Quelques mois après la sortie du du Burkina Faso, du Niger et du Mali de la Cédéao et la création de l'Alliance des États du Sahel par les trois États dirigés par des putchistes, Léon Koungou, professeur de relations internationales à l'Université Paris-Saclay fait le point sur les enjeux régionaux qui s'opèrent pour les trois pays sahéliens. Entre rupture avec la France, influence de la Russie et jeux économiques, sécuritaires et géopolitiques, quel avenir pour la confédération des États du Sahel ?
De l’Alliance des États du Sahel à la confédération des États du Sahel : défis sécuritaires d’un nouvel ensemble sous-régional (T 1685)
From the Alliance of Sahel States to the Confederation of Sahel States: Security Challenges of a New Sub-Regional Ensemble
A few months after the exit of Burkina Faso, Niger and Mali from ECOWAS and the creation of the Alliance of Sahel States by the three states led by putschists, Léon Koungou, professor of international relations at the University of Paris-Saclay, takes stock of the regional issues that are occurring for the three Sahelian countries. Between the break with France, the influence of Russia and economic, security and geopolitical games, what future for the confederation of Sahel States?
Le 6 juillet 2024 le général Abdourahamane Tiani (Niger) a reçu à Niamey ses deux compères putschistes de la sous-région, le colonel Assimi Goïta (Mali) et le capitaine Ibrahim Traoré (Burkina Faso). Les trois dirigeants se sont retrouvés à l’occasion du premier sommet de l’Alliance des États du Sahel (AES), l’organisation régionale qu’ils ont créée en septembre 2023 (Charte du Liptako-Gourma (1)) après avoir tourné le dos à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Pour la circonstance, le Burkina Faso, le Mali et le Niger se sont unis au sein d’une « Confédération des États du Sahel ».
La création de la Confédération des États du Sahel constitue une étape supplémentaire dans la volonté de rupture des États de l’AES. Bien plus, l’AES voudrait créer des passerelles entre la Cédéao et l’organisation consœur, la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC), dont le Tchad, un État proche de l’AES, est membre. À l’évidence la création de la Confédération fragilise la Cédéao. D’abord, parce qu’elle perd un morceau de territoire couvrant 2 758 000 km2, soit presque la moitié de la superficie de la Cédéao (6,1 millions km2), et comptant un peu plus de 70 millions d’habitants, soit un tiers de la population de la communauté ouest-africaine (210 millions). Ensuite, parce que cette fragilisation se révèle sur le plan diplomatique. La Cédéao multiplie les gestes d’ouverture et de bonne volonté à l’endroit des militaires putschistes. Collectivement, elle a renoncé aux sanctions et, individuellement, certains pays, à l’instar du Nigeria, ont déverrouillé leurs frontières.
La création de la Confédération par les États-membres de l’AES est avant tout une posture politique et un effet d’annonce visant à afficher des progrès alors que les difficultés sont nombreuses sur le plan interne. Si la volonté de tourner le dos à la Cédéao est affirmée, sur le terrain, l’union projetée présente des vulnérabilités.
La volonté de s’extraire des instances régionales de régulation
Le Burkina Faso, le Mali et le Niger, les trois États qui forment l’AES, ont annoncé en janvier 2024 leur départ de la Cédéao, une organisation qu’ils jugent instrumentalisée par la France, ex-puissance coloniale avec laquelle ils ont multiplié les actes de rupture. « Nos peuples ont irrévocablement tourné le dos à la Cédéao », avait lancé le général Abdourahamane Tiani du Niger. Faut-il le rappeler, les relations AES-Cédéao se sont considérablement détériorées à la suite du coup d’État du 26 juillet 2023 ayant porté le général Tiani au pouvoir. La Cédéao avait pris de lourdes sanctions économiques contre le Niger et menacé d’intervenir militairement pour rétablir le président déchu, Mohamed Bazoum, dans ses fonctions. Les sanctions ont, pour la plupart, été levées en février 2024, mais les relations entre les deux camps restent glaciales.
Les chefs d’État de l’AES, des militaires arrivés au pouvoir par des coups d’État entre 2020 et 2023, ont donc décidé de franchir une étape supplémentaire vers une intégration plus poussée entre États-membres. À cet effet, ils ont adopté le traité instituant une confédération, dénommée Confédération des États du Sahel. La Confédération entérine la rupture avec les autres États d’Afrique de l’Ouest. Les États-membres de l’AES veulent montrer qu’ils ne sont pas isolés et qu’ils forment un bloc solide avec le soutien de leurs peuples. Cette démarche confirme un élan vers un souverainisme assumé dans le cadre d’une collaboration étroite. Elle s’inscrit en droite ligne de ce qui avait commencé à se produire avec la création du G5 Sahel qui avait déjà créé une fracture au sein de la Cédéao.
