La Russie menace-t-elle l’Occident ?
La Russie menace-t-elle l’Occident ?
Professeur agrégé et docteur en géographie-géopolitique, chercheur à l’Institut français de géopolitique, ainsi que chercheur associé à l’Institut Thomas More, Jean-Sylvestre Mongrenier – qu’Yves Lacoste, présente dans sa préface, comme un des jeunes chercheurs des plus prometteurs en géopolitique –, avait assurément bien des atouts pour s’attaquer à son tour au sujet russe, ambivalent et contradiction par nature. En effet, la voie paraît étroite entre une attitude plutôt systématiquement critique vis-à-vis de la Russie et des analyses plutôt complaisantes. On peut dire qu’il s’en est bien tiré, au-delà de l’accroche du livre, qui ne saurait être prise à la lettre.
Moscou, qui a divulgué, sa nouvelle stratégie militaire à l’horizon 2020, n’a-t-il pas reconnu que « la probabilité de l’irruption d’un conflit militaire contre la Fédération de Russie, au moyen d’armes nucléaires ou traditionnelles, se réduit ». De fait, l’équipée géorgienne l’a bien montré, l’état des forces armées russes, lesquelles n’ont pas fait l’objet de modernisations depuis deux décennies, n’est pas encore au niveau requis. La durée du service militaire vient d’être réduite de deux à un an et la nouvelle doctrine envisage de contractualiser les postes de soldat et de sergent. Le déficit technologique russe subsiste comme l’atteste le désir de la Russie d’acquérir quatre à cinq Mistral.
Tous ces faits pourtant n’empêchent pas l’auteur de dresser l’inventaire des menaces émanant de la Russie planant sur ses voisins immédiats : l’« étranger proche », et de se faire l’avocat d’une thèse ancienne, selon laquelle Moscou chercherait à consolider ses positions en Asie pour se retourner ensuite contre l’Europe, exhumant ainsi la « manœuvre de Gengis Khan » de l’amiral Castex énoncée dans les années 30. À son actif, il énumère une série de faits, qui, à première analyse paraissent probants : guerre éclair russo-géorgienne, menaces sur l’Ukraine et la Moldavie, tentatives de récupérer son influence en Asie centrale… Mais tout cela relève-t-il d’une posture « anti-occidentale » ou tout simplement de la défense légitime d’intérêts nationaux ? Pourquoi toujours parler des nostalgies impériales ? Ne devrait-on pas aussi prendre en compte que le vaste territoire russe, largement sous-peuplé et qui regorge de ressources naturelles pourrait fort bien constituer à long terme une proie pour ses voisins. Il est trop facile d’inférer des faits récents des interprétations trop hâtives ou de s’en tenir à des citations incomplètes comme celle tant de fois citée de Vladimir Poutine selon laquelle la disparition de l’URSS est la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle, oubliant simplement de mentionner la fin de la phrase, « celui qui ne le comprend pas n’a pas de cœur, mais celui qui voudrait revenir dessus n’a pas de tête ».
La Russie, il convient semble-t-il de le tenir pour acquis, a renoncé à toute prétention hégémonique et a abandonné toute prétention au statut de grande puissance, la dirvaja, que l’on cite à l’envie. Ne convient-il pas de s’en féliciter surtout à l’heure où la Chine est en passe de devenir la deuxième puissance mondiale et commence à hausser le ton ? Aussi tous les chapitres fort intéressants de l’auteur sur l’histoire russe, aussi fournis et pertinents soient-ils ne sauraient être pris comme indicateurs pour l’avenir.
Yves Lacoste salue la vision de longue durée qu’a empruntée l’auteur. Cela est juste, pertinent, mais devrait être manié avec précaution. Un vaste Empire s’est édifié à la croisée de l’Occident et de l’Orient, il a fait trembler un moment le monde avec sa lumière venant de l’Est, mais que pèsera réellement une Russie de quelque 120 millions d’habitants à l’horizon 2050 (et non 105 millions comme il l’écrit), face à 1,5 milliard de Chinois, 1,7 milliard d’Indiens, 450 à 500 millions de Nord-Américains et sûrement plus de 500 millions de musulmans sur sa bordure Sud. Ainsi parler de « voie russe » ou de « despotisme oriental » paraît au pire superfétatoire, au mieux un simple exercice rhétorique. Bien sûr que la Russie, comme il le montre fort bien ne peut guère se défaire de sa volonté de puissance et plus encore nourrir maints ressentiments historiques. Lorsque l’on a été le deuxième Grand et à la tête d’un vaste camp socialiste comment s’en débarrasser en un tour de main ? Donnons du temps au temps.
Mais sur ce point aussi il convient, me semble-t-il, de rester au niveau des faits. Parler de guerres du gaz ou de pressions de Gazprom sur ses clients ne relève-t-il pas d’une analyse journalistique ? Après tout les livraisons de gaz à ces pays, disons l’Ukraine ou la Biélorussie se sont effectuées au départ au quart des niveaux européens ; ces prix d’amis devaient-ils être garantis sans limite alors que vous n’êtes plus « ami » de votre fournisseur ? Quel pays en ce bas monde à l’heure de la mondialisation est-il prêt à s’abstraire autant des lois du marché ?
Ces remarques étant faites, le livre de Jean-Sylvestre Mongrenier est fort riche et l’on y trouvera des informations et réflexions actuelles et documentées sur les relations de la Russie avec la Chine, l’Iran, l’étranger proche et lointain, ainsi que le Moyen-Orient. Au terme de son analyse l’auteur l’admet bien volontiers, les symptômes de faiblesse de la Russie ne doivent pas être négligés. Le PIB russe ne représente que 2,3 % du Produit mondial contre 24,9 % aux États-Unis, 7 % au Japon, 7,3 % en Chine, 5,7 % en Allemagne, 4,6 % en France. Ainsi, il s’avérera bien difficile à la Russie de figurer dans le peloton des dix puissances économiques mondiales à moins d’avoir effectué sa mue technologique comme l’espère son président Dimitri Medvedev dans sa récente adresse à la Douma, discours-programme trop peu commenté chez nous. Certes, nulle complaisance ne saurait être de mise, mais il convient d’approfondir notre dialogue et notre coopération avec la Russie comme l’a fait la France en accueillant le Premier ministre russe en novembre 2009. On peut nourrir certaines craintes que la Russie ne bascule vers l’Asie, l’Orient, éternelle crainte nourrie sur les bords de l’Atlantique. Mais ce pont entre Europe et Asie, ne parlons pas de barrage, ne représente-t-il pas à long terme une occasion qu’il convient d’exploiter avec patience et doigté ?
C’est bien à une révolution politique que l’on a assisté cette dernière décennie en Russie, comme l’écrivait Hélène Carrère d’Encausse dans Le Figaro du 31 décembre 2009. « Boris Eltsine… aura réussi, sinon à éviter les désastres, du moins à éviter à son pays l’implosion qui le menaçait et surtout le faire entrer dans les temps nouveaux dans une atmosphère de paix civile et de règles institutionnelles pour la première fois définies et observées. Le message de ce 31 décembre 1999 était bien que la Russie devenait un pays politique civilisé, ce qui dans sa longue histoire de violence et de mépris du droit constitue une véritable révolution ». Faut-il donc comme l’a exprimé Zhou en Lai à propos de la Révolution française dire qu’il est trop tôt pour se prononcer ? ♦