Notre époque rechercherait-elle ses germes et ses modes d’explication dans le siècle précédent ? Elle semble remettre en cause valeurs et hiérarchies. Mais elle approfondit les virtualités offertes par les grands auteurs du XIX^e siècle : que l’on songe à la glose marxiste, à la patristique marxienne, au commentaire sociologique et économique. Or, nous sommes temporellement aussi éloignés de Marx que les Constituants de 1789 rejetant la légitimité de droit divin l’étaient de Louis XIV et du Bossuet de la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture Sainte. Mais aussi que les premiers Pères apostoliques l’étaient des Évangiles ou les premiers théologiens-juristes de l’Islam l’étaient du Coran. Cette quête de justification et de suscitation dans le passé reflète-t-elle l’apparent tarissement de la création doctrinale en philosophie politique dans les sociétés industrielles avancées (peut-être l’avancée technologique contient-elle implicitement sa propre philosophie politique ?) ou constitue-t-elle un mode de connaissance et de progression de soi-même ?

Un projet épistémologique et une confrontation personnelle

Sans mettre en doute la diversité de leurs mobiles respectifs, il est troublant de constater que deux des esprits les plus lucides de ce temps, Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, s’affrontent dans la plénitude de leur expérience aux classiques archétypaux qui leur servent de miroirs pour nier (Sartre) ou cerner (Aron) leur identité ; Flaubert ou une manière d’être : l’écrivain bourgeois pour l’éternel étudiant qui voulait être écrivain sans être bourgeois ; Clausewitz ou un mode d’action : le théoricien de la pratique de la violence et de la politique pour le professeur au plus brillant cursus honorum académique. Car ce qui semble fasciner Raymond Aron dans Clausewitz, c’est moins le soldat à la transition des « Lumières » et du nationalisme romantique, l’écrivain militaire analyste des guerres napoléoniennes, que le « philosophe » qui a défini en soi le concept de guerre comme parallèlement, en cette période où la première révolution industrielle prend son essor, Kant et Hegel repensent le concept de philosophie. Adam Smith et Marx celui d’économie dans une totalité historique et dialectique renouvelée.

Il procède d’abord, en bonne méthodologie, à une lecture totale de l’œuvre de Clausewitz : non seulement l’illustre traité, d’ailleurs inachevé, De la guerre et les écrits adjacents, mais aussi les relations de campagnes, les réflexions politiques, les notes de lecture générale, la correspondance. Il décante par exégèse et confrontation des textes la genèse et le déploiement des virtualités conceptuelles ; puis il poursuit dialectiquement l’agencement de ces virtualités en un ensemble structurel hiérarchisé et qualifiant les modes d’analyse de la réalité par rapport à l’action.