En mars 2024, les pays de l’AES ont formé une force commune pour lutter contre les djihadistes qui attaquent leurs territoires. En créant la confédération, les trois États ont donc souhaité « mutualiser leurs moyens » dans des secteurs jugés stratégiques tels que l’agriculture, l’eau, l’énergie ou encore les transports. Autre point à relever, les trois protagonistes ont demandé que les langues locales soient davantage utilisées dans les médias publics et privés de leurs pays. Ces gestes sont autant de démonstrations explicites dans la volonté de leur éloignement des alliés régionaux et occidentaux traditionnels.
Toutefois, cette confédération décidée par les putschistes sahéliens ressemble à une fuite en avant. Au-delà du fait qu’elle n’a pas de fondement légal et légitime parce que les chefs d’État qui l’ont lancée n’ont pas de légitimité populaire, le projet semble immature. En effet, le projet se nourrit d’une doctrine belliqueuse et le peuple n’a pas été associé ou consulté, encore moins les opérateurs économiques, alors que les décisions qui ont été prises auront des conséquences lourdes à la fois pour la population et pour les pays concernés.
La rengaine panafricaniste au chevet d’États suicidaires
En créant la Confédération, le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont déclaré vouloir construire une communauté de peuples souverains « loin du contrôle des puissances étrangères. Une communauté de paix, de solidarité, de prospérité basée sur des valeurs africaines ». Dans des discours devenus des rituels, les trois dirigeants ont dénoncé des « simulacres d’indépendances octroyées aux États africains dans les années 1960, le pillage des ressources naturelles… ». La démocratie est également présentée comme une importation néocoloniale en déphasage avec des traditions et des aspirations des peuples africains. Ainsi, les nouvelles sociétés civiles que l’on voit émerger en Afrique de l’Ouest se revendiquent non pas de valeurs libérales d’inspiration occidentale mais davantage de la fierté africaine et de ses traditions. Dès lors, la révolte des trois États ne vise qu’à accéder à une vraie indépendance et à offrir aux populations un réel épanouissement.
La Cédéao est appréhendée comme une organisation suppôt de l’Occident. Parce que la Cédéao a échoué, l’AES entend prendre ses responsabilités pour contenir des maux dont l’insurrection islamiste qui traverse la région depuis 2014. Les États-membres de l’AES préconisent une véritable coopération pour réprimer les violences et asseoir la paix. D’après les trois protagonistes, la Cédéao a brillé par son manque d’implication dans la lutte contre les violences. Elle s’est avérée inutile, à l’instar des puissances militaires occidentales ou d’organisations multilatérales présentes au Sahel. Les États-membres de l’AES dénoncent également la léthargie et le noyautage par la France des mécanismes stratégiques de lutte institués à l’échelle du Sahel, dont le G5 Sahel – une instance créée pour lutter contre les groupes islamistes régionaux. Les trois États soutiennent que la France, partenaire des États du G5 Sahel, ne fournissait pas suffisamment de soutien aux efforts anti-djihadistes. D’où le recours à d’autres partenaires.
Les États membres de l’AES ont demandé le départ des soldats français engagés dans la lutte antijihadiste de leur sol et se sont tournés vers la Russie, la Turquie et l’Iran, qu’ils qualifient de « partenaires sincères ». De ces partenaires, l’activisme de la Russie est prépondérant. La Russie s’illustre par la volonté de captation d’allégeances d’élites locales. Du colonialisme occidental, on est passé au colonialisme russe. Le Niger a également poussé les soldats américains vers la sortie, tandis que le Mali a fait de même avec la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma). Malgré de nouveaux partenariats, la situation sécuritaire est plus que préoccupante. Les violences djihadistes meurtrières s’intensifient, en particulier dans la zone dite des « trois frontières » où des groupes liés à Al-Qaïda et Daech tuent des civils et des soldats dans des attaques et entraînent le déplacement de millions de personnes. Dans le nord du Mali (localité de Tinzaouatine), en juillet 2024 le groupe paramilitaire russe, Wagner, a perdu l’un de ses commandants, Sergueï « Proud » Chevtchenko, dans des attaques menées par les rebelles du Cadre stratégique pour la défense du peuple de l’Azawad (CSP-DPA) et Al-Qaïda au Sahel (JNIM). Après le départ des forces françaises Barkhane, sur le plan conventionnel, le rapport de force semble favorable aux djihadistes. Ces derniers mènent des attaques massives en utilisant des armes lourdes et des drones.
Velléité d’ajustement géopolitique à l’échelle régionale
Dans leur statut (article 11 de la charte du Liptako-Gourma), les États de l’AES prévoient une ouverture aux États qui souhaiteraient les rejoindre. Ainsi, d’autres pays de la région pourraient être tentés de rallier ce bloc. Des exercices militaires ont été organisés par les États de l’AES et auxquels se sont joints le Tchad et le Togo. Il est important de relever qu’il y a toujours eu une multiplication et une superposition des cadres multilatéraux qui disposent d’un mandat en matière de sécurité en Afrique de l’Ouest. Cette configuration a toujours présenté de multiples appartenances des États au sein de plusieurs institutions. Dès lors, pour un État ou un autre, rejoindre l’AES ne signifierait pas nécessairement quitter d’autres organisations. La révolution interviendrait si un État hors Cédéao intégrait le nouveau bloc.
