Le Centenaire de l’École supérieure de Guerre a été marqué les 13 et 14 juin 1976 par des cérémonies officielles et un colloque auxquels participait le général d’armée de Boissieu, ancien Chef d’état-major de l’Armée de terre et aujourd’hui Grand Chancelier de la Légion d’Honneur. Le général de Gaulle, durant son passage à l’École de Guerre, de 1922 à 1924, supporta mal l’enseignement suranné qui y était alors dispensé. Dans La France et son armée, il n’en a pas moins rendu hommage au rôle éminent qui lui incombe dans la formation des chefs. Devenu président de la République, il aimait à se retrouver, à l’occasion de la visite qu’il faisait chaque année à l’École militaire, au milieu des stagiaires qui lui rappelaient ses jeunes années.
Le stagiaire Charles de Gaulle à l'École supérieure de Guerre
Charles de Gaulle avant son entrée à l’École de Guerre en 1922 : une personnalité affirmée
Lorsqu’on demandait au général de Gaulle quel était l’homme qui avait agi le plus profondément sur la formation de sa personnalité, il répondait sans hésiter : mon père.
Dans ses mémoires, il le dépeint ainsi : « Mon père, homme de pensée, de culture, de tradition, était imprégné du sentiment de la dignité de la France. Il m’en a découvert l’Histoire ».
Le colonel Nachin, dans l’avant-propos de ses « Trois études », écrit ceci de Charles de Gaulle :
« De la forte éducation classique qu’il a reçue par l’enseignement de son père, professeur de philosophie, il a gardé une profonde admiration pour le XVIIe siècle, moins peut-être pour ses chefs-d’œuvre que pour les efforts accomplis en rompant les chaînes rouillées de la scolastique et en forgeant les principes nouveaux qui libéraient la pensée, assuraient la prédominance de la mesure et de la raison, justifiaient l’ordre et l’harmonie dans tous les domaines et rapprochaient l’homme d’un type universel ».
Monsieur Henri de Gaulle était un professeur d’une haute culture, capable d’enseigner dans n’importe quelle branche du savoir, aussi bon en lettres qu’en philosophie ou en mathématiques.
Lorsqu’il était directeur du Cours Fontane, il lui arrivait de remplacer les professeurs absents, quel que fut le sujet traité. Il demandait seulement à un élève, avant la classe, où le professeur titulaire en était resté lors de son dernier exposé et il enchaînait à la stupéfaction générale des élèves et des maîtres.
Cet homme brillant avait fait de très sérieuses études, il avait préparé Polytechnique, il avait été admissible dès sa première année de présentation, puis il avait renoncé. Il l’explique avec beaucoup de simplicité dans une Note qu’il a laissée à ses enfants sur leur famille : « Lorsque mon père eût atteint ses 66 ans, écrit-il, mon frère devint infirme à la suite d’un accident, j’étais donc indispensable aux miens ; aussi, bien qu’admissible à l’École Polytechnique, à la fin de ma première et unique année de mathématiques spéciales, je ne poursuivais pas. Tout en faisant mon Droit et en me préparant à la licence ès Lettres, je donnais une partie de mon temps à l’enseignement ».
Dès que M. Henri de Gaulle devint responsable de l’éducation et de la formation de ses quatre fils, il évalua les capacités de chacun avec cette aptitude particulière de professeur universel. Il remarqua rapidement les dispositions du jeune Charles en toutes matières, il décida donc de faire « du meilleur de ses quatre fils un sujet d’élite capable de rendre un jour de grands services à son pays ». C’était au lendemain des revers de 1870, et en écrivant ces lignes, M. Henri de Gaulle, qui avait été blessé devant Le Bourget au commandement d’une compagnie de Mobiles, pensait sûrement à la « Revanche ».
Le jeune Charles de Gaulle répondit favorablement aux sollicitations et incitations de son père. Un de ses condisciples au collège d’Anthoing en Belgique, le Révérend Père Lepoultre, père jésuite qui vit encore, le décrit de cette façon : « C’était un élève très brillant, toujours premier de sa classe. Il était parvenu en rhétorique à 14 ans, trop jeune pour être présenté à la première partie du baccalauréat ; il entra donc en classe de philosophie et passa ses examens coup sur coup ; il devint bachelier ès Sciences et ès Lettres avec mention. Ses succès en « Math-Elem » l’auraient autorisé à préparer Polytechnique s’il l’avait voulu ».
