L’Allemagne : un enjeu pour l’Europe
Renata Fritsch-Bournazel est, dans la jeune génération, la plus brillante de nos spécialistes des affaires allemandes, garantissant ainsi une relève, que nous souhaitons bien entendu la plus tardive possible, aux Alfred Grosser, Joseph Rovan, François-Georges Dreyfus et autres maîtres français en la matière. Enseignante à l’Institut d’études politiques de Paris, complètement bilingue franco-allemand et maîtrisant parfaitement l’anglais et le russe, ce qui lui donne un accès direct à toutes les sources traitant de son sujet, elle s’était déjà fait remarquer par plusieurs ouvrages publiés tant en France qu’à l’étranger, dont celui qui a diffusé sa thèse de doctorat sur le « mythe » de Rapallo (traité signé en 1922 entre l’URSS et l’Allemagne). Nos lecteurs ont d’ailleurs pu apprécier l’intelligence et la finesse de ses analyses, puisqu’elle a honoré cette revue de plusieurs articles traitant de « la détente » et de « l’Ostpolitik ».
Il y a quelques mois, Renata Fritsch-Bournazel nous a offert un nouveau livre sur l’Allemagne, publié également en allemand et en anglais, qui mérite d’autant plus qu’on s’y arrête que ses conclusions sont d’une particulière actualité. En effet, comme le souligne Alfred Grosser dans sa préface très élogieuse, le malaise concernant « la question allemande » renaît toujours en période de détente, « lorsque la communauté des peuples libres se trouve en concurrence avec la communauté entre Allemands appartenant à deux États relevant de systèmes antagonistes ».
C’est donc une analyse des causes et des manifestations de ce malaise que nous présente l’auteur dans son ouvrage, où elle traite aussi des risques qu’il entraîne et des remèdes à lui apporter. À cette fin, puisant dans sa prodigieuse érudition, elle met à notre disposition un ensemble particulièrement complet de données historiques, juridiques, psychologiques et politiques, qui seront d’autant plus utiles aux lecteurs français que « le débat de la question allemande se déroule (chez nous) pour une large part en toute méconnaissance de (ces) données pourtant centrales », comme le constate également Alfred Grosser.
Nous allons essayer de résumer rapidement quelques-unes de ces données, telles que nous les avons perçues à travers l’ouvrage en question. Nous commencerons d’abord par celles qui nous proviennent de l’histoire. Celle-ci nous rappelle en effet que l’Allemagne n’a pas une tradition d’État nation, au sens français du terme. S’il a bien existé de longue date une prestigieuse culture allemande, qui est nationale à cet égard, il n’y a jamais eu, sauf sous Hitler, un État allemand unique ; il subsiste par contre le souvenir, et chez certains la nostalgie, de l’empire européen et chrétien du Moyen-Âge, c’est-à-dire supranational. L’histoire nous rappelle que l’Allemagne, placée au centre de l’Europe par la géographie, a toujours balancé entre l’Ouest et l’Est dans sa politique extérieure. Mais l’auteur nous met en garde à ce propos contre les « mythes » qui tendent parfois à caricaturer l’histoire ; d’abord celui de Rapallo, « exemple négatif d’une politique de bascule », mais aussi celui de Yalta « assimilé à un partage de l’Europe entre les deux superpuissances », ou encore celui de Postdam, « synonyme du danger d’une politique des grandes puissances au détriment de l’Allemagne ».
Les données juridiques majeures de la question allemande ont également des origines historiques, puisque ce sont la défaite de 1945 et ensuite la « guerre froide » qui ont provoqué la création durable de deux États allemands, « pas comme les autres ». La Loi fondamentale de la République fédérale, c’est-à-dire sa Constitution, lui fixe en effet des objectifs qui sont incompatibles, à horizon prospectif : d’une part « parachever l’unité et la liberté de l’Allemagne », et, d’autre part, « contribuer à la paix mondiale en tant que membre à part entière d’une Europe unie ». La République dite démocratique, de son côté, est le seul État au monde qui se soit lié par sa Constitution « à jamais et de manière irrévocable » à l’Union soviétique et se soit en outre déclaré « partie intégrante et indissociable » de la communauté socialiste.
