Les armements du prochain siècle
Les armements du prochain siècle
Définir quels seront, en 2110, les armements nécessaires pour que les pays puissent assurer leur sécurité et dans quels conflits, peut paraître une folie. Il en faut plus pour freiner l’imagination de l’ingénieur général de l’armement Alain Crémieux qui s’attelle à cette tâche délicate, même si, comme il le reconnaît lui-même avec humour, il ne sera pas là, à cette échéan ce, pour qu’on lui reproche ses erreurs de prévision.
Pourtant cette étude n’est pas aussi vaine qu’il y paraît, si l’on commence par regarder comment ont évolué les armements dans le passé et les tendances essentielles qu’on peut y déceler. Alain Crémieux est évidemment bien placé pour réaliser cet exercice, d’abord par goût personnel, et aussi parce qu’il a été chargé, lorsqu’il a quitté le service actif, de créer au sein du CHEAr un département d’histoire de l’armement qu’il a animé ensuite pendant trois ans.
En 1910, un prévisionniste aurait-il pu prévoir les deux guerres mondiales du XXe siècle et la « guerre froide » avec son cortège de guerres « périphériques » en Asie et en Afrique, alors que les progrès de la science paraissaient destinés à satisfaire les besoins des hommes tant en confort de vie qu’en réduisant les distances entre les hommes à l’échelle du monde en transports ou en communications ? Et pourtant, si ces promesses technologiques ont été tenues, elles ont aussi conduit à l’apparition, moins de cent ans plus tard, du sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE), du bombardier furtif, de l’arme atomique, des missiles tactiques de très grande précision, et de bien d’autres armements sophistiqués. L’auteur analyse ainsi, siècle par siècle, en remontant le temps, comment les connaissances de l’époque, parfois même seulement implicites, ont été utilisées pour créer des armements nouveaux permettant de donner une supériorité pour la défense comme pour l’attaque.
Cette analyse rétrospective conduit à mettre en évidence deux forces qui commandent l’évolution des armements, le progrès scientifique (ou technology push), et le besoin militaire (ou military pull), qui se combinent diversement selon les périodes de l’histoire et les circonstances. Le technology push s’est ainsi caractérisé par les progrès en matière de concentration de l’énergie (des armes plus puissantes et plus petites), des moyens de transport (hommes et matériels) plus performants, des communications plus rapides et plus sûres, et une protection du combattant et de ses matériels toujours plus efficaces. Le military pull, quant à lui, est lié à la géographie et aux situations géostratégiques qu’elle engendre, à l’histoire des peuples, à leur démographie et aussi à d’autres causes dont la typologie est finalement assez difficile à définir. Le besoin militaire constitue sans aucun doute, selon l’auteur, le domaine le plus délicat à appréhender dans une prospective de ce genre.
En bon ingénieur, dont une partie de la carrière à la DGA s’est déroulée dans le domaine de la recherche, Alain Crémieux analyse avec précision les différents domaines militaires où le technology push peut s’exprimer. Il n’y voit pas de révolution spectaculaire comme celles qui ont marqué le passé, mais il pense que les évolutions concerneront la progression des performances des armes modernes permise par les technologies nouvelles liées à une connaissance de plus en plus fine des propriétés des matériaux (aussi bien énergétiques que chimiques ou électroniques). Il n’élude pas le domaine de la biologie, qui, bien que contraint par les accords internationaux, peut apporter aussi des évolutions qui modifieraient l’attitude du combattant. Il considère cependant que l’impact de ces évolutions devrait être marginal.
Concernant le besoin militaire, dont on a dit qu’il se prêtait beaucoup moins bien à l’analyse rationnelle, et qu’il était source majeure d’imprévisibilité, l’auteur souligne la nécessité de continuer à disposer de moyens de transport et de communication en nombre et en performances suffisants. Il se livre ensuite à une analyse très intéressante des évolutions démographiques des différents ensembles humains qui caractériseront le XXIe siècle et les raisons pour lesquelles ces ensembles pourraient entrer dans une logique de conflit. L’évolution possible de l’économie et de la sociologie de ces ensembles conduit alors à envisager les sources de tension possibles au cours du siècle à venir.
Finalement dans quel monde, équipé de quelles armes, vivront nos descendants de 2110 ? Alain Crémieux en donne une idée qui lui paraît la plus vraisemblable en évitant de « tomber » dans le domaine de la science-fiction qui n’était pas le propos de son travail. Nous le laisserons découvrir au lecteur, en précisant que sa prospective est à michemin entre la « réalité virtuelle » de nos jeux vidéo de 2010 et l’apocalypse mondiale portée par la terreur du pouvoir destructeur des armes atomiques qui a caractérisé le demi-siècle qui vient de s’écouler.
Voilà un livre intéressant, facile à lire, qui réalise une synthèse claire de la relation de la science avec les armements. Il souligne que l’essentiel du caractère aléatoire inhérent à la prévisibilité de l’avenir du monde est davantage marqué par la complexité des sciences humaines que par l’évolution des technologies. Réaliser une telle prospective était une tâche difficile, mais on peut dire qu’Alain Crémieux s’en est fort bien acquitté.