Gazprom
Gazprom
Que l’on ne s’attende pas ici à une description technique de forages et de tuyauteries. Ce livre est un ouvrage de géopolitique, patronné par un think tank belge, et entend étudier un élément majeur et indispensable des futures relations russo-européennes. C’est que Gazprom n’est pas seulement l’équivalent de ce que nous connaissons chez nous avec Total ou EDF, mais un véritable « centre de pouvoir » depuis Saint-Pétersbourg, complémentaire (et non concurrent) du gouvernement moscovite. Ce « géant gazier » assurant 86 % de la production nationale du précieux fluide et détenant 70 % des réserves, présent également dans le pétrole, l’électricité, le nucléaire ou les médias emploie plus de 300 000 personnes et contribue pour 25 % au budget de l’État. Prière donc de ne pas confondre le sujet avec le « marché des yaourts » !
Après un fort intéressant rappel de la surprenante transformation intervenue en vingt ans (révolution par le haut, c’est-à-dire sans légitimité populaire évidente ; apparition des oligarques bénéficiant au départ d’une certaine bienveillance de la nomenklatura et s’emparant des leviers stratégiques ; raffermissement ultérieur de l’autorité et du pouvoir central avec Poutine…), l’auteur plaide désormais, dans l’intérêt des deux parties pour une consolidation à long, voire très long terme, des liens commerciaux et financiers entre le producteur et le consommateur européens, partenaires indissociables.
La dépendance est en effet mutuelle entre un fournisseur qui en attend d’indispensables ressources financières et des clients avides d’énergie, mais les obstacles à surmonter, les malentendus à éclaircir et les options à trancher abondent. Un certain « ressentiment » russe provient du fait que les manifestations de bonne volonté et de solidarité consenties par le Kremlin dans les épisodes de crise (11 septembre) n’ont pas été suffisamment prises en compte par un Occident aux « réactions impulsives » du type géorgien. Les États-Nations européens gardent en ordre dispersé conscience de leurs intérêts et de leurs besoins particuliers, d’où la prédominance actuelle du bilatéralisme sur l’approche « intégrée ». Des partages géographiques interviennent aussi bien dans les lieux de production extérieurs (l’arrière-cour d’Asie centrale) que dans les différentes zones de destination, à partir de l’étranger proche où les fameuses « révolutions colorées » brouillent l’horizon. Les tracés à venir des gazoducs tiennent compte des contournements possibles et des points de passage obligé. La dissociation des activités de transit et de distribution (unbundling) est susceptible de compliquer encore les choses.
Alors que Gazprom a du mal à considérer Bruxelles comme un acteur crédible et que de son côté la Commission européenne a tendance à assimiler le secteur de l’énergie aux divers « produits de consommation courante » et à laisser faire le jeu de la concurrence, des solutions doivent s’imposer, d’autant plus que, selon l’auteur, le gaz est susceptible dans l’avenir de se substituer au pétrole pour des motifs tant écologique qu’économique. Dasseleer propose la création dans la capitale belge d’un « observatoire de l’énergie » sous la coprésidence de la Commission et de la Russie, celle-ci apparaissant non comme un cheval de Troie mais comme un partenaire fiable. Solution originale qui ne serait pas une copie de l’Opep, puisqu’intégrant les intérêts de toutes les parties. Et finalement, pourquoi pas une « entité supranationale » sur le modèle de la sexagénaire CECA ?
Solidement documenté, l’exposé est dense, parfois un peu difficile à suivre, non exempt de quelques lourdeurs et répétitions, voire de réflexions sarcastiques et jugements abrupts. Pour notre part, au-delà du gaz, nous retiendrons un certain paradoxe : celui d’une organisation russe logique et rationnelle face à une Europe occidentale hésitante. Le sous-titre du livre, invoquant le « réalisme russe » face à l’idéalisme européen renforce cette impression. Dasseleer fait appel à Richelieu. On a l’impression qu’à front renversé un Descartes enseigne désormais la méthode en cyrillique le long de la Neva, tandis que l’imprécision règne sur les rives du Rhin. ♦