La puissance et l’Europe
Voici un petit livre tout à fait remarquable par la clarté et la lucidité de ses analyses, et qui, en outre, nous est offert à un moment particulièrement opportun puisqu’on s’interroge actuellement, plus que jamais, sur les perpectives d’avenir d’une « Europe politique », c’est-à-dire, si ce qualificatif a encore son sens, d’une Europe ayant des capacités propres en diplomatie, défense et sécurité. Nicole Gnesotto est un observateur particulièrement averti de ce sujet ; en effet, outre ses fonctions actuelles auprès du directeur de l’Ifri et au sein de l’Institut de sciences politiques de Paris, elle a été chargée de recherches à l’Institut de sécurité de l’Union de l’Europe occidentale (UEO), dont elle va prendre prochainement la direction.
Dans l’introduction à son ouvrage, l’auteur constate, comme nous le constatons tous, que « l’Europe politique bafouille », alors qu’elle est la première puissance commerciale et la seconde puissance économique du monde. Serait-ce alors – c’est nous qui nous interrogeons – parce que, en définitive, la puissance politique a une logique très différente de la logique économique, alors que, tous les jours, on nous affirme le contraire lorsqu’il s’agit des États-Unis et même de la Chine ? « Ou faut-il chercher, derrière les divergences institutionnelles… et les soupçons de complot anglo-saxon d’autres raisons à (la) réticence européenne à l’égard de la puissance ? » Et elle nous rappelle alors, avec raison, les deux dilemmes fondamentaux auxquels les Européens s’affrontent depuis la dernière guerre : « l’Amérique ou l’Europe, la nation ou l’intégration ». Avec la même lucidité, elle retient aussi comme données permanentes : « la spécificité britannique sans faille à l’égard de l’Europe politique », les « chassés-croisés permanents entre la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne », et enfin, s’interroge-t-elle aussi, « s’agit-il d’une pure névrose française à l’égard de la puissance » ? En définitive, se demande-t-elle, est-ce que « la défense n’incarnerait plus qu’abstraitement la nation », et aurait ainsi « du mal à s’imposer comme le tremplin essentiel pour l’émergence d’une nation européenne » ?
Notre auteur consacre ensuite un chapitre très documenté au « poids de l’histoire dans la construction européenne. » À son origine, elle note avec raison l’entreprise essentiellement politique, parce que révolutionnaire – c’est nous qui l’ajoutons –, que constitua la réconciliation franco-allemande. Quant aux origines, nous ajouterions volontiers, pour avoir eu le privilège d’observer cet épisode de très près, les deux idées, probablement utopiques bien qu’elles subsistent plus que jamais de nos jours, que l’intégration économique aboutirait tout naturellement à l’intégration politique ; et que des institutions politiques artificielles entraîneraient aussi non moins naturellement la création d’une politique commune, au vrai sens du terme. Ensuite, nous rappelle Nicole Gnesotto, le grand moment dans les tentatives d’union politique de l’Europe fut, au début des années 60, le plan (ou plutôt les plans) Fouchet, dont l’échec mettra en lumière les dilemmes européens permanents, et en particulier « la difficile articulation entre l’Otan, l’Europe et les nations ». Ainsi finalement, observe toujours notre auteur, « l’Europe de la guerre froide aura été globalement schizophrène : aux États-Unis le pouvoir politique et militaire, et à la Communauté la puissance économique ». Et du côté européen, ajoute-t-elle, « la France et la Grande-Bretagne ont incarné, parfois jusqu’à la crise, ces deux conceptions contradictoires de l’Europe puissance ou de l’Europe espace ».
Par contre, note toujours notre auteur, pour l’Allemagne, l’Alliance atlantique et l’Europe ont été les deux conditions nécessaires à sa réhabilitation, puis à sa légitimité, à sa défense, à sa reconstruction, à sa prospérité, et enfin à sa réunification. « L’axe Paris-Bonn s’est (ainsi) montré à peu près constant dans la promotion d’une puissance européenne », mais a vacillé dès que ce principe « risquait de s’incarner en conflit d’intérêts avec l’Amérique ». De son côté, la France a considéré l’Europe comme un « multiplicateur de puissance nationale et un vecteur essentiel de partenariat avec l’Amérique ». L’analyse de Nicole Gnesotto se poursuit de la sorte, avec une remarquable lucidité, nous l’avons dit, mais aussi dans des formes lapidaires qu’on voudrait pouvoir toutes reproduire ici ; mais « après la guerre froide, ce fut comme avant », et peut-être pire pour la France, c’est nous encore qui l’ajoutons, puisque sa position géographique d’extrême cap de l’Europe avait perdu son intérêt stratégique, ce qui permettait de traiter ses thèses avec moins de ménagements. En tout cas, le résultat est là : « l’influence de l’Union européenne dans les différents règlements diplomatiques de l’après-guerre froide reste on ne peut plus marginale », et son bilan militaire est « tout simplement invisible ».
