méditerranée que ces quelques mots que tout le monde connaît, et qui ont été écrits dans cette préface à La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II : « La Méditerranée n’est même pas une mer, c’est un complexe de mers, et des mers encombrées d’îles, coupées de péninsules, entourées des côtes ramifiées, sa vie est mêlée à la terre, sa poésie plus qu’à moitié rustique, ses marins sont à leurs heures paysans, elle est la mer des oliviers et des vignes autant que celle des étroits bateaux à rames, ou des navires ronds des marchands. Et son histoire n’est pas plus à séparer du monde terrestre qui l’enveloppe que l’argile n’est à retirer des mains de l’artisan qui le modèle. Car la Méditerranée c’est à la fois une mer et c’est tout ce qui l’entoure ». Nous vivons sur l’idée que les peuples méditerranéens partageraient un héritage commun, une identité autour de cette mer où sont nées les grandes civilisations, où sont apparues les religions monothéistes, mais aussi une mer qui est une illusion. Une illusion parce que c’est un espace où se trouvent, comme en miniature, toutes les tragédies du monde, toutes ses injustices, toutes ses intolérances, toutes ses divisions économiques, sociales, politiques ; la Méditerranée est plus une utopie pour l’avenir qu’une réalité pour le passé, c’est un mélange, un « mix » hérité de l’Antiquité romaine et grecque qui a été imposé par les peuples du Nord aux peuples du Sud et qui aujourd’hui pourrait renaître à condition d’être une alliance.
À condition de savoir ce qu’elle est vraiment, ce qu’elle fut vraiment, ce qu’elle ne fut pas, et ce qu’elle menace de devenir. D’abord, la Méditerranée n’est pas à la source de la civilisation humaine. La civilisation humaine commence en Afrique il y a cent mille ans, elle contourne la Méditerranée, ne la rejoint pas, part vers l’est, vers la Sibérie où il y a dix mille ans a été inventé par les nomades d’Asie tout ce qui fait l’essentiel de la civilisation : la roue, le cheval, l’écriture, la sidérurgie, la porcelaine, l’agriculture même qui est une invention nomade, et les villes qui sont les inventions des nomades. Et puis ces nomades repartirent vers l’Ouest où ils ont buté sur la mer, la Méditerranée, la mer au milieu des terres. Et là, en effet, la Méditerranée commence à jouer un rôle. À la différence de ces nomades à cheval, de ces sédentaires construisant forts, forteresses, inventant les impôts et les prisons, apparaît la première société maritime, la première alliance de la mer et de la terre ; et comme le disait Braudel dans le texte que je viens de citer, la première alliance du nomadisme et de la sédentarité, la première civilisation portuaire. Celle dans laquelle les hommes sont capables d’aller au loin, d’inventer le mouvement, de chercher une façon de construire l’avenir en prenant des risques, pas seulement ceux de l’homme à cheval, mais de l’homme dans l’océan immense.
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