La guerre des blindés
Après le Deuxième conflit mondial des éditions G.P. et l’Histoire Militaire de la deuxième guerre mondiale du général Chassin, le major Eddy Bauer, de l’armée fédérale helvétique, nous retrace « les Opérations de la Seconde Guerre mondiale sur les fronts d’Europe et d’Afrique ». L’auteur n’est pas inconnu. Au temps de l’occupation allemande, alors que la propagande ennemie s’efforçait d’étendre son voile obscurcissent sur une Europe asservie, les lecteurs de la zone libre aimaient retrouver chez ce rédacteur averti de la Revue Militaire Suisse, de l’hebdomadaire Curieux et de la Tribune de Genève ce ton d’objective compétence et de libre critique qui leur donnait la joie si rare de « comprendre » et, partant, d’espérer…
Dans ce livre solide, dont un style élégant et clair rend attrayante et facile la lecture de 633 pages pourtant pleines de densité, le major Eddy Bauer nous prodigue les fruits impartiaux d’une vaste et sûre information, puisée aux meilleures sources. Il restreint volontairement son exposé aux opérations terrestres d’Europe et d’Afrique. Les opérations aériennes, d’ailleurs essentielles, ne sont traitées par lui que dans la mesure même où elles interfèrent directement sur la bataille à terre. Sont systématiquement exclues, en outre, la guerre navale et les opérations combinées du Pacifique déjà abordées par l’aviateur, doublé d’un aviateur marin, qu’est son émule, le général Chassin.
L’unité profonde de la magistrale synthèse du major Eddy Bauer nous est révélée par son titre même : La Guerre des Blindés. Ce fil directeur relie sans brisure les batailles qui, durant 68 mois, affrontèrent à l’armée allemande des adversaires si divers, de Mourmansk à El Alamein et de Brest au Caucase. Eddy Bauer a parfaitement compris et mis en lumière un fait saillant : devant l’Histoire, l’arme blindée restera la caractéristique dominante du deuxième conflit mondial, comme l’arme automatique fut la marque essentielle du premier. Et déjà se profile à l’horizon la future ère atomique. Ce critique militaire rattache ainsi l’une à l’autre les deux guerres de géants dont une même génération fut, en trente ans, à la fois l’actrice et la spectatrice. L’arme automatique avait enlisé les armées dans la stagnation des guerres de sièges. Ainsi fit-elle naître par réaction l’armée blindée. Avec la nouvelle venue réapparurent les antiques aspects de la guerre de mouvement et, dans le galop des grandes chevauchées motorisées, les éternels facteurs de la décision guerrière : vitesse, puissance, surprise. Mais, comme l’arme automatique, en son temps, l’arme blindée suscite à son tour les réactions antagonistes. Les vieilles armes traditionnelles dûment rénovées, artillerie génie, lui opposent ses pièges et ses murs de feu cependant qu’elles préparent, permettent et appuient d’autres ruées de chars encore plus inouïes, suivies elles-mêmes d’immenses hordes d’hommes de pied ou de cheval. Les moyens de lutte s’ajoutent et se combinent plus encore qu’ils ne se remplacent.
Le major Eddy Bauer fait mieux que de raconter, avec quel souci d’impartiale vérité, si digne d’ailleurs des hautes traditions de son cher peuple suisse ! Il explique. Il prend les armées allemande et française, au début de 1939, c’est-à-dire, malgré une trêve de vingt ans, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Il expose les conclusions si différentes qu’ont tiré de leur même expérience les deux États-majors rivaux, l’un toujours hanté par la puissance du feu, ingratement oublieux de l’outil, pourtant forgé chez lui, qui lui avait donné la victoire, inattentif aux leçons prophétiques des Estienne, des Fuller et des de Gaulle, l’autre justement convaincu de l’importance décisive désormais acquise à l’acte de l’exploitation, suite immédiate de la rupture et des possibilités incommensurables, dès lors offertes par le moteur aérien et. terrestre. Au-delà des conceptions, il décrit les réalisations : les engins adaptés à la nouvelle lutte, les organisations qui les mettent en œuvre, sous les signes de la liaison des armes et de la vitesse efficiente. Tout devient logique alors.
Le frisson de l’antique fatalité anime le drame. Un impitoyable destin préside au sacrifice si fréquemment héroïque des armées polonaise et française que n’assistent plus, ni le temps, ni l’espace, ni l’obstacle encore inviolé des mers. La machine aveugle broie le courage des hommes et des peuples impuissants à se prévaloir de pareils concours.
Mais voici venir l’éternel choc en retour. Les vaincus de la première ou de la deuxième heure, ceux qui ont pu « tenir » l’un derrière son bras de mer, l’autre au fond de son espace, ceux qui ont pu méditer à temps la leçon de leur échec initial et en tirer les conclusions salutaires, reçoivent, enfin, la récompense de leur opiniâtre refus d’abandon. À la Panzerwaffe s’opposent désormais les étendues minées, les divisions d’artillerie russes, les brigades blindées soviétiques, les Combat Commands anglo-américains et toute la gamme des nouvelles armes antichars, du Stormovik au Bazooka. De part et d’autre, s’amplifient les surenchères. Le char russe T-34 surclasse les Panzerkraftwagen III et IV. Les Tiger et les Panther terrassent les K.V. et les Sherman. L’hiver glacé des steppes et le torride désert libyen servent de cadre à cette lutte de Titans. Peu à peu, la fatalité se retourne. Une fois de plus, un successeur de Pierre le Grand arrache à son vainqueur le secret même de sa victoire. Moscou, Stalingrad, El Alamein, Tunis vengent Sedan, Dunkerque, Smolensk, Kiev et Tobrouk. Le flot reflue de la Volga jusqu’à la Sprée, du Nil au Tibre, de la Manche à l’Elbe. L’héroïsme des Germains succombe à son tour sous le poids de l’Ananké.
Cependant, l’homme ne disparaît pas sous la machine, s’il peut tenir, s’adapter et jouer victorieusement des nouveaux engins et des tactiques sans cesse renouvelées. Dans le choc des peuples et l’éclair des mêlées mécaniques, de grandes figures d’hommes d’État et d’hommes de guerre imposent aux événements leurs profils bientôt légendaires : Hitler, Staline, Churchill, Roosevelt, Halder, Guderian, Rommel, Chapochnikov, Montgomery, Marshall, Eisenhower, Patton et combien d’autres décrits par la plume alerte d’Eddy Bauer. La guerre des blindés nous donne déjà toute la formidable mesure de l’Histoire.