Dictionnaire de la dissuasion
Dictionnaire de la dissuasion
Alors que la France fête le quarantième anniversaire de la première patrouille opérationnelle de son premier SNLE (1), le Redoutable, Philippe Wodka-Gallien, chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (Ifas), a publié un dictionnaire de la dissuasion qui devrait faire date. Il est difficile ici de résumer en quelques lignes un travail aussi complet que remarquable et qui vient combler un vide éditorial, bien que la littérature sur la bombe atomique soit au final plutôt abondante, y compris avec des productions françaises de qualité.
L’ouvrage comprend 316 entrées ainsi qu’une iconographie abondante et originale. Au prix d’un travail de « bénédictin », l’auteur couvre tous les aspects du nucléaire militaire y compris sur des aspects méconnus ou volontairement occultés comme les accidents. Paradoxalement, si le secret a toujours été une composante essentielle, voire centrale dans ce domaine, la dimension « communication » a été également importante car elle contribue directement à la crédibilité de l’arme et de la dissuasion. En effet, quel que soit le pays, et depuis le projet Manhattan, les autorités politico-militaires ont toujours pris soin de communiquer ou de ne pas communiquer à l’instar d’Israël, puissance nucléaire non déclarée. L’exemple actuel de l’Iran s’inscrit pleinement dans cette approche dialectique.
Autre intérêt majeur de ce dictionnaire, on note l’amplitude des thèmes traités dans une approche certes historique mais également géostratégique avec une ouverture vers les enjeux du nucléaire dans l’avenir. C’est ainsi qu’à côté des prémices des années 30, sont évoqués les futurs projets américains pour succéder notamment aux célèbres bombardiers B-52, B-1 et B-2 qui devraient voler jusqu’aux environs de 2040. Soit près d’un siècle de vie opérationnelle pour le B-52 ! Les successeurs (2) devront ainsi couvrir la deuxième moitié du XXIe siècle et voler jusqu’en 2100 ! Pour la France, si la modernisation des SNLE-NG est en cours avec l’adaptation au missile M51, il faut désormais réfléchir à leurs successeurs et entamer les études du futur système océanique qui deviendra nécessaire à l’horizon 2030.
D’autres aspects étonnants ressortent de la lecture du livre. Ainsi, l’auteur souligne l’importance du nucléaire dans le cinéma notamment à Hollywood. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs, car à travers les films se révèlent à la fois l’angoisse et l’ambiguïté qu’impose le fait nucléaire depuis près de soixante-dix ans. Que ce soit dans Docteur Folamour de Stanley Kubrick, La planète des singes, Terminator ou encore USS Alabama, la bombe est présente et sert de fil conducteur. À l’inverse, le cinéma français a peu abordé le sujet avec quelques rares réalisations comme Bon voyage de Jean-Paul Rappeneau. De fait, l’arme nucléaire fait peur au propre comme au figuré.
L’exhaustivité de l’ouvrage est donc impressionnante. On peut encore souligner toutes les entrées concernant les hommes qui ont fait le nucléaire et qui se répartissent principalement en trois catégories : les savants (ceux d’aujourd’hui étant rentrés dans l’anonymat), les penseurs et enfin, les décideurs. Ainsi, chacun des Présidents de la Ve République fait l’objet d’une notice approfondie. Tous ont endossé et développé l’héritage reçu en l’adaptant autant que possible aux évolutions du contexte stratégique, en particulier postguerre froide. Et de fait, l’arme nucléaire, bien que décriée, reste l’ultima ratio et confère à notre pays une puissance qu’il n’aurait pas s’il n’était plus en possession de cette arme.
L’auteur n’a pas non plus oublié les opposants au nucléaire qui sont nombreux et s’appuient sur des motivations très diverses. En les étudiant, Philippe Wodka-Gallien renforce la qualité du travail scientifique qu’il a conduit.
Ce dictionnaire vient à point nommé, notamment dans le calendrier français car si le nucléaire apparaît comme un des enjeux de la campagne électorale en cours, il est indispensable d’avoir une vision claire de la dissuasion et d’éviter de tomber dans les approximations et les méconnaissances. À l’heure où la tension ne cesse de croître avec l’Iran au seuil du nucléaire militaire, il convient de rester prudent et réaliste. On ne désinvente pas une arme et il serait suicidaire de croire dans un angélisme béat qu’un désarmement unilatéral serait suffisamment incitatif pour les pays aux nouvelles ambitions et les ferait renoncer à leurs projets. À lire et à fréquenter avec assiduité ! ♦
(1) Sous-marin nucléaire lanceur d’engins.
(2) La confirmation de ce projet a été faite début janvier 2012 par le président Obama.