Le Tchad n’est pas membre de la Cédéao mais de la CEEAC. Au regard de son rapprochement à l’AES, la fameuse architecture africaine de paix et de sécurité mise en place au début des années 2000 dans le cadre de l’Union africaine et qui est fondée sur les différentes sous-régions actuelles est en train de vaciller. L’AES voudrait établir une passerelle entre la Cédéao et la CEEAC. En outre, dans une logique géographique et institutionnelle, on peut s’interroger sur la possibilité pour la Mauritanie de rejoindre l’AES comme elle l’avait fait à l’époque du G5 Sahel. Toutefois, les relations actuelles de la Mauritanie, notamment avec le Mali, rendent difficile une telle perspective. La volonté de la Cédéao est de ramener les États de l’AES dans le giron de l’organisation ouest-africaine. Plusieurs chefs d’État se sont donc lancés dans des missions de bons offices, dont les présidents sénégalais, Bassirou Diomaye Faye, et togolais, Faure Gnassingbé Eyadema. L’objectif est de permettre une réconciliation. Il faut rappeler que les États de l’AES ont fait partie des membres fondateurs de la Cédéao. Une organisation qui, à l’époque, a été mise sur pied par des chefs d’État qui étaient tous à la tête de gouvernements militaires. Ce sont en réalité des militaires qui ont fondé la Cédéao ; et c’est bien plus tard, soit 20 à 25 ans après sa création, que l’institution s’est dotée de mécanismes visant à promouvoir la démocratie et la bonne gouvernance.
Malgré cette volonté d’ouverture vers l’Afrique centrale, la nouvelle confédération présente des vulnérabilités. Autant l’initiative est louable du fait qu’elle scelle une ambition d’unification des potentiels de ces trois pays, autant des questions se posent sur sa résistance aux aléas du temps, dont l’instabilité politique et sécuritaire. Au-delà de l’aspect sécuritaire, ce bloc géographique est totalement enclavé (2). Il n’a aucune ouverture sur la mer et peut faire l’objet par les autres pays membres de la Cédéao d’un blocus, auquel il ne pourrait échapper que par l’Algérie, la Mauritanie et le Tchad. La nouvelle confédération va donc rencontrer des difficultés importantes pour ses exportations et pour ses importations. L’autre défi est celui de la monnaie : les pays confédérés utilisent toujours le franc CFA. Ils sont donc encore dépendants de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et ne pourront s’en libérer qu’en créant leur propre monnaie – une telle démarche est difficile et longue à mettre en œuvre.
Conclusion
La création de l’AES répondait à des impératifs sécuritaires (3). Il s’agissait de mettre en commun les moyens militaires pour lutter contre les groupes terroristes armés. Et ce, après avoir mis fin aux interventions internationales. Le traité instituant la confédération élargit le champ de la mutualisation à des secteurs considérés comme stratégiques : l’énergie, l’agriculture, l’eau et les transports. On pense immédiatement à la colonne vertébrale de cet ensemble géographique que constitue le fleuve Niger, facteur majeur de l’équation eau-agriculture, qui traverse le Mali et le Niger. Toutefois, cette nouvelle entité se situe dans un contexte particulier : ses dirigeants ont tourné le dos à la démocratie et aux droits de l’homme, et nouent des alliances avec des États que l’on qualifierait d’illibéraux, voire autoritaires (Russie, Turquie, Chine, Iran…). Malgré cette rupture revendiquée, la cohésion et la paix demeurent un idéal lointain. Sur le plan politique, les putschistes doivent convaincre les forces politiques et les populations pour soutenir l’union, ce qui peut impliquer des réformes institutionnelles auxquelles ils sont opposés. Sur le plan sécuritaire, il faut renforcer l’interopérabilité entre les armées des trois États-membres et créer un cadre de défense commun, ce qui inclurait des accords de défense mutuelle. Cependant, une addition de faiblesses ne constitue pas une force : l’AES ploie sous des vulnérabilités dont l’insuffisance de moyens financiers et logistiques. Et même la multiplicité des acteurs d’insécurité tout comme la scissiparité des groupes armés rendent caduques les stratégies des États (4). En effet, la lutte efficace contre le djihadisme passe par une adhésion des gouvernements locaux à des mécanismes de lutte institués par la communauté internationale. ♦
(1) Le Liptako-Gourma désigne la « zone des trois frontières », une région où se rencontrent les frontières partagées par le Burkina Faso, le Mali et le Niger. La charte prend symboliquement le nom du lieu de rencontre entre les trois pays.
(2) Bouquet Christian, « Le Burkina Faso, le Mali et le Niger quittent la Cédéao pour fonder la Confédération du Sahel », Géoconfluences, septembre 2024.
(3) Touré Jabir, Alliance des États du Sahel : une nouvelle dynamique de sécurité collective ? Institut d’études de géopolitique appliquée, 26 mars 2024.
(4) Chapitre de Bagayoko Niagalé, in Badie Bertrand et Vidal Dominique, Le monde ne sera plus comme avant, Les Liens qui Libèrent, 2022.