Ramses 99 : synthèse annuelle de l’évolution du monde
Comme chaque année, l’Institut français des relations internationales (Ifri) a publié en septembre dernier son Ramses, acronyme du Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies, mais qui est maintenant sous-titré plus clairement Synthèse annuelle de l’évolution du monde. Il comprend désormais, comme l’on sait, trois parties consacrées respectivement aux aspects politiques et économiques de cette évolution, puis à des « débats » sur différents sujets d’actualité.
C’est d’abord sur l’introduction de ce nouveau Ramses, intitulée « Perspectives », qu’il convient de nous arrêter, puisqu’elle a été rédigée par Thierry de Montbrial, le directeur de l’Ifri. Lorsqu’il l’avait terminée en juillet 1998, les principaux problèmes sur lesquels il avait porté ses regards prospectifs étaient ceux du moment, c’est-à-dire la « tourmente asiatique », « la longue marche de l’Europe », et les comportements de « l’hyperpuissance incomplète », c’est-à-dire, on l’aura compris, des États-Unis. Lors de la présentation officielle de l’ouvrage qui a eu lieu au début d’octobre, Thierry de Montbrial a, bien entendu, actualisé son propos. Ce fut d’abord pour s’étendre, avec la compétence et le talent qu’on lui connaît, sur la tourmente financière et économique qui est devenue mondiale. Voici quelques-unes de ses remarques les plus éclairantes à ce sujet : et d’abord celle essentielle, pensons-nous, que « les marchés ne sont pas rationnels » (et donc, c’est nous qui le disons, que les crises qui les touchent n’ont pas la même logique que les crises politiques, malgré les similitudes de la terminologie stratégique employée à leur sujet). Ensuite, « on a poussé trop loin et surtout trop vite la mondialisation » (de l’économie de marché), alors que, « comme avec tout système complexe et interactif, il aurait fallu mettre en place d’abord un dispositif de régulation, pour être à même de parer immédiatement à son dysfonctionnement ». Sa conclusion fut alors : « Il va falloir sortir de cette vision, devenue courante, d’une libéralisation totale de la mondialisation ».
Le directeur de l’Ifri a, bien évidemment, traité aussi de l’avenir de l’euro dans cette conjoncture. Déjà, trois mois plus tôt, il s’était interrogé à ce propos, en lançant cette question provocante : « L’euro, mauvaise idée ? » ; notant ensuite que « l’euro est un début et pas une fin » ; et aussi qu’« il faudra nécessairement évoluer vers une sorte de gouvernement économique de l’Europe » ; enfin que, « faute d’avoir réalisé l’Union politique avant l’euro, il faudra le faire après ». Sa seconde conclusion avait été alors : « Le véritable enjeu de la construction européenne apparaît donc ainsi : il s’agit d’édifier, peu à peu et progressivement, un nouveau type d’unité politique, aussi original qu’a pu l’être autrefois l’État nation dans sa forme naissante ». C’est donc dans le sens d’une intégration régionale que notre éminent ami perçoit l’avenir de l’Europe, et cela économiquement aussi bien que politiquement ; mais, c’est nous qui nous permettons de poser cette question : que dire alors des projets d’« élargissement » de l’Europe future, puisque les pays concernés paraissent être plus intéressés par leur intégration au sein de l’Otan, c’est-à-dire par ses aspects « sécurité », plutôt que par ses retombées politiques et même économiques. Cependant, Thierry de Montbrial, avant de terminer sa présentation, avait abordé quelques autres problèmes intéressants de l’actualité : tels, au sujet d’une éventuelle intervention de l’Otan au Kosovo, « pour quel objectif militaire, et pour quel objectif politique ? » ; ou encore, à propos de la Russie, « ça a été une absurdité de vouloir lui faire adopter sans transition les modèles économique et politique occidentaux ; il est impardonnable pour un stratège de ne pas connaître son terrain ». Est alors tombée cette conclusion que nous ferons nôtre ici : « Soyons donc humbles ! ».
La partie politique du Ramses 99, dirigée par Hans Stark, secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes, a d’abord traité, avec l’autorité que lui donne cette fonction, de la « crise » qui régnait déjà avant les élections, dans une Allemagne « unifiée, mais désunie », et où le modèle allemand paraît « dans l’impasse », tant dans le domaine économique que dans son principe fédéraliste.