Il ne le voulut pas et s’orienta vers Saint-Cyr. Le général de Gaulle expliquait volontiers son choix et, n’en déplaise à mes camarades de l’armée de terre polytechniciens, il répétait qu’il avait voulu préparer le concours d’une école « vraiment militaire ». Reçu à Saint-Cyr en septembre 1909, il avait alors 19 ans, mesurait 1,83 m et n’avait pas terminé sa croissance.
Les Saint-Cyriens de l’époque faisant un an de service dans un régiment avant d’entrer à l’École Spéciale Militaire, il choisit le 33e Régiment d’Infanterie d’Arras que commandait un certain colonel Pétain.
À l’issue de ses deux années à Saint-Cyr l’École, dont il sort 13e sur 221 élèves, il demandera de nouveau à servir au 33e d’Arras, dont il avait apprécié la discipline, la qualité des cadres, la disponibilité de la troupe à base de ces hommes du Nord « qui sont des patriotes et aiment le travail bien fait ».
Le sous-lieutenant, puis lieutenant Charles de Gaulle fut extrêmement bien noté par le colonel Pétain.
Celui-ci ayant appris par les sous-officiers que le lieutenant de Gaulle venait de faire une suite de causeries très intéressantes à ses hommes sur les événements qui se produisaient alors dans les Balkans, il convoqua l’intéressé pour lui demander « quel était le plan de ces causeries ». Le jeune officier répondit de manière si brillante que le colonel Pétain lui demanda de faire une conférence sur le sujet devant tous les cadres du régiment. À la fin de l’année, son colonel le mentionnera dans ses notes : « Officier de réelle valeur qui donne les plus belles espérances. Se donne de tout cœur à ses fonctions d’instructeur. A fait une brillante conférence sur les causes du conflit dans les Balkans. Très intelligent, aime son métier avec passion. A parfaitement conduit sa section aux manœuvres. Digne de tous les éloges ».
La guerre survient ; le lieutenant Charles de Gaulle est blessé le 15 août 1914 à Dinant, en Belgique ; évacué, il revient le 11 octobre pour prendre le commandement d’une compagnie ; il est nommé capitaine à titre temporaire en février 1915, est blessé une seconde fois le 10 mars à Mesnils-les-Hurlus en Champagne. Il revient le 15 juin aux armées, est de nouveau engagé en Champagne à la tête d’une compagnie du 33e et nommé capitaine à titre définitif le 8 septembre 1915. Sa division monte à Verdun et le 3 mars 1916 le capitaine de Gaulle est blessé lors de l’assaut final et fait prisonnier par les Allemands.
Sa citation est révélatrice de l’âpreté des combats à Verdun : « À Douaumont, le 2 mars 1916, sous un effroyable bombardement, alors que l’ennemi avait percé la ligne et attaquait sa compagnie de toutes parts, a organisé, après un corps à corps farouche, un îlot de résistance, où tous se battirent jusqu’à ce que fussent dépensées les munitions, fracassés les fusils et tombés les défenseurs désarmés. Bien que très grièvement blessé d’un coup de baïonnette, a continué à être l’âme de la défense jusqu’à ce qu’il tombe inanimé sous l’action des gaz ».
Prisonnier, le capitaine de Gaulle essaiera cinq fois de s’évader. Handicapé par sa grande taille, il réussira cependant quelques sorties spectaculaires qui dureront plusieurs jours et l’amèneront relativement près du but. À chaque fois il fut malheureusement repris et récolta la dose de jours de cachot prévue par ses geôliers en cette circonstance.
Malgré la tension d’esprit que suscitait forcément l’organisation de ses évasions, le capitaine de Gaulle travaillera pendant toute sa captivité à l’aide de la presse allemande. Il se lancera dans l’étude des causes de la défaite du Reich, qu’il commence à prévoir d’ailleurs dès 1917. Il écrit et prépare déjà une thèse sur les erreurs du Haut-Commandement allemand.
