L’Allemagne est-elle inquiétante ?
M. Robert d’Harcourt est un des esprits les mieux informés des choses d’Allemagne, de l’âme allemande, de ce que nos voisins appellent leur Weltanschauung. Toute son œuvre reflète cette profonde connaissance. Aussi est-ce avec un vif intérêt que nous avons lu son dernier ouvrage dont le titre répond à nos plus actuelles préoccupations : L’Allemagne est-elle inquiétante ?
Or ce titre me paraît lui-même déjà inquiétant. Que, moins de dix années après une capitulation totale, une destruction sans précédent et l’émiettement de son intégrité nationale, l’Allemagne puisse être susceptible de nous alarmer me semblerait une opinion dictée par un violent pessimisme si M. Robert d’Harcourt ne tempérait ses motifs de méfiance de quelques apaisantes raisons d’espoir. Certes la guerre et la défaite sont déjà du passé pour l’Allemagne. À l’horreur inspirée par les atroces années de lutte, à la torpeur qui succéda à l’effondrement et qui s’exprimèrent chez les Allemands, de 1945 à 1950, par une désaffection totale du militarisme, a succédé un renouveau d’esprit national. La fierté d’avoir accompli un remarquable redressement économique, un travail de reconstruction vraiment prodigieux ont, par une pente naturelle à l’esprit allemand, incliné ce peuple à rechercher dans sa résurrection militaire le symbole de sa force et de sa dignité. Au « Nie Wieder Krieg » des premières années de l’après 1945 (lointain écho du pacifisme de Weimar) l’Allemagne a substitué la formule de la Gleichberechtigung, rappel impératif des premières revendications hitlériennes. Aux inquiétudes que cette prétention a fait naître chez nous, les Allemands répondent – et, certes, l’argument n’est pas sans valeur – que, plus encore que le réarmement, le désarmement allemand est une menace pour le bloc occidental dont le meilleur bouclier contre la Russie est une Allemagne forte participant désormais à la défense contre l’ennemi commun.
Que l’Allemagne occidentale soit aujourd’hui assez imprégnée de mystique européenne est également un fait qui s’explique par le dynamisme même de ce peuple en perpétuel état de « Werden », si opposé à notre statisme français. À l’inverse de notre idéal raisonneur, l’Allemand subordonna toujours les principes au seul principe essentiel : le « Deutschtum ». Ainsi son nationalisme renaissant est-il actuellement à base d’opportun pacifisme, que nous avons tout intérêt, d’ailleurs, à seconder et à affermir. Pourtant il importe de ne pas nous bercer d’illusions dangereuses. L’Allemagne (occidentale) est en proie à deux sentiments contraires : le désir de recouvrer son unité et la peur du Russe, donc de l’Allemagne orientale soviétisée. Toute la question est de savoir lequel des deux l’emportera et si, en cas de conflit Occident-Orient, la nouvelle force allemande s’opposerait à ses frères enrégimentés par l’URSS ou si elle se retournerait contre l’Occident en s’entendant avec la Russie. La morale pour nous, Français, me semble donc être celle d’une infinie, d’une constante prudence. Nous avons, dans le passé, alors que nous étions victorieux et forts, négligé l’instant propice à un règlement franco-allemand. Notre situation, aujourd’hui, est précaire et dépendante. Il serait aussi dangereux de nous obstiner vis-à-vis de l’Allemagne dans une hostilité irréductible que de nous abandonner à une confiance irraisonnée. Oublions, s’il le faut, « l’ennemi héréditaire », mais rappelons-nous le « voisin permanent ». Que ce soit entre particuliers ou entre peuples, les questions de mitoyenneté ont toujours été génératrices de discorde. ♦