Trois autres sujets ont été ensuite abordés, à savoir, pour commencer, « l’émergence d’une zone centrale des crises en Afrique », en raison de la situation qui y règne des « grands lacs à l’Atlantique », et aussi en Algérie et en Égypte. Puis a suivi un survol de l’Asie, avec, comme il se doit, arrêts sur « l’espace Caspien » ; le sous-continent Indien (où au moment de la rédaction venaient d’avoir lieu les essais nucléaires de l’Inde, puis du Pakistan) ; et enfin l’Asie orientale, où les auteurs s’interrogeaient sur une crise financière, devenue économique et politique, qui n’a fait que se développer depuis. Enfin, le dernier chapitre de cette partie se termine par un survol des « coopérations et confrontations dans les Amérique » ; avec arrêt particulier, comme il se doit, sur les États-Unis, dont sont soulignés les « limites de la puissance » ainsi que les aléas de leur politique intérieure et les incertitudes de leur politique extérieure. Dominique Moïsi a évoqué à ce sujet « le dédain de l’opinion publique américaine pour les questions internationales », mais qui « disparaît dès qu’il s’agit de questions qui peuvent affecter directement l’existence quotidienne des Américains ». Quant au troisième sujet, il s’agit des « enjeux de l’après-guerre froide » dans « la Caraïbe », région où les « États-Unis règnent sans partage », mais où leur politique est « inflexible, mais anachronique » à l’égard de Cuba, « hésitante et changeante » dans le cas de la république de Haïti, et où la « lutte contre les stupéfiants est (leur) nouveau cheval de bataille ».
Nous ne nous arrêterons pas sur la deuxième partie du Ramses 99, rédigée sous la direction de Françoise Nicolas, qui traite de l’économie mondiale (avec en sous-titre : « Crises et promesses »), puisque dans sa présentation orale de l’ouvrage Thierry de Montbrial, comme nous l’avons vu, en a analysé les tendances, lesquelles sont devenues encore plus pessimistes au moment où nous écrivons ces lignes. En effet, les décisions qui viennent d’être prises par le G 7 paraissent ne pas répondre aux critères mentionnés plus haut ; en tout cas la presse internationale a sous-titré ses comptes rendus comme suit : « Les intentions sont bonnes, mais les engagements restent vagues » ; ou encore « Les marchés n’y ont rien trouvé à apprendre ». Notons donc seulement que les sujets traités en profondeur dans le Ramses sont : la Pologne (« Une transition réussie ? »), le Brésil (« Une nation pleine de ressources ! ») et l’Afrique du Sud (« La difficile naissance d’un dragon africain »). Nous passerons donc aux « Débats » qui, cette année, ont abordé les trois thèmes suivants : « Les restructurations européennes dans l’armement », « L’arrivée de la société de l’information » et « L’éventualité de la guerre des cultures » (« La guerre des cultures aura-t-elle lieu ? »). Ce troisième thème a été traité avec brio par Philippe Moreau Defarges, qui s’est interrogé sur les sujets très débattus de nos jours : perspectives d’une « société multiculturelle » ; activité des entreprises par rapport au « marché mondial de la culture » ; « politiques culturelles à adopter face à la prééminence des États-Unis ». Au cours de la présentation de Ramses 99, ces sujets ont été évoqués avec talent par un observateur et un acteur particulièrement averti, puisqu’il s’agit de Jean Rigaud, président-directeur général de RTL. La discussion fut particulièrement vive, comme il se devait, à propos de « l’exception culturelle ».
Nous nous permettrons cependant de faire une discrète remarque à propos du problème de la « culture » qui résulte, pensons-nous, de l’existence dans notre pays, unique au monde croyons-nous, d’un « ministère de la Culture ». L’erreur nous paraît être en effet de considérer que les activités culturelles sont des activités économiques et sociales comme les autres. La « culture », à l’origine et aussi étymologiquement, est la vision que l’homme a de ses rapports avec le monde qui l’entoure, et par suite, en définitive, de ses fins dernières dans celui-ci. C’est une conception essentiellement spirituelle. Il ne faut donc pas la confondre avec « la civilisation » qui, toujours à l’origine et étymologiquement, est ce qui réunit les habitants de la cité en vue de trouver des solutions aux problèmes de la vie en commun, et qui est donc une vision essentiellement matérielle. On a beaucoup reproché à Huntington (ce qui ne fut pas notre cas) ses écrits sur Le choc des civilisations ; nous serions tenté de faire le même reproche, avec la déférence qui convient, à ceux qui vident de son sens profond la « guerre des cultures ». Allant plus loin encore, nous aurions tendance à penser que la connaissance des « cultures », au sens que nous avons dit, est une excellente grille de lecture pour la compréhension à notre époque des relations internationales, bien meilleure en tout cas que celle des « civilisations ».
Pour revenir sur terre, et donc pour finir, signalons à nouveau à ceux qui ne seraient pas des familiers de Ramses que, outre ses qualités de provocation à la réflexion personnelle, il reste un exceptionnel ouvrage de référence, ne serait-ce que par les « encarts » qui parsèment son texte, et par les chronologies, statistiques, cartes renseignées et bibliographies qu’il contient. Nous attendons donc avec impatience le Ramses 2000, d’autant qu’il nous ouvrira les portes de la connaissance du troisième millénaire. ♦