À son retour de captivité, le capitaine de Gaulle sent qu’il se passe quelque chose d’essentiel pour l’Histoire en Europe centrale et en Russie. Il répond favorablement à une demande de volontaires pour se rendre en Pologne. Qu’a-t-il fait en Pologne devant son camarade de captivité, le général russe Toukhatchevski ? Pour en avoir une idée, il n’y a qu’à lire la citation qui lui fut décernée :
« Détaché à l’état-major général accrédité auprès du groupe d’armées polonais du sud, puis du centre, a rendu des services signalés comme officier du 3e bureau, s’est fait remarquer tout particulièrement par la façon brillante dont il a accompli, dans des conditions très pénibles, plusieurs missions difficiles auprès des armées, durant les opérations d’août 1920, faisant preuve d’un sens très net des situations, d’un jugement sûr, s’exposant au contact même de l’ennemi pour se renseigner avec précision. S’est particulièrement signalé lors des opérations contre l’armée de Boudienny du 30 juillet au 2 août, puis lors de la prise d’Hunnierzon les 13 et 14 août. Il fut pour son chef l’auxiliaire le plus précieux et pour ses camarades polonais l’exemple d’un officier de guerre accompli ».
Après avoir été instructeur de tactique dans un état-major, puis officier de liaison « d’une intrépidité remarquable, très crâne et très brave », puis chargé de mission auprès d’un commandant de corps d’armée, le capitaine de Gaulle rentre en France pour faire un compte rendu au ministre de la Guerre sur les opérations en Pologne. Il est affecté pour ce faire au 2e bureau pendant quelques semaines. Puis, réclamé par le commandement polonais, il revient en Pologne comme directeur du cours des officiers supérieurs de l’École d’application d’infanterie de Rembertow.
Tout en étant instructeur du cours des chefs de bataillon, le capitaine de Gaulle, qui porte d’ailleurs pendant ses cours les insignes de grade d’officier supérieur polonais, remplace un camarade auprès du général Niessel, commandant la mission française en Pologne.
Celui-ci le juge ainsi : « Le capitaine de Gaulle vient d’être employé par moi comme chef de mon cabinet. Il y a fourni un très gros travail, rédige très bien, sait parfaitement comment traiter les affaires. De tournure élégante, de fière allure, est un beau type d’officier. Le travail de mon cabinet ne l’empêche pas de faire des conférences remarquables dans les différentes écoles. Ses services de guerre sont superbes. C’est, dès maintenant, un chef des plus distingués et des plus complets. Il veut rentrer en France pour se marier et préparer l’École de Guerre. Je regrette vivement de le perdre, mais je ne puis l’empêcher d’assurer en France son avenir de famille et de militaire ».
« Particulièrement qualifié pour le professorat dans une École militaire ».
C’est en effet comme professeur adjoint du cours d’histoire qu’il est affecté à l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr.
Ce grand capitaine « qui a de l’allure », décoré de la Légion d’Honneur, de la croix de guerre 1914-1918, de la croix des T.O.E., de la Polonia Restituta et de l’Ordre du Mérite Polonais, s’impose de suite à ses élèves par la qualité de son enseignement ; ses « amphis » sont très écoutés, la salle est pleine.
Non seulement il travaille beaucoup ses cours, mais le capitaine de Gaulle profite de la remarquable bibliothèque de l’École pour mettre au point sa thèse sur les causes de la défaite allemande, thèse qu’il publiera sous le titre : « La discorde chez l’ennemi ». Il met de plus à jour ses notes sur les enseignements de la guerre en Pologne, où il a retrouvé les grands espaces, la rase campagne et les intervalles dégarnis.
Déjà germe dans son esprit l’idée que la guerre des fronts continus est terminée, qu’une ère nouvelle commence redonnant la priorité à la manœuvre.
On trouve des phrases qui seront plus tard dans son ouvrage « Vers l’armée de métier » : « Dans le conflit de l’avenir, à chaque rupture de front, on verra des troupes rapides courir au loin derrière l’ennemi, frapper ses points sensibles, bouleverser son système tout entier. Ainsi sera restaurée cette extension stratégique des résultats d’ordre tactique ».