Nous l’avons déjà noté, l’originalité majeure de l’Allemagne est sa position au centre de l’Europe, mais Renata Fritsch-Bournazel nous rappelle utilement, en citant le journaliste suisse François Bondy, que la formule « Mitteleuropa » est ambiguë suivant l’interprétation qu’on lui donne : distanciation du bloc oriental ou nostalgie en direction de la Mitteleuropa, ce qui implique au contraire une distanciation à l’égard de l’Occident. Mais elle ajoute, citant alors l’ambassadeur Henri Froment-Meurice (successivement ambassadeur en URSS et en RFA) : « L’Allemagne est ainsi une maison à deux façades. Les Français doivent s’y habituer et ne pas s’affoler si les Allemands regardent plus souvent qu’une fois par les fenêtres de la façade Est ». Et, pour finir, elle constate : « De par cette situation, les Allemands ont besoin à long terme d’un compromis à l’Est ».
Ce compromis risque-t-il d’être recherché au détriment de « l’ancrage de la République fédérale à l’Ouest et dans les valeurs occidentales », couplage voulu par son père fondateur, Konrad Adenauer (Chancelier de RFA de 1949 à 1963) ? Tel est en définitive, pour nous Français, l’essentiel de la question allemande. Et, lorsque surgit une période de détente comme c’est le cas actuellement, la constatation que la République fédérale devient alors le pionnier de cette détente ne manque pas de ressusciter des craintes chez nous. Renata Fritsch-Bournazel ne les écarte pas, puisqu’elle admet que le consensus de base en Allemagne fédérale est devenu plus fragile, et que l’idée d’une « troisième voie » entre l’Est et l’Ouest y suscite un regain d’intérêt. Mais elle souligne aussi qu’il ne s’agit pas d’un espoir dans une prochaine réunification des deux Allemagnes, comme on a tendance à le croire chez nous, cette réunification ne pouvant être que « le fruit d’un long processus historique », comme l’avait reconnu Walter Sheel alors président de la République fédérale, après avoir été sous Willy Brandt l’un des artisans de son Ostpolitik.
D’après des sondages, déjà un peu anciens (1984), l’unification de l’Europe est plus urgente pour les Allemands de l’Ouest que la réunification (60 % contre 30 %). Et à ce propos, Renata Fritsch-Bournazel nous expose de façon convaincante la « dimension pan-européenne de la question allemande », après avoir déclaré avec force : « Le problème spécifique de l’Allemagne ne peut être réglé de façon acceptable… [que] dans le contexte d’un règlement de paix européen ». Et elle ajoute cette idée, à notre avis fondamentale : les responsabilités européennes des Allemands sont indissociables des responsabilités allemandes des Européens. Pour conclure, en citant Paul Claudel : « L’Allemagne a besoin de l’Europe et l’Europe a besoin de l’Allemagne… Le rôle de la France est de comprendre ».
Nous nous permettrons de remarquer que, d’après nos propres constatations, les responsables allemands restent très sensibles à ce que les Français comprennent et admettent leur Ostpolitik. Au point que nous serions tenté de penser que, pour le moment du moins, ils ne pousseront pas plus loin cette politique que nous ne pourrions l’admettre. Cette remarque ne concerne que ses aspects diplomatiques, et pas, bien entendu, ses formes économiques, au sujet desquelles on peut noter, comme le fait notre auteur, que les deux Allemagnes sont les plus dynamiques dans leur camp respectif. Les convergences économiques peuvent-elles engendrer des convergences politiques ? Cela reste une question ouverte et plus actuelle que jamais, au moment où les pays de l’Europe occidentale se bousculent dangereusement pour offrir à M. Gorbatchev des crédits, en sollicitant de sa part des contrats. Celui-ci n’a-t-il pas fait miroiter habilement à leurs yeux l’idée d’une future « maison européenne » commune ? Mais, dans le même temps, il vient aussi de prévenir brutalement l’actuel chancelier M. Kohl que toute tentative de changer les acquis de l’histoire, c’est-à-dire l’existence des deux Allemagnes, la neutralité de l’Autriche et le statut de Berlin, serait « dangereuse », ce qui clôt les élucubrations sur l’éventualité de la « réunification », tout au moins pour le moyen terme.
Les considérations qui précèdent nous sont personnelles et nous espérons donc qu’elles ne déforment pas trop la pensée de Renata Fritsch-Bournazel. Pour en décider, nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs de lire son livre si enrichissant, puisqu’il fourmille d’analyses intelligentes et réunit en outre quantité de références de premier plan, le plus souvent citées in extenso, en même temps qu’il comporte une bibliographie très complète et une chronologie des principaux événements concernant la question allemande. Voilà donc un livre d’une particulière actualité, au moment où cette question resurgit sous l’effet euphorique de la nouvelle détente et alors que nous célébrons le souvenir de Jean Monnet, pionnier de la miraculeuse réconciliation franco-allemande. ♦