Afrique - La sécurité en Afrique assurée par des puissances régionales ?
Force ouest-africaine de paix créée en 1990 par la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) pour mettre fin à la guerre civile du Liberia, l’Ecomog (groupe de la Cédéao chargé du contrôle et de la mise en œuvre du cessez-le-feu) vient en ce début d’année 1998 de s’illustrer d’une manière significative dans la région en intervenant dans le conflit sierra-léonais.
Depuis sa création, cette force est commandée et dominée par le Nigeria qui lui a fourni l’essentiel de ses effectifs et de ses moyens. Après sept années d’activités au Liberia, l’Ecomog, qui a déployé dans ce pays jusqu’à 20 000 hommes en 1994, a finalement réussi à stabiliser la situation, désarmer les combattants et organiser des élections libres qui ont abouti à la large victoire de Charles Taylor. Par sa ténacité, le Nigeria a ainsi montré sa volonté d’être présent dans la zone politiquement et militairement avec d’autant plus de réussite qu’il agissait là en vertu d’un mandat de la Cédéao et en liaison avec les Nations unies.
En Sierra Leone, le Nigeria avait accordé tout son soutien au président Ahmad Tejan Kabbah, ancien haut fonctionnaire des Nations unies, élu à la tête du pays en mars 1996 au nom du Parti populaire de Sierra Leone. À la suite de cette élection, un accord de coopération militaire avait d’ailleurs été conclu entre Lagos et Freetown, conformément auquel le Nigeria avait déployé des troupes dans la capitale sierra-léonaise et assurait en outre la sécurité personnelle du président Ahmad Tejan Kabbah. Quand, le 25 mai 1997, ce dernier a été renversé par le coup d’État du commandant Johnny Paul Koroma qui a pris la tête du Conseil révolutionnaire des forces armées, le Nigeria a bien sûr réagi très négativement et appuyé l’instauration d’un embargo très strict sur les armes et le carburant par la Cédéao et les Nations unies, l’Ecomog étant officiellement mandatée par la sous-région et par le Conseil de sécurité pour contrôler l’application de cette mesure.
Les promesses annoncées par la junte de rendre le pouvoir aux civils en avril 1998 n’ont pas convaincu le Nigeria. Au contraire, le ralliement du Front révolutionnaire uni (RUF), le mouvement d’opposition armée du caporal Foday Sankoh, détenu au Nigeria, à la junte risquait d’établir un rapport de forces durablement défavorable au président Kabbah, qui ne pouvait encore compter à l’intérieur du pays que sur les Kamajors, milice de chasseurs traditionnels aidée et armée par le Nigeria, et favorisée par le régime civil qui considérait les militaires comme peu fiables et incompétents. C’est dans ce contexte, que, sans aucun mandat spécifique, ni de la Cédéao, ni des Nations unies, Lagos décidait, début février 1998, de mobiliser l’Ecomog sous son contrôle pour une offensive décisive en Sierra Leone, destinée à chasser la junte et réinstaller au pouvoir le président Kabbah. L’importante offensive militaire de l’Ecomog menée par les Nigérians a conduit la force de paix régionale, devenue force d’intervention nigériane, à prendre le contrôle de Freetown, puis à se déployer dans le Nord du pays pour combattre les partisans de la junte et leurs alliés du RUF, et organiser ainsi d’une manière sûre le retour au pouvoir d’un président Kabbah, certes proche de Lagos, mais devenu désormais totalement dépendant du puissant Nigeria.
En Sierra Leone, encore plus clairement qu’au Liberia, le Nigeria a montré quelles étaient ses intentions et ses méthodes politico-militaires pour étendre son influence dans la région. Lagos, dans cette opération, a cherché à légitimer son intervention en affichant comme objectif de chasser un régime issu d’un coup d’État et de rétablir un régime démocratiquement élu. Un argument singulièrement paradoxal par rapport à sa propre situation politique intérieure qui subit la loi d’un régime autoritaire, qui certes a promis la restitution prochaine du pouvoir aux civils, mais qui ne cesse de vouloir affermir son pouvoir par la répression et la multiplication des atteintes aux droits de l’homme et des restrictions aux règles de la démocratie.
Il reste que Lagos a réussi son coup de force en Sierra Leone dans un contexte de passivité et d’indifférence de la communauté internationale, qui a visiblement considéré que l’enjeu sierra-léonais ne méritait pas une mobilisation diplomatique de grande ampleur contre le Nigeria, qui reste un partenaire commercial et un fournisseur de pétrole notable des grandes puissances, et en tout cas encore moins la mobilisation de moyens par les Nations unies pour une intervention dans cette crise. Cette situation vient largement illustrer et confirmer deux tendances. D’abord le fait que, depuis la fin de la guerre froide et après les leçons des crises somalienne et rwandaise les grandes puissances sont en train de consacrer, pour ce qui les concerne, une politique de non-intervention systématique sur le continent africain, laissant les rapports de forces locaux évoluer au fil des crises ; ensuite que les mécanismes de prévention des conflits, de maintien de la paix développés par les Nations unies sur le continent africain ne sont plus considérés comme crédibles et performants, et que, crise après crise, au désengagement politico-militaire des grandes puissances vient s’ajouter une mise en retrait des dispositifs onusiens.
La seule parade à ce système de sécurité collective défaillant est, on le sait, un système régional, efficacement appuyé par la communauté internationale et articulé avec celui des Nations unies. À l’échelle du continent, l’Organisation de l’unité africaine (OUA), institution théoriquement idéale pour prendre une telle mesure, est encore loin de disposer de capacités crédibles. La mise en place progressive de moyens africains de gestion des crises et de maintien de la paix fait actuellement l’objet d’efforts déployés parallèlement par les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne. Cependant, des résultats probants qui puissent être considérés comme des solutions acceptables et opérationnelles vont prendre du temps, d’autant plus que, malgré une bonne volonté affichée, la mobilisation réelle des Africains dans ce domaine paraît encore limitée et même trop timide. Dans l’intervalle, une période d’incertitude et d’instabilité est en train de s’installer en Afrique, pendant laquelle, misant sur la non-intervention des grandes puissances et les difficultés des Nations unies, les puissances dites « régionales » du continent, qui ont quelques ambitions et quelques moyens de les concrétiser, vont disposer d’une réelle marge de manœuvre politico-militaire. On a vu ainsi ces derniers mois l’Angola intervenir en République démocratique du Congo ou au Congo-Brazzaville, ou le Nigeria réussir son OPA sur la Sierra Leone. Ce n’est sans doute pas totalement un hasard si les pays les plus réticents, voire les plus hostiles envers les efforts des Américains, des Britanniques et des Français pour favoriser le développement de capacités africaines de maintien de la paix, sont précisément des États comme le Nigeria ou l’Afrique du Sud. ♦