Ou encore : « Les possibilités de puissance et de vitesse que le moteur terrestre et aérien procure aux armées modernes sont un élément tout à fait nouveau de la tactique et de la stratégie »
Le stagiaire Charles de Gaulle à l’École Supérieure de Guerre en 1922
C’est ainsi armé d’expériences et de combats nouveaux que le candidat Charles de Gaulle se présente au concours de l’École de Guerre. Il y sera reçu facilement. Comment s’est-il comporté pendant ces deux années ? Pour le savoir il suffit de lire les notes qu’il a obtenues.
En première année : « Intelligence très vive, culture générale très étendue, de la facilité, voit juste sur le terrain, donne des ordres clairs, a de la décision, très travailleur.
Personnalité très développée, grosse confiance en soi. Doit arriver à d’excellents résultats s’il se livre avec un peu plus de bonne grâce et s’il consent plus facilement à se laisser discuter.
A très bien réussi dans toutes les branches en première année.
Parle couramment l’allemand, bons résultats de début en anglais.
Cavalier moyen ».
Le séjour à l’École de Guerre du capitaine de Gaulle ne pouvait se passer sans heurts.
Étant un des plus jeunes de sa promotion, mais ayant déjà été officier de liaison d’un commandant de groupe d’armées en pleine bataille, puis d’un commandant de corps d’armée victorieux, ayant contribué à la rédaction d’ordres d’opération de division, ayant été chargé par les Polonais du cours des chefs de bataillon — ce qui lui avait valu de se voir donner temporairement le rang de lieutenant-colonel — ayant écrit un livre qui traitait des erreurs du Gouvernement et du Haut Commandement allemand pendant la guerre, un tel élève arrivant à l’École de Guerre de l’époque ne pouvait que la juger sévèrement — ce qu’il fit — et cela ne pouvait plaire au commandement de l’École.
Les notes de deuxième année s’en ressentent :
« Personnalité accusée. D’incontestables qualités qu’il gâte malheureusement par une attitude un peu détachée et une certaine suffisance. N’a pas donné au travail de l’École toute l’attention qu’il aurait dû.
A bien réussi dans toutes les branches, mais a certainement l’étoffe pour beaucoup mieux faire. Apte à rendre en tout cas de très bons services dans un état-major.
Connaît à fond la langue allemande, apte aux missions à l’étranger, assez bon en anglais.
Assez bon cavalier ».
En lisant ces notes on retrouve son jugement sur son comportement, à savoir qu’après une première année d’observation au cours de laquelle le capitaine de Gaulle avait voulu prendre la mesure de l’enseignement de l’École, pendant la deuxième année il avait essayé de faire remarquer aux responsables des cours combien étaient surannées certaines parties de leur enseignement.
En comparant les notes des deux années, on pourrait en tirer la conclusion qu’il n’a fait des progrès qu’en équitation et en anglais… ce qui n’est pas le but essentiel de l’École de Guerre.
En fait, on imagine les réactions de ce jeune capitaine, plein d’allant, devant ces thèmes bâtis sur des fronts continus avec des objectifs à la mesure du fantassin à pied, alors qu’il vient de vivre en Pologne la guerre de la manœuvre, celle des fronts discontinus, avec des raids de cavalerie sur des centaines de kilomètres.
Lorsqu’on sait de plus que ces notes furent mises par le général Dufieux, on ne peut s’étonner. Ce futur Inspecteur de l’Infanterie sera le grand responsable du manque d’envergure des combats de chars d’infanterie de l’époque, parce qu’il les obligeait à se contenter d’appuyer les fantassins de leurs feux, sans imaginer leur dépassement par les chars au-delà des objectifs conquis, sans étudier le combat char contre char (considéré alors comme une hérésie dans les règlements de l’époque). Il sera aussi à l’origine de cet armement inadapté des chars de l’entre-deux-guerres, avec des canons courts, tirant des obus animés de faibles vitesses initiales, capables seulement d’appuyer l’infanterie, sans idée d’exploitation, sur les arrières, par des groupements blindés, manœuvre rééditant les charges et les poursuites de la cavalerie.
Or, tout cela le capitaine de Gaulle l’avait vu faire en Pologne avec de l’infanterie motorisée et avec des unités à cheval, par des hommes décidés.
