Commentaires sur une conception de la stratégie (décembre 1963)
Dans un livre récent (Introduction à la stratégie), j’ai tenté une définition de la stratégie adaptée aux besoins de notre époque : « l’art de concourir par la force à atteindre les buts de la politique », la force n’étant pas seulement militaire, mais comportant également tous les moyens de coercition politiques, diplomatiques et économiques. Il s’agit donc d’un élargissement de la notion de stratégie à l’ensemble des facteurs participant à la décision, c’est-à-dire l’acceptation par l’adversaire des conditions politiques que l’on veut lui imposer. Au tandem classique formé par un accouplement mal défini des problèmes « civils » et des problèmes « militaires » devrait faire place une hiérarchisation très nette entre la politique, qui dirige, et la stratégie qui exécute, aussi bien dans les domaines « civils » que dans le domaine militaire. Je pense qu’il n’est pas inutile de préciser ici cette conception.
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Limiter la stratégie au domaine militaire, c’est d’abord s’interdire de réunir dans un même raisonnement d’ensemble tous les facteurs conduisant à la décision d’un conflit et même à la conduite des opérations militaires. Le rôle du facteur politique dans les campagnes de la Révolution et de l’Empire a été considérable et constant, modifiant notablement les possibilités militaires : c’est ainsi que la prise éclair de Malte par Bonaparte en route pour l’Égypte a été l’œuvre presque exclusive des « patriotes » locaux ; sinon, Malte ne pouvait être ainsi enlevée dans la foulée. Les facteurs économiques (financiers !) et diplomatiques ont de même joué un rôle souvent déterminant, intimement lié aux opérations militaires : on ne peut séparer la levée du camp de Boulogne de la coalition anglo-austro-russe de 1805 ni celle-ci de la bataille de Trafalgar ; pas plus que le blocus continental de l’invasion de la Russie. Je prends à dessein ici des exemples anciens pour rappeler que cette interaction des facteurs « civils » et militaires n’est pas un phénomène contemporain. La stratégie militaire amputée de ses facteurs « civils » devient souvent inintelligible. Seule une vue d’ensemble restitue son sens aux décisions qui ont été prises. Cette conclusion s’impose encore davantage lorsque l’on veut comprendre les phénomènes qui se produisent dans ce que j’ai appelé la stratégie indirecte, comme par exemple la guerre d’Algérie ou le conflit de Berlin, où aucune explication n’est possible si l’on classe à part les facteurs militaires.
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