Après les derniers événements diplomatiques au Moyen-Orient, un acteur tire son épingle du jeu, selon l'ambassadeur Bertrand Besancenot : l'Arabie saoudite. En effet, la paix dans la région est la priorité pour Riyad, qui développe son programme « Vision 2030 » d'ouverture et de diversification économique. À l'heure des discussions sur l'avenir de la Palestine et de la reconstruction de la Syrie, alors que l'Iran est affaiblie, l'Arabie saoudite devient indispensable.
Chroniques du Moyen-Orient – Nouvelle donne au Moyen-Orient : l’Arabie saoudite devient indispensable (T 1673)
© Sadaqat / Adobe Stock (généré à l'aide de l'IA)
Middle East Chronicle —New situation in the Middle East: Saudi Arabia becomes essential
After the latest diplomatic events in the Middle East, one player stands out, according to Ambassador Bertrand Besancenot: Saudi Arabia. Indeed, peace in the region is the priority for Riyadh, which is developing its "Vision 2030" program of economic openness and diversification. At a time of discussions on the future of Palestine and the reconstruction of Syria, while Iran is weakened, Saudi Arabia is becoming indispensable.
La conjoncture actuelle semble très favorable aux intérêts saoudiens. Un adversaire iranien aujourd’hui brinquebalant, un régime syrien qui n’existe plus, un Hezbollah affaibli au Liban… la photographie de la région témoigne d’un environnement désormais propice aux intérêts du royaume saoudien. Dans ce Moyen-Orient en pleine mutation, les menaces sont soudain devenues apparemment moins périlleuses… à une nuance près, cependant : Riyad n’aime rien de moins que l’instabilité. Celle-ci compromet en effet ses objectifs qui sont d’abord et surtout tournés vers la modernisation du royaume telle que définie dans la « Vision 2030 » de Mohammed ben Salmane. Avant les attaques perpétrées par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023, Riyad recherchait cette stabilité à travers une série de rapprochements – après des années de tensions – avec différents acteurs régionaux. Il en va ainsi de l’accord de réconciliation signé avec le Qatar en janvier 2021 ou encore de la normalisation officielle des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran en 2023, après presque sept ans de rupture diplomatique, puis avec la Syrie quelques mois plus tard.
Néanmoins, le 7-Octobre et la guerre qu’Israël mène depuis dans la bande de Gaza, conjugués à l’affaiblissement de l’axe iranien et à la chute du régime Assad, ont rebattu les cartes. Fort de son poids économique, financier, politique et religieux, le royaume saoudien compte bien profiter de la conjoncture actuelle pour consolider sa place centrale dans le jeu régional et s’assurer une certaine stabilité. En témoigne l’organisation, le 12 janvier, de deux réunions à Riyad – la première entre pays arabes, la seconde incluant des représentants occidentaux, des Nations unies, de l’Union européenne et de la Turquie – centrées sur la reconstruction de la Syrie.
Le royaume a alors appelé à la levée des sanctions internationales, confirmant sa volonté de vouloir mener la danse en la matière et se positionner pour le relèvement du pays. À l’instar du Qatar et de la Jordanie, l’Arabie saoudite distribue de l’aide humanitaire d’urgence à une population appauvrie et fatiguée par la guerre. Le rôle important de Téhéran en Syrie étant désormais écarté, Riyad veut saisir l’opportunité de réhabiliter le pays et de présenter cette réhabilitation comme une réussite. Une manière de démontrer à quoi ressembleraient la consolidation de la paix et la reconstruction régionales si elles étaient pilotées depuis le royaume saoudien.
Riyad considère également cet engagement comme un moyen de modérer les opinions les plus extrémistes héritées des salafistes radicaux de Hay’at Tahrir el-Cham (HTC). Comme les Émirats arabes unis (EAU), mais de manière moins idéologique, L’Arabie saoudite veut bloquer la résurgence de groupes djihadistes tels qu’Al-Qaïda ou encore Daech.
Il se méfie, par ailleurs, des Frères musulmans dont il a tenté d’entraver la propagation dans la région lors des Printemps arabes en 2010-2011. Par conséquent, il observe avec vigilance les premiers pas du nouveau pouvoir syrien, emmené par le groupe islamiste HTC et son chef Ahmad el-Chareh ; mais il est bien décidé à ne pas laisser le terrain entièrement libre à la Turquie, son rival en Syrie.
Aujourd’hui, Ankara a une longueur d’avance du fait de son soutien apporté à plusieurs groupes rebelles qui ont participé à l’offensive contre le régime Assad et de ses liens, compliqués mais réels, avec HTC. Or, l’Arabie saoudite garde en mémoire sa marginalisation du jeu irakien dans l’Irak post-Saddam Hussein au profit de Téhéran et ne veut pas que le scénario se répète à Damas. Conscient de ces angoisses et soucieux de garantir des investissements saoudiens dont l’économie syrienne a cruellement besoin, le ministre syrien des Affaires étrangères Assaad Hassan al-Chibani s’est d’ailleurs rendu en Arabie saoudite pour son premier voyage officiel à l’étranger en début d’année.