Il considérait donc que si les conférences, les cours techniques des armes étaient bien faits à l’École de Guerre, si les méthodes de travail d’état-major étaient bonnes, la doctrine d’emploi des forces qui y était enseignée devait être sérieusement rajeunie.
Il envisageait déjà tout ce que pourrait apporter à la manœuvre l’utilisation du moteur sous blindage avec un armement adapté n’excluant pas le canon à grande vitesse initiale pour obtenir des capacités antichars et des trajectoires tendues. Il passait auprès de ses camarades pour un visionnaire en ce qui concerne la manœuvre des feux d’une artillerie modernisée. Il cherchait déjà comment commander, à l’aide de la radio, des masses importantes et de plus en plus mobiles.
Sa récente expérience des grands espaces et des fronts discontinus en Pologne l’incita à se tourner vers l’aviation. L’un des stages qui avait le plus frappé le capitaine de Gaulle — il y fut d’ailleurs fort bien noté — était celui qu’il fit comme observateur en avion. Il en parlait souvent et racontait volontiers comment une manœuvre polonaise qui avait échoué aurait pu se transformer en victoire écrasante avec des reconnaissances aériennes bien faites. Nul doute que ce stage aura orienté sa pensée quand il écrira ses pages prophétiques sur l’appui que peuvent apporter l’aviation de reconnaissance et l’aviation de combat à la manœuvre des unités blindées et mécanisées de l’armée de terre.
Cependant, le colonel de Gaulle, historien, dans « La France et son Armée » rend hommage à l’École Supérieure de Guerre et à sa nécessité. Qu’en dit-il ?
« Les leçons de 1870, écrit-il, ont montré que la guerre moderne exige du commandement une science et une méthode sans lesquelles on ne sauve rien, pas même l’honneur. À vrai dire, l’ancien corps d’état-major contenait de riches ressources d’intelligence et d’expérience. Mais, tenu trop loin de la troupe, d’ailleurs mal utilisé, il n’avait eu pendant la guerre qu’un rendement médiocre. Les réformateurs de l’armée prennent le parti de le dissoudre. Au lieu de la vieille école de la rue de Grenelle, c’est l’École Supérieure de Guerre, fondée en 1875, sous la direction du général Lewal, qui donnera à des officiers choisis la formation nécessaire à la conduite des grandes unités. Ainsi s’allume un foyer dont l’armée tout entière reçut le rayonnement. Sans doute, la prétention de bâtir une doctrine d’après l’analyse des faits passés ne va-t-elle point sans arbitraire, car l’Histoire s’interprète et d’autre part l’action ne vaut qu’en vertu de contingences qui ne se retrouvent jamais. Sans doute, malgré l’obligation faite aux « brevetés » de retourner périodiquement dans la troupe, il se produit un entassement de l’élite dans le vase clos des états-majors. Mais au total, l’École de Guerre dotera le commandement d’auxiliaires rompus à leurs tâches et favorisera chez les grands chefs cette formation supérieure sans laquelle on n’embrasse point les hautes parties de l’art ».
Le général de Gaulle et l’École Supérieure de Guerre
Toute sa vie, le général de Gaulle a travaillé pour parfaire sa formation ; c’est la raison pour laquelle il fut lui-même candidat à l’École de Guerre, c’est la raison pour laquelle il orienta ses proches dans cette voie.
J’ai encore sous les yeux la lettre qu’il m’écrivait en 1954 quand je fus reçu à l’École de Guerre. Citant une phrase de l’un de ses livres, il écrivait : « La valeur du commandement est l’aboutissement d’un effort de longue haleine. Sans doute y intervient l’influence variable du génie. Sans doute entre en ligne de compte le capital plus ou moins conscient de vertus et de traditions accumulé par l’armée. Mais, dans les quelques journées où, deux ou trois fois par siècle, le destin d’un peuple est joué sur les champs de bataille, le jugement, l’attitude, l’autorité des chefs dépendent surtout des réflexes intellectuels et moraux qu’ils ont acquis pendant toute leur carrière, en particulier dans les écoles et spécialement à l’École de Guerre ».
