Asie - Philippines : la présidence brouillonne d'Estrada
Le 11 mai 1998, Joseph Estrada, de son vrai nom Ejercito, était élu président des Philippines. Nous écrivions alors qu’il n’était sans doute pas l’homme qu’il fallait à ce pays en convalescence (1). On pouvait alors penser qu’il compenserait ses incompétences en s’entourant de collaborateurs de qualité. Malheureusement, le « copinage » semble l’avoir emporté. Malgré tout, le bilan de sa première année de présidence est loin d’être entièrement négatif.
Obligé de s’appuyer sur des conseillers, rien ne pouvait être plus néfaste pour Joseph Estrada que la division de sa garde rapprochée. Dans son entourage le plus proche, Ronaldo Zamora, son secrétaire exécutif surnommé « le petit président », et sa secrétaire de cabinet, Leonora Vasquez de Jesus dirigent deux factions opposées qui se disputent la confiance du président. Pour l’instant, Mme Vasquez de Jesus semble l’emporter, s’étant vu attribuer des compétences qui étaient auparavant dans les responsabilités de Zamora. Pour Estrada, dont la vie privée fut assez turbulente, cette situation est un véritable casse-tête. Les deux femmes les plus importantes dans sa vie soutiennent chacune l’un des deux camps. Zamora est un allié de la femme du président, Luisa Ejercito, tandis que Mme Vasquez de Jesus a le soutien de Mme Gui Gomez. Les cafouillages de Joseph Estrada sont particulièrement évidents et dommageables à sa gestion des deux grandes rébellions, celle des séparatistes musulmans de Mindanao et celle des communistes de la Nouvelle armée du peuple (NPA). Nombreux sont ceux qui estiment qu’il aura réussi, en huit mois, à réduire à néant le processus de paix, patiemment élaboré par son prédécesseur. Il doit même faire face à l’éventualité d’une alliance objective entre les deux rébellions.
Pour le conseiller dans l’épineux problème des séparatistes du Front de libération islamique moro (FLIM), Estrada n’a pas trouvé mieux que de désigner un de ses anciens compagnons de beuverie, Deeping Wee, obscur homme d’affaires de Zamboanga, comme son « consultant présidentiel » pour Mindanao, poste où il ne s’est pas montré particulièrement actif, tandis que d’autres fonctionnaires prenaient l’initiative personnelle de contacts avec les rebelles, leur faisant des promesses qu’ils ne pouvaient tenir, affaiblissant ainsi la capacité de négociation du gouvernement. Actuellement, Roberto Aventajado, qui est le conseiller présidentiel pour les affaires économiques, semble apparaître comme le nouveau négociateur. En novembre 1998, il a obtenu la libération d’un prêtre italien, Luciano Benedetti, captif des rebelles pendant 68 jours. Âgé de 49 ans, Aventajado est le fils d’un très riche homme d’affaires de San Juan dont Estrada fut le maire. C’est surtout en tant que chargé du plan de développement économique de Mindanao qu’il a su se faire entendre par les rebelles.
Le Front de libération nationale moro (FLNM), dirigé par Nur Misuari, a été le principal mouvement luttant pour l’autonomie des régions à forte population musulmane, principalement Mindanao, en rébellion depuis 1972. Un premier accord, signé à Tripoli le 23 décembre 1976 entre Kadhafi et Imelda Marcos, était resté lettre morte. En 1989, suite à un référendum, quatre provinces seulement avaient accepté de se regrouper dans une région autonome musulmane de Mindanao (ARMM) qui a vu le jour en 1991. Le 23 juin 1996, après 24 ans de guerre et 120 000 morts, fut signé un accord pour la création d’un Conseil pour la paix et le développement du Sud des Philippines ou Southern Philippines Council for Peace and Development (SPCPD). L’accord fut définitivement signé à Manille le 2 septembre 1996 et trois semaines plus tard, Misuari fut élu président du SPCPD. C’était sans compter sur le Front de libération islamique moro (FLIM) de Hashim Salamat, créé en 1978 au sein du FLNM dont il se sépara en 1982, car ne se contentant pas de l’autonomie, continuant la lutte pour un État indépendant islamiste. Un cessez-le-feu fut signé avec le FLIM le 27 janvier 1997, mais les combats reprirent rapidement. Le 11 juillet 1997, ce mouvement, après une défaite sanglante à Rajainuda, décréta un cessez-le-feu unilatéral indéfini. Violé par les deux parties, un nouvel arrêt fut signé le 14 novembre suivant, pas plus respecté. En décembre 1998, l’armée estimait les forces du FLIM à 11 900 membres, contre 8 200 deux ans auparavant. Il pourrait être renforcé par le groupe terroriste Abu Sayyaf, proche des groupes islamistes afghan et pakistanais, dont le chef a été tué par l’armée. Aventajado a réussi, en février 1999, à négocier directement avec Hashim Salamat et à lui faire admettre le principe d’une rencontre avec Estrada à l’occasion de sa visite à Mindanao en mars. Cependant, la confiance ne règne pas et les positions sont encore trop éloignées. À l’exigence inacceptable d’une indépendance, Estrada n’avait à proposer qu’une aide massive pour la région. Finalement, la rencontre n’a pas eu lieu. Pire, compte tenu de la situation explosive, le président philippin a reporté les élections locales qui auraient dû renforcer la position de l’autonomiste Nur Misuari en faisant passer, sous forme de référendum, de quatre à dix les provinces sous son autorité au sein de l’ARMM. De leur côté, en février 1999, les communistes, en enlevant un général de brigade (chargé de travaux du génie à Mindanao), ont spectaculairement rompu une trêve de près d’un an. Bien que ses effectifs aient considérablement fondu, passant de 25 000 combattants au milieu des années 80 à environ 7 000 aujourd’hui, la NPA, malgré ses divisions, garde une force de nuisance importante. À cet enlèvement, suivi de celui de quelques officiers et policiers, Estrada répondit en rompant tout contact avec le Front démocratique national (façade légale du parti communiste), alors que des négociations se poursuivaient pour la libération d’une soixantaine de rebelles. Le chef historique des communistes, José Maria Sison, a bien, de son exil aux Pays-Bas, signé un accord pour la libération des militaires détenus, mais le climat n’est plus à la confiance.