Ces nouvelles « opportunités » créées par l’affaiblissement de Téhéran ont également des répercussions sur les intérêts de Riyad au Liban où son réengagement diplomatique et financier – après des années d’éloignement en partie dû à la mainmise progressive du Hezbollah sur l’État libanais – pourrait être conditionné à une plus grande stabilité et à la construction progressive d’un monopole de l’État sur les armes, un élément que les nouveaux président et Premier ministre Joseph Aoun et Nawaf Salam ont tous les deux appuyé dans leurs discours inauguraux respectifs.
Toujours est-il que si Riyad tire parti de l’affaiblissement de l’axe pro-iranien, il veut éviter à tout prix une confrontation avec la République islamique d’Iran. Alors qu’à l’orée du premier mandat de Donald Trump en 2016 l’Arabie saoudite se prononçait clairement en faveur de la politique américaine de pression maximale contre Téhéran, elle cherche aujourd’hui à poursuivre sur le chemin de la désescalade entamé à la fin de cette gouvernance Trump. Il s’agit en somme de prolonger un dialogue indépendant avec l’Iran dans le but d’empêcher autant que possible de se trouver pris au piège d’un éventuel conflit entre Téhéran et Tel-Aviv. Toutefois, Riyad compte également sur l’Iran pour pouvoir enfin se retirer définitivement du Yémen – l’une des pires crises humanitaires au monde ! – où il s’est embourbé. Il espère trouver rapidement un accord avec les Houthis, soutenus par Téhéran, pour mettre un terme à la menace de nouvelles attaques frontalières, notamment contre ses installations pétrolières. Riyad semble ainsi attendre la fin de la guerre dans la bande de Gaza et l’arrêt des attaques des Houthis contre des navires en mer Rouge en route vers Israël pour reprendre les pourparlers qui pourraient transformer la trêve de 2022, expirée depuis, en un accord de paix permanent.
Dans ces circonstances, même la question de la normalisation des relations entre Riyad et Tel-Aviv ne se pose pas de la même manière aujourd’hui qu’il y a un an et demi. Car s’il s’agissait auparavant (entre autres) de bâtir un vaste front anti-iranien dans la région, les motifs sont désormais d’abord pratiques. La normalisation reste un objectif, mais elle n’est pas une fin en soi. Elle vise, en fait, à faciliter un nouvel accord de défense avec les États-Unis, en grande partie finalisé avec l’administration Biden et calqué sur le traité de défense américain avec le Japon au début des années 1950, juste derrière l’Otan en termes de force. Riyad veut clarifier l’accord de sécurité avec les États-Unis, le mettre par écrit et s’assurer qu’il soit approuvé par le Sénat américain.
Or, dans les conditions actuelles, impossible d’assumer ce chemin sans un signe israélien allant dans le sens d’un État palestinien. La guerre qu’Israël a menée dans la bande de Gaza a été un sujet particulièrement délicat pour Riyad. Sa gestion de ce dossier souligne d’ailleurs une évolution dans le discours officiel. En novembre 2024, alors que la guerre au Liban s’était intensifiée, Mohammed ben Salmane dénonçait le « massacre commis contre les peuples palestinien et libanais », utilisant le mot « génocide » pour décrire la situation à Gaza. Un revirement de taille pour celui qui envisageait publiquement, la veille du 7-Octobre, établir des relations diplomatiques officielles avec l’État hébreu sans considérer l’établissement d’un État palestinien comme un prérequis ; mais qui, en tant que leader du monde musulman – et face à l’ampleur des violations des droits humains perpétrées par Israël et l’émotion suscitée dans les opinions publiques régionales – ne pouvait pas rester silencieux.
Alors que Donald Trump est de retour à la Maison Blanche, le dauphin saoudien sera donc amené à négocier avec lui un engagement israélien formel sur la voie d’un État palestinien. L’Arabie saoudite doit d’ailleurs coprésider avec la France une conférence sur la solution à deux États en juin prochain. Quant à la gestion post-conflit de la bande de Gaza, Riyad mise sur le renforcement de l’Autorité palestinienne (AP), bien qu’il fasse peu confiance à son leadership actuel. L’Arabie saoudite aimerait toutefois voir le Hamas éclipsé par l’AP à Gaza et fera le nécessaire pour y parvenir.
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Dans ce contexte régional et international, il est clair que la France a tout intérêt à se coordonner étroitement avec l’Arabie saoudite pour conjuguer leurs efforts afin de faciliter la reconstruction du Liban et de la Syrie, de parvenir à une solution équitable de la question palestinienne et de faciliter un arrangement avec un Iran affaibli, en évitant une confrontation avec Israël qui serait désastreuse pour le Moyen-Orient. C’est d’ailleurs cette feuille de route qu’ont défini nos deux pays lors de la visite du président de la République à Riyad en décembre dernier et qu’il convient de mettre en œuvre activement afin de contribuer à la stabilisation nécessaire de cette région stratégique. ♦