La rivalité pour le pouvoir entre deux forces politiques distinctes existe depuis l’indépendance au sein de la société bahreïnie. C’est elle, plus que l’action d’acteurs politico-religieux extérieurs, qui organise la tension qui mine actuellement le royaume.
Le dilemme de la citoyenneté au Bahreïn (T 222)
La crise qui sévit au Bahreïn depuis un peu plus de quinze mois peut être considérée sous plusieurs angles : es uns y voient une extension du Printemps arabe qui vise à faire bouger les eaux stagnantes du Golfe arabo-persique ; d’autres n’hésitent pas à affirmer qu’elle n’est rien de plus qu’une révolution téléguidée par Téhéran dans un royaume dont la majorité de la population est d’obédience chiite. Ce qui signifierait l’ouverture d’un nouveau chapitre de divisions confessionnelles dans la région après celle connue en Irak et en quelque sorte au Liban.
Sans soutenir l’un ou l’autre point de vue, nous avançons l’hypothèse de la conséquence naturelle d’un dilemme de citoyenneté qui s’est développé au royaume dans les décennies de l’indépendance. D’une manière générale, nous pouvons dire que derrière la crise actuelle dans ce pays se trouve une autre dimension, déjà présente depuis l’Indépendance, dans la perception collective de chacune des deux composantes de la population. En réalité, le Bahreïn se distingue des autres membres du Conseil de coopération du Golfe par deux caractéristiques : d’un côté, la composition de la population est différente puisque les chiites représentent une majorité par rapport aux sunnites ; de l’autre, les agissements de l’opposition dans ce royaume sont de loin les plus anciens et les plus actifs de la région. Et si les courants libéraux et gauchistes se trouvaient à la tête de l’opposition à l’origine, ils ont rapidement cédé la place aux chiites depuis la fin des années soixante-dix.
Comme toutes les constitutions dans le monde arabe, celle du Bahreïn renfermait tous les ingrédients nécessaires à une solide citoyenneté : l’égalité dans les droits et les devoirs, la liberté d’expression, la non-discrimination, les droits politiques égaux pour tous les citoyens, y compris les droits de femmes. Par ailleurs, elle accordait une attention particulière à l’enseignement des notions relatives aux droits de l’homme et à la citoyenneté dans les écoles. Pourtant, des années durant, une crise de confiance allait s’installer entre les deux grandes composantes de la société.
Du côté des chiites, on se plaignait du fait que le gouvernement exerçait une sorte de discrimination de facto à leurs dépens en donnant la priorité pour les postes sensibles aux sunnites même naturalisés. Quant aux hauts postes dans certains ministères, tel que l’Intérieur et la Défense, ils leur étaient simplement interdits. Cette situation était interprétée comme un signe de doute sur leur loyauté. Un autre grief était lié au fait qu’ils ne pourraient jamais accéder aux rênes du pouvoir du fait que la Constitution accorde des pouvoirs étendus au roi et que la Chambre consultative au Parlement, dont les membres sont nommés par le souverain, détient des pouvoirs considérables en comparaison de ceux de la Chambre élue. Partant, les formations politiques chiites y voyaient un frein destiné à bloquer toute tentative visant à faire valoir leurs avis ou à apporter des changements de fonds à un système politique qu’ils jugeaient inadéquat.
En outre, le scandale connu sous le nom de « Bandargate » en 1996 allait renforcer le fossé entre chiites et sunnites. Selon le rapport diffusé par Salah Al-Bandar, un citoyen britannique d’origine soudanaise, qui a travaillé pendant un an au sein d’un comité stratégique du ministère des Affaires du Conseil des ministres, il existait une « organisation secrète » au sein du Bureau central de l’informatique visant à influencer le résultat des élections. De plus, le rapport décrit un programme « confessionnel » visant à convertir des citoyens du chiisme au sunnisme. À cela s’ajoutait la politique de naturalisation adoptée par le gouvernement qui visait, selon les chiites, à changer la composition de la société en faveur de sunnites.
En revanche, les événements que le Bahreïn a connus depuis l’avènement de la révolution iranienne en 1979 ne faisaient qu’aggraver les soupçons des sunnites envers leurs compatriotes chiites. À ce sujet, on ne peut que citer des exemples tels que la tentative de coup d’État menée par le « Front islamique pour la libération du Bahreïn » en 1981 ou encore l’arrestation, en 1996, de membres de ce qui était appelé « l’Organisation de Hoballah du Bahreïn » qui œuvrait pour le renversement du régime et l’établissement d’une république islamique dans le pays.
Les données de la scène régionale allaient amplifier cette crise de confiance. En effet, les monarchies du Golfe avaient suivi avec inquiétude le renversement du Shah et l’établissement d’une république islamique en Iran. L’ayatollah Khomeiny n’avait-il pas appelé à renverser les monarchies en exportant la révolution aux pays voisins ? Durant la dernière crise, les monarchies sunnites suivaient attentivement l’évolution de la situation au Bahreïn craignant une intervention iranienne, directe ou indirecte, qui pourrait encourager les chiites, non seulement dans ce royaume mais également là où ils se trouvent notamment en Arabie Saoudite. En conséquence, nous pouvons dire que la citoyenneté au Bahreïn devenait, en réalité, l’otage de relations peu amicales entre l’Iran et les monarchies du Golfe avec à leur tête l’Arabie Saoudite.
Au vu de ce qui précède, on peut comprendre le blocage que connaît le Royaume depuis les événements de février 2011. En effet, les manifestations qui ont éclaté réclamant de réformes ont très vite cédé la place aux affrontements entre les forces d’ordre et les manifestants. Parmi ces derniers se trouvaient des groupes radicaux chiites qui demandaient le départ du roi. Si l’Iran, de l’autre côté du Golfe, tentait de s’inviter dans ces événements en leur accordant une couverture médiatique considérable, les pays membres du Conseil de coopération du Golfe, de leur côté, ont accepté immédiatement la demande formulée par les autorités de dépêcher au Bahreïn des forces du « Bouclier de la Péninsule » dont un contingent saoudien fort de 2 000 hommes.
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Bien que le roi ait accepté les critiques et les recommandations formulées par une commission d’enquête indépendante qu’il avait missionnée, force est de constater que les mesures prises par les autorités n’ont pas réussi à calmer une opposition chiite qui ne voulait plus s’engager à un dialogue national sauf s’il débouchait sur l’instauration d’une monarchie constitutionnelle et des élections dont elle savait, à l’avance, qu’elle sortirait gagnante. Dans ce contexte, la crise devrait, sans doute, continuer même avec des à-coups. Une décision royale autorisant la création de partis politiques dans le royaume, à condition qu’ils ne soient pas formés sur des bases confessionnelles, accompagnée par le lancement d’une campagne sérieuse visant à créer une véritable citoyenneté pourrait, à notre avis, changer la donne.
Pour finir, on peut dire que le dilemme de citoyenneté au Bahreïn était, et probablement restera, à la base de la crise que connaît le royaume. Si ce dilemme se règle, il importe peu de savoir qui sera à la tête de l’État ou quelles seront ses institutions. En effet, avec ce règlement, on n’aura plus à parler de Printemps « chiite » ou « arabe » dans un Royaume qui se présente pour l’heure comme déchiré entre deux composantes qui sont, pour le moins que l’on puisse dire, des forces rivales. ♦