Gendarmerie - Le rapport Carraz-Hyest et le redéploiement des forces de police et de gendarmerie (suite)
Dans leur rapport remis au Premier ministre au mois d’avril 1998, Roland Carraz et Jean-Jacques Hyest soulignaient la nécessité d’assurer une adéquation entre, d’un côté, la répartition sur le territoire des effectifs de police et de gendarmerie, de l’autre, les évolutions sociodémographiques et la géographie de la délinquance et de l’insécurité (1). Aussi, les deux parlementaires proposaient-ils le passage en zone de gendarmerie de 250 communes relevant de 94 circonscriptions de police et le passage en zone de police de 38 communes non étatisées, selon un calendrier qui devait être établi à l’occasion du dernier conseil de sécurité intérieure de l’année, ces transferts de responsabilités entre police et gendarmerie devant s’étaler sur une période de trois ans à compter du 1er janvier 1999 (2). Ce projet de redéploiement fut lancé officiellement, le 14 août, par le ministre de l’Intérieur, au moyen d’une lettre adressée aux préfets, dans laquelle Jean-Pierre Chevènement invitait les représentants de l’État à recueillir les avis des élus concernés, des personnels et représentants syndicaux de la police, cette consultation devant initialement aboutir à la remise, mi-novembre, d’un document de synthèse.
Face à la volonté, après la réunion du conseil de sécurité intérieure du 27 avril 1998, de traduire dans les faits les orientations du rapport Carraz-Hyest, la mobilisation des élus locaux et des syndicats de policiers contre les projets de fermetures de commissariats de police et de brigades de gendarmerie a donné lieu à nombre de réactions particulièrement vives et véhémentes. À la faveur des reportages et interviews diffusés à la télévision et dans la presse écrite, qui rendaient compte de manifestations de protestation organisées dans certaines villes et certains villages, ou bien encore de déclarations de responsables syndicaux, ont ainsi été exprimés certains jugements peu nuancés, généralement inspirés par des considérations corporatistes dissimulées dans des références à l’intérêt général pour le moins incertaines. Ces prises de position tendaient, les unes, à stigmatiser le caractère militaire de la gendarmerie comme une menace pour la démocratie, les autres, à laisser croire que les brigades n’assuraient pas une véritable présence de nuit dans leur canton, et que, dès lors, le remplacement de policiers par des gendarmes se traduirait inévitablement, pour la population, par une augmentation de l’insécurité. Par-delà les discours, il paraît manifeste que la principale cause du mécontentement exprimé par les syndicats de policiers — ce qui les a conduits, entre autres, à faire manifester dans les rues de Paris, plusieurs milliers de leurs adhérents le 18 novembre 1998 et le 23 janvier 1999 — réside dans des considérations d’ordre catégoriel, les commissariats devant être fermés constituant, en effet, de « petits postes » de province, permettant souvent à des fonctionnaires chevronnés de retourner finir leur carrière dans leur région d’origine.
La crainte de voir les mesures de redéploiement aboutir à un recul du service public de sécurité a pu être exacerbée par l’information — brute d’explications — selon laquelle, au terme de ces opérations, dans le pays, 1 200 militaires de la gendarmerie allaient remplacer 3 000 fonctionnaires de police, de sorte que, localement, le commissariat d’une cinquantaine de policiers allait laisser la place à une brigade d’une quinzaine de gendarmes. Aussi, d’aucuns ont pu considérer, de manière proprement simplificatrice, qu’un gendarme pourrait remplacer trois policiers. Force est pourtant de reconnaître que, au-delà même de la situation de sureffectif dans laquelle se trouvent certains petits commissariats concernés par la réforme, et indépendamment de toute considération sur l’efficacité respective de l’une ou l’autre institution en ce qui concerne la sécurité de proximité, au moins deux facteurs objectifs conduisent à considérer que ce redéploiement peut s’effectuer sans préjudice particulier pour les populations.
En premier lieu, les différences statutaires entre policiers et gendarmes se manifestent, en de nombreux domaines, par des disparités significatives entre ces deux catégories de personnels, les gendarmes, en raison même de leur statut militaire, faisant l’objet d’une utilisation plus intensive quant au temps de travail et aux astreintes de service.