Bien souvent, il répétait cette phrase qui fut inscrite par un commandant d’école au fronton du Collège militaire de Saint-Cyr : « La véritable école de commandement est la culture générale ». Où pouvait-on mieux l’acquérir qu’à l’École de Guerre ?
Le général de Gaulle considérait que pour apprendre à commander à un certain échelon avec efficacité, il fallait avoir de solides connaissances sur l’emploi des armes et des armées, une méthode de raisonnement simple afin d’être à même de décider rapidement, une formation historique et scientifique suffisante pour saisir les principales évolutions du monde, des hommes et des matériels, un certain talent dans l’exposé et la rédaction afin d’être capable de se faire comprendre de ses subordonnés et de renseigner ses supérieurs. Connaître, comprendre, décider, exposer, rédiger, tels étaient pour lui les buts principaux de ce stage à l’École Supérieure de Guerre.
Chaque année, le général de Gaulle, Président de la République, témoignait son intérêt aux Écoles de l’Enseignement Militaire Supérieur en venant les visiter. À l’issue de ces visites, il ne tarissait pas d’éloges sur les progrès faits dans la qualité de l’enseignement « transformé depuis son temps ». Avec l’École d’État-major, l’École de Guerre, l’E.M.S.S.T. (1), le C.S.I., le C.H.E.M. et l’I.H.E.D.N., nous avons trouvé un bon équilibre ».
De même, il avait été très favorablement impressionné par la qualité des travaux d’état-major et la capacité du commandement pendant les opérations d’Algérie.
Par contre, il était assez sévère sur l’état d’esprit qui régnait parfois parmi les stagiaires de l’École de Guerre. Il considérait que le fait d’avoir réussi un examen, dont le système de sélection « laissait à désirer », ne devait pas donner à certains officiers l’assurance d’avoir tout compris sur tous les sujets. Le général de Gaulle avait su qu’au lendemain de la sortie de la France de l’Organisation militaire intégrée de l’OTAN, des critiques violentes avaient été portées par certains stagiaires de l’École de Guerre sur sa politique de défense. Son jugement fut alors sévère parce qu’il savait que ces stagiaires n’avaient pas les éléments pour apprécier, et sa conclusion ne se fit pas attendre. « Trop de brevetés deviennent imbus de leur réussite à l’examen, ils se croient tous destinés à devenir des commandants en chef ». Avec ironie il poursuivait : « Lorsque les stagiaires entrent à l’École de Guerre, on devrait afficher leurs notes d’examen sur un tableau accessible à tous ; certains qui n’ont réussi que de justesse à franchir la barre perdraient de leur superbe, l’ambiance de l’École y gagnerait ».
Le chef d’état-major de l’armée de terre que j’ai été livre cette suggestion au général commandant l’École en cette année du centenaire. Il convient en effet de protéger l’image de marque de cette école, quelque peu ternie en cette dernière décade par des initiatives qui ont consisté à faire passer dans la presse des éléments d’études systématiques et forcément incomplètes qui n’ont eu pour résultat que de troubler les esprits des profanes. Que les jeunes stagiaires prennent donc exemple sur leur ancien, le stagiaire Charles de Gaulle, de la 44e promotion qui, pendant tout son séjour à l’École de Guerre, n’a pas publié une seule ligne sur ses réflexions. Et pourtant, il avait des choses fort intéressantes à dire !
Pour juger, il considérait qu’il lui fallait attendre l’expérience d’un commandement ou d’une responsabilité importante. Ce sera fait avec « Le Fil de l’Épée » qui paraîtra en 1932.
Dans ce livre remarquable sur la philosophie du commandement, le commandant de Gaulle consacre à la doctrine un chapitre en tête duquel il place en exergue cette phrase de Bugeaud qui est un véritable avertissement : « À la guerre il y a des principes, mais il y en a peu ». Charles de Gaulle poursuit : « Après avoir fait aux principes la révérence qui convient, il faut laisser aux hommes tirer de leur propre fonds la conduite à tenir dans chaque cas particulier ». « L’action, ce sont des hommes au milieu des circonstances ». Autrement dit, il n’y a pas de recette de commandement comme certains cours d’emploi des armes essayaient de le faire croire pendant son séjour à l’École ; il y avait, à son avis, des méthodes de raisonnement qui aboutissaient à des choix. Mais, là encore, seul le caractère devait entrer en ligne de compte, car le général de Gaulle répétait souvent : « Commander, c’est comme gouverner, c’est choisir entre des inconvénients ».