Ainsi, conclut Nicole Gnesotto, « le partenariat euro-américain est devenu l’un des leitmotive les plus éculés du déclaratoire atlantique », car « la pratique reste celle du leadership américain le plus absolu et de l’inexistence politique de l’Europe, dont la France semble être la seule à refuser de porter le deuil ». Ainsi, va-t-elle s’interroger, « l’AlIiance est-elle réformable ? » Elle nous rappelle alors les tentatives récentes effectuées à ce sujet en particulier celle de janvier 1994 au sommet de Bruxelles et celle de juin 1996 au sommet de Berlin, mais « l’état de grâce » qu’on croyait avoir atteint alors ne durera guère, puisqu’au sommet de Madrid en juillet 1997 la reconnaissance d’une Identité européenne de défense est renvoyée à des jours meilleurs. Et, ajouterons-nous, ce ne sont pas les projets des États-Unis concernant l’évolution de l’Alliance, tels qu’ils viennent d’être exposés à Bruxelles par leur secrétaire d’État au moment où nous écrivons ces lignes, qui semblent pouvoir donner des perspectives nouvelles, tant à une Europe politique qu’à une Europe de la défense. Toutefois, le plus grand obstacle à ces perspectives, nous rappelle l’auteur, « réside dans la mémoire des Européens eux-mêmes, pour des raisons contradictoires d’un pays à l’autre, car leur consensus sur le maintien et le renforcement de l’Alliance atlantique reste aujourd’hui plus vivace que jamais ».
Élevant alors le débat au plan des principes, notre auteur va s’interroger sur le dilemme fondamental de l’Europe : « Nations ou Union ? », puisque la construction européenne est marquée depuis ses débuts par le décalage entre l’intégration de l’ordre économique et le maintien du principe national dans l’ordre politique. Le traité d’Union signé à Maastricht en 1992 a semblé trancher ce dilemme, mais dans le langage seulement car rien n’a changé dans les faits ; et à l’issue de la conférence intergouvernementale tenue à Amsterdam en juin 1997, aucun progrès sérieux n’a été obtenu concernant l’Europe politique. Ainsi, « à la veille de son élargissement, l’Union reste aussi inadaptée (que précédemment) pour s’affirmer, aux côtés des États-Unis, comme un acteur politique majeur du jeu européen ». Alors, s’interroge l’auteur, « est-ce à dire que l’intégration politique est impossible dès lors que l’on toucherait aux comportements des États en matière diplomatique et militaire ? » ; et par suite que l’intégration (en paroles) ne serait qu’« une ruse » pour masquer l’impuissance des nations, dont la prolifération a réduit le prestige, en même temps que leur autorité était menacée par le réveil en leur sein d’acteurs non étatiques (ethnies, peuples, minorités) ? Ou serait-ce aussi, puisqu’il ne s’agit plus seulement d’utiliser la force armée pour la défense du territoire, que la légitimité de son usage ne relèverait plus directement des souverainetés nationales ? En tout cas, conclut l’auteur, « diluée dans l’Union, déléguée dans l’Otan, la notion même de puissance a quitté l’horizon politique d’une majorité de pays européens », alors que l’Alliance légitime encore (mais en apparence seulement, c’est nous qui l’ajoutons) la nation, gomme les différences entre partenaires européens et permet à chacun de faire l’impasse ou l’économie de la puissance.
Les conclusions de ce réquisitoire ne peuvent pas être optimistes, en tout cas pour un Français, puisque « nulle part ailleurs qu’en France (le) scénario d’inexistence de l’Europe politique ne suscite autant de dépit, d’irritation et surtout d’inquiétude », et cela en fait parce que l’Europe avait « joué pour la France le rôle mythique et salvateur que de Gaulle avait attribué à la grandeur ». Puis tombent là encore quantité de formules lapidaires qu’on aimerait pouvoir toutes citer ici, tant elles sont éclairantes, sinon optimistes. Ce diagnostic pessimiste se termine par une perspective à peine plus exaltante, celle que l’euro pourrait amorcer « l’intégration par le bas ». Rappelons à ce propos que Thierry de Montbrial nous avait proposé de son côté, lors de la présentation du Ramses, une vision un peu plus ambitieuse, lorsqu’il avait déclaré que le véritable enjeu de la construction européenne était l’édification, peu à peu et progressivement, d’un nouveau type d’unité politique, aussi original qu’a pu l’être autrefois l’État nation dans sa force naissante.
Nous conservons, quant à nous, l’espérance encore plus ambitieuse, sinon plus réaliste, nous avons déjà eu l’occasion de le dire dans ces colonnes, que renaisse un jour, sous une forme ou sous une autre, l’Europe des origines, celle des Six maintenant portée à Sept avec l’Espagne, qui, elle, avait un avenir politique, car réunissant des peuples ayant la même culture, la même histoire, et des intérêts vitaux communs, ne serait-ce que par la géographie.
Nicole Gnesotto termine son ouvrage, si enrichissant à tous égards, en nous ramenant sur terre par une évocation plus immédiatement opératoire, à savoir celle du triangle Paris-Bonn-Londres, dans lequel, suivant un procédé de compensation qui lui est cher, la France se rapproche de l’une ou de l’autre capitale suivant ses différences du moment avec l’autre. Ainsi peut-on se demander en quoi consiste exactement la soudaine convergence franco-britannique concernant la défense de l’Europe, alors que l’Allemagne se détourne aussi ostensiblement de la dissuasion nucléaire, tout en ne disant mot de la présence sur son territoire d’armes nucléaires américaines qui continuent à constituer pour elle une garantie ultime comme pour ses voisins régionaux. Voilà quelques sujets qui méritent certainement réflexion quant à l’avenir des relations entre l’Europe et la puissance. Remercions donc vivement Nicole Gnesotto de nous les avoir présentés avec tant de brio, alors qu’ils sont d’une si brûlante actualité. ♦