En second lieu, les termes de l’échange tels qu’ils ont été présentés trop rapidement ne tiennent pas compte de l’intervention, au profit des brigades territoriales, des personnels des formations spécialisées implantées au niveau de la compagnie de gendarmerie départementale, qu’il s’agisse des brigades de recherches, des pelotons de surveillance et d’intervention ou encore des brigades motorisées. Par certains côtés, en effet, le niveau pertinent de comparaison avec l’activité d’un commissariat de police semble être, pour ce qui est des missions et des moyens, non celui de la brigade, mais celui de la compagnie, tant il est vrai que, par-delà la dispersion territoriale de ses formations de sécurité publique que sont les brigades, cet échelon de commandement présente nombre d’analogies, dans l’organisation et le fonctionnement, avec un commissariat de police.
Ces différents éléments, susceptibles pourtant d’alimenter le débat sur ces projets de redéploiement, n’ont guère été opposés, au grand dam des gendarmes, à ce qui leur est apparu comme une entreprise de désinformation tendant, par tous les moyens, à empêcher la mise en œuvre du projet gouvernemental. Ce sentiment de malaise et de colère s’est d’autant plus développé que les gendarmes ont eu le sentiment que leur hiérarchie se rendait coupable de mutisme, voire d’abandon, en refusant de répondre aux attaques injustes dont ils se sentaient l’objet de la part notamment des syndicats de police. Aussi l’interview donnée par le directeur général de la gendarmerie au quotidien Le Figaro, dans son édition du 18 octobre 1998, fut-elle largement diffusée dans les rangs de l’institution et, il faut bien le dire, accueillie avec une certaine satisfaction par des personnels inquiets quant à leur avenir, le projet de redéploiement intervenant, de surcroît, dans le climat déjà difficile de mise en œuvre de nouvelles règles concernant la mobilité, l’intégration des personnels du corps militaire de soutien et le remplacement des gendarmes auxiliaires par des gendarmes adjoints. À cette occasion, M. Bernard Prévost, tout en indiquant être « serein sur l’état d’esprit des gendarmes », devait notamment déclarer : « Je ne réplique pas aux critiques injustes. Le service de l’État et celui de l’intérêt général — ils se confondent quand il est question de sécurité — doivent exclure toute polémique. Je m’en tiens à cette ligne de conduite. Cela ne signifie pas que certaines attaques n’aient pas blessé les gendarmes ou m’aient laissé indifférent (…). À ceux qui font preuve de corporatisme ou qui ont tenté de salir la gendarmerie, je dirai seulement : ça suffit ! »
Sous la pression conjuguée des élus locaux et des syndicats de policiers, le gouvernement a finalement décidé, le 25 septembre 1998 — dans le climat, il est vrai, peu favorable des élections sénatoriales et de l’absence du ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement, confronté à de graves problèmes de santé —, de reporter la mise en œuvre de ces mesures de redéploiement, une nouvelle commission devant être mise en place afin de rechercher une voie plus consensuelle. À la faveur d’une intervention devant le groupe socialiste à l’Assemblée nationale, le 19 janvier dernier, Lionel Jospin devait confirmer cette décision, en indiquant que, s’agissant du plan de redéploiement, il n’y aurait pas « d’application générale et systématique », mais « un examen au cas par cas, en concertation avec les élus concernés », aucun calendrier n’étant désormais prévu pour opérer ces transferts entre police et gendarmerie. Par ailleurs, dans les mesures annoncées après le conseil de sécurité intérieure du 27 janvier 1999, le Premier ministre a indiqué que, dans les trois années à venir, 7 000 policiers et gendarmes seraient redéployés dans les 26 départements les plus sensibles, sans préciser cependant les procédés qui devront être employés pour y parvenir. Ce report, qui signifie, concrètement, un « enterrement » en douceur des orientations du rapport Carraz-Hyest, donne à penser que, en ce domaine, les considérations d’intérêt général et de rationalité publique ne semblent pas être en mesure de s’imposer sur les conservatismes et les corporatismes. Un tel constat conduit à faire preuve de pessimisme quant à la mise en œuvre, dans les années à venir, d’un redéploiement, pourtant bien nécessaire, des forces de police et de gendarmerie sur le territoire national. ♦
(1) Rapport au Premier ministre sur une meilleure répartition des effectifs de la police et de la gendarmerie pour une meilleure sécurité publique, par Roland Carraz, député de la Côte-d’Or, et Jean-Jacques Hyest, sénateur de Seine-et-Marne ; avril 1998 ; 99 pages.
(2) « La répartition des effectifs de la gendarmerie. À propos du rapport Carraz-Hyest » ; Défense Nationale, chronique « Gendarmerie » ; juillet 1998.