Estrada, ancien acteur populaire à la vie dissolue, a fait campagne en se présentant comme le candidat du petit peuple dont il a promis d’améliorer le sort. Cela ne l’a pas empêché d’être d’une mansuétude étonnante avec le clan Marcos, dont des membres influents ont regagné des positions importantes. Avant sa prise de fonction, le président avait soutenu l’idée d’un retour des restes de l’ancien dictateur qui aurait été réenterré comme un héros. Comme sous celui-ci, les amis et les hommes d’affaires qui ont financé sa campagne ont été largement récompensés. C’est le cas d’Eduardo Cojuangco, longtemps tenu à l’écart en raison de ses liens étroits avec Marcos qu’il avait accompagné dans son exil à Hawaii. Il s’est vu confier la direction du groupe San Miguel, le géant de la bière, dont huit des quinze membres du conseil d’administration sont désignés par le gouvernement. Les poursuites judiciaires contre Lucio Tan (Philippines Airlines), accusé sous la présidence Ramos de fraudes fiscales atteignant 25 milliards de pesos (100 millions de francs), ont été abandonnées. Felix de Guzman, chef de la commission pour un bon gouvernement, créée en 1986 pour recouvrer les biens qui auraient été mal acquis par Marcos et ses amis (dont Cojuangco) a été brutalement limogé. Il aurait pris des décisions importantes sans en référer au président. À propos des grands contrats d’État, un observateur faisait remarquer ironiquement qu’Estrada a un sens aigu de la reconnaissance. Ce n’est finalement pas sans raison qu’il se fait depuis très longtemps surnommer erap (le copain). Quand les appels d’offres sont truqués et que les coûts ne sont pas négociés, c’est finalement la population qui en paie le prix. Or. avec une croissance nulle du PNB en 1998, Estrada aura bien du mal à remplir sa promesse d’aider les pauvres. Son prestige, encore élevé, pourrait en souffrir.
Sur la scène internationale, après avoir d’abord annoncé que, par solidarité avec Anwar Ibrahim, il ne se rendrait pas au sommet de l’Apec (Asia-Pacific Economic Cooperation) de novembre 1998 à Kuala Lumpur, il dut au dernier moment revenir sur sa décision. Dans l’incapacité militaire et diplomatique de résister à l’emprise chinoise de plus en plus affirmée sur le récif de Mischief qui se trouve dans la zone économique exclusive des Philippines et à plus de 1 300 kilomètres de l’île chinoise de Hainan, Estrada est contraint de solliciter le vote du Visiting Forces Agreement qui verrait le retour des navires américains. Il permettrait de réchauffer les relations avec les États-Unis et l’organisation d’exercices navals communs en mer de Chine méridionale. Le passage au Sénat est loin d’être assuré. Un échec refroidirait encore plus les relations bilatérales et pourrait avoir des conséquences économiques, notamment sur la question des quotas sur les textiles et le sucre. Les Philippines, qui n’ont pas réussi à obtenir un ferme soutien des autres membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Ansea) dans leur conflit territorial avec la Chine, ont pourtant le plus grand besoin de la protection américaine.
Même si le favoritisme peut décourager des hommes d’affaires qui n’appartiennent pas aux proches du président, d’autres, notamment des investisseurs étrangers, trouvent particulièrement rassurant qu’Estrada se soit entouré de conseillers venus du secteur privé. D’une manière générale, les observateurs estiment que, dans sa première année de présidence, l’ancien acteur a plutôt mieux réussi qu’on ne pouvait le craindre. La tempête qui a secoué l’Asie n’a pas provoqué trop de dégâts. Le pays connaît une croissance relativement honorable à l’échelle régionale, son secteur bancaire est en bonne santé, les conditions pour les investisseurs étrangers sont très favorables, et les engagements pris auprès du FMI ont été respectés. Il ne reste plus au président qu’à mûrir, notamment dans sa maîtrise des problèmes économiques, et à mettre un peu d’ordre, et surtout de cohésion, dans l’équipe sur laquelle il s’appuie. ♦
(1) Voir notre chronique : « Un nouveau président pour les Philippines », Défense Nationale, août-septembre 1998.