L’Europe d’Œdipe
Il n’est pas besoin de présenter l’auteur aux lecteurs de cette revue, puisqu’il y a publié encore récemment un article remarqué, qu’il avait intitulé « Regard sur une géopolitique de la défense » (1). Rappelons cependant qu’il fut colonel dans notre armée de l’air, qu’il y a combattu, notamment à Diên Biên Phu, et, aussi, qu’il a appartenu autrefois au cabinet de Michel Debré, alors ministre de la Défense nationale. Aujourd’hui, sous ce titre qui évoque la cécité d’Œdipe, telle que Sophocle l’a rapportée, c’est-à-dire après qu’il se fut lui-même crevé les yeux, il annonce le pourquoi de son angoisse personnelle dans le sous-titre de son ouvrage « Des guerres civiles européennes en perspective ».
L’éloquente et longue préface du général Gallois pourrait nous dispenser de présenter ce livre, puisque tout y est dit, depuis les vertus humaines de son auteur jusqu’à son ambition de nous faire partager sa vision des malheurs qui attendent notre Europe, si elle ne se réforme pas profondément. Encore, nous permettrons-nous d’ajouter, qu’elle est un peu moins pessimiste que celle de l’illustre préfacier, puisqu’il y subsiste une lueur d’espérance. L’auteur nous explique d’ailleurs lui-même le sens de sa démarche dans une « note préliminaire », puis il y revient dans son « avant-propos », afin de mettre en garde les lecteurs contre leurs premières réactions, en nous avertissant que c’est « volontairement » que son récit est pessimiste.
Ce récit, disons-le tout de suite, est une pure fiction, puisqu’il s’agit des Mémoires, soi-disant posthumes, d’un président de la République française qui, étant parvenu au sommet de toutes ses ambitions, médite sur l’histoire et ses finalités, alors qu’il affronte une nouvelle crise balkanique, particulièrement grave car elle fait apparaître les risques d’une « troisième guerre civile européenne ». On perçoit donc que ce livre va évoquer tous les problèmes auxquels notre pays a été confronté depuis cinquante ans, face au grand dessein de constituer une « Europe-puissance », au sens traditionnel de ce terme, et donc pas seulement un prospère « Marché commun ».
Au cours de la crise imaginée, le « président-fiction » va en effet rendre visite successivement à ses collègues « qui comptent » (pour l’auteur). Il commence ainsi son tour d’Europe par Vienne, ce qui l’amène à réfléchir sur la « grandeur perdue » d’un empire, qui est venue après celle de ces autres « grands découvreurs » que furent l’Espagne, le Portugal, les Pays-Bas. Sa deuxième étape sera ensuite Saint-Pétersbourg, qui a été choisie de préférence à Moscou, pour sa rencontre avec le président de la Russie, chez lequel il constate des « préoccupations comparables aux siennes ». Et il terminera par un arrêt à Heidelberg, haut lieu de la culture allemande, afin de proposer au chancelier de la République fédérale de lancer un manifeste commun, prônant la « renaissance de l’Europe avec le retour actif de la Russie et des pays de l’Est dans son histoire ». Ainsi l’« Europe-puissance » de l’auteur comprendrait-elle ces pays, et aussi l’Italie et l’Espagne, mais pas la Grande-Bretagne, où le « président » n’a d’ailleurs pas jugé bon de se rendre. Disons tout de suite que ce n’est pas la nôtre, laquelle se rapprocherait davantage de celle de Charlemagne, puisque, comme nous l’avons écrit encore récemment dans cette revue, nous nous refusons à avoir encore peur de l’Allemagne.
L’analyse faite par notre auteur des différentes situations rencontrées par son héros au cours de la crise majeure qu’il a eu à affronter est riche en observations intéressantes, bien qu’elles soient souvent sévères, sur les cultures, tant politiques que psychologiques de nos principaux voisins. En ce qui concerne les deux plus importants d’entre eux, elles sont reprises plus longuement dans deux lettres : « Lettre à l’Angleterre » (nous dirons « au Royaume-Uni » afin de ne pas envenimer davantage les relations), et « Lettre au peuple allemand » (qui, à notre goût, évoque un peu trop longuement le passé avant de se tourner vers l’avenir). Dans son « épilogue », l’auteur va conclure avec son héros : « L’avenir dira si la vision de la Grande Europe à bâtir pourrait en faire un nouveau Nouveau Monde qui serait édifié directement sur les fondations de l’Ancien Monde ». Et il ajoute : « En attendant qu’elle devienne le berceau… d’une nouvelle civilisation qui saurait allier le progrès moral avec le progrès matériel ». Il évoque à cette fin : « Notre Dame la France, (cette) sentinelle solitaire, (cette) créature étrange pétrie d’idéalisme et d’âpres ambitions, (ce) lutteur animé de la passion du combat pour un incertain progrès de l’homme ».
On imagine aisément que ces propos prêtés au « président-fiction » sont ceux que l’auteur se tient à lui-même. Il apparaît ainsi que le pessimisme affiché tout au long de son livre est tempéré pour lui par des lueurs d’espoir. Ajoutons que tout ce qu’il y exprime est empreint de nobles sentiments et écrit dans une très belle langue. Ne négligeons donc pas son injonction, qui revient à plusieurs reprises : « Il vous reste encore un peu de temps… Réfléchissez… si vous l’osez ! ». ♦
(1) Revue Défense Nationale, mars 1997.