« Sans le caractère, vertu des temps difficiles, il n’y a pas d’action ». Enfin, « l’homme de caractère confère à l’action la noblesse, sans lui morne tâche d’esclave, grâce à lui jeu divin du héros ».
État des Services du général de Gaulle jusqu’au 18 juin 1940
— Né le 22 novembre 1890 à Lille
— Reçu à Saint-Cyr en septembre 1909, 1,83 m (à la sortie 1,87 rn), 61,5 kg
— Affecté au 33e régiment d’infanterie à Arras, octobre 1909 (19 ans)
— École spéciale militaire de Saint-Cyr, octobre 1910-juillet 1912 (sort 13e sur 211 élèves)
— Sous-lieutenant affecté de nouveau sur sa demande au 33e R.I., octobre 1912
— Lieutenant chef de section, 2 août 1914 au 15 août 1914
— Blessé évacué, 16 août 1914 au 11 octobre 1914
— Lieutenant commandant de compagnie, 12 octobre 1914 au 9 février 1915
— Capitaine à titre temporaire, 10 février 1915 au 10 mars 1915
— Blessé évacué, 11 mars 1915 au 15 juin 1915
— Capitaine à titre temporaire, 16 juin 1915 au 2 septembre 1915
— Capitaine à titre définitif, 8 septembre 1915 au 3 mars 1916
— Blessé fait prisonnier à Douaumont, 4 mars 1916
— Évadé, il arrive à Lyon le 3 décembre 1918
— Au dépôt du 33e R.I., 4 décembre 1918 au 4 janvier 1919
— Cours des commandants de compagnie à Saint-Maixent, 5 janvier 1919 au 19 mars 1919
— Détaché auprès de l’armée polonaise, 17 avril 1919 au 7 mai 1920
— Détaché au Cabinet du ministre de la Guerre, 8 mai 1920 au 2 juin 1920
— Détaché auprès de l’armée polonaise, 3 juin 1920 au 5 janvier 1921
— Directeur des cours des chefs de bataillon
— Chef de cabinet du général Niessel (chef de mission en Pologne)
— Professeur adjoint d’histoire à l’ESM, 1er février 1921 au 25 juin 1922
— Stagiaire à l’École Supérieure de Guerre, 3 novembre 1922 au 31 octobre 1924
— Stagiaire à l’État-major de l’Armée (4e bureau), 1er novembre 1924 au 15 janvier 1925
— Stagiaire à l’État-major de l’Armée du Rhin, 16 janvier 1925 au 30 juin 1925
— État-major du Maréchal de France, Inspecteur général, Vice-président du Conseil Supérieur de la Guerre, 1er juillet 1925 au 11 octobre 1927
— Chef de bataillon, commandant le 19e bataillon de chasseurs, 11 octobre 1927 au 18 octobre 1929
— État-major du général commandant supérieur des troupes du Levant, 29 octobre 1929 au 19 novembre 1931
— Secrétariat Général de la Défense nationale, 19 février 1932 au 24 décembre 1933
— Lieutenant-colonel (S.GD.N.), 25 décembre 1933 au 4 septembre 1937 (Loi d’organisation de la nation pour le temps de guerre)
— Auditeur au Centre des hautes études militaires session 1936-1937
— Lieutenant-colonel puis colonel commandant le 507e régiment de chars de combat, 5 juillet 1937 au 2 septembre 1939
— Colonel commandant par intérim les chars de la Ve Armée, 3 septembre 1939 au 15 avril 1940
— Colonel commandant par intérim la 4e division cuirassée, 26 avril 1940 au 4 juin 1940
— Nommé général de brigade à titre temporaire à compter du 6 mai 1940
— Sous-secrétaire d’État au ministère de la Défense Nationale et de la Guerre, 5 juin 1940
(1) E.M.S.S.T. : Enseignement militaire supérieur scientifique et technique - C.S.I. : Cours supérieur interarmées - C.H.E.M. : Centre des hautes études militaires - I.H.E.D.N. : Institut des hautes études de défense nationale.