On ne change pas les entreprises par décret : le titre est stimulant, et le contenu l’est, fort heureusement, tout autant ! Sociologue renommé des organisations, François Dupuy livre ainsi en 2020 le troisième tome de sa série Lost in management(dont le premier tome avait reçu en 2012 le prix du meilleur ouvrage sur le monde du travail), qui se distingue, tant sur la forme que sur le fond, de la production surabondante sur le thème désormais éculé du management. Sur la forme, d’abord, car le propos de François Dupuy est volontairement aux antipodes de la langue managériale qui psychologise à outrance et qui incarne la paresse intellectuelle de ceux qui refusent de se plonger dans la complexité des organisations, ces « ensembles de comportements humains » que notre auteur a étudiés pendant quarante ans. Le propos de François Dupuy est avant tout sociologique, c’est-à-dire scientifique, et pratique, c’est-à-dire tourné vers l’action. Sur le fond, ensuite, car celui qui fut le conseiller de nombreux dirigeants européens dresse un constat lucide et propose des solutions ancrées dans la pratique et éclairées par une saine théorie des organisations.
Quel est le constat ? Celui d’une difficulté, en ce début de XXIe siècle, pour de nombreuses entreprises, à sortir du taylorisme, qui connaît selon l’auteur « une forme d’apogée ». Le taylorisme, c’est le fonctionnement par la segmentation du travail, la règle et les process, qui provoque selon l’auteur un désengagement au travail et appelle en retour un management toujours plus coercitif… à base de plus de règles et de contrôle. Bref, un cercle vicieux. C’est ce constat d’impasse managériale qui aboutit dans la pratique à une perte de contrôle de l’entreprise sur ses employés, que l’auteur entend faire comprendre pour mieux le dépasser. Comment ? Non pas en versant dans les fausses solutions à base de simplicité et de coaching qui nient la réalité des organisations en faisant tout reporter sur l’individu (et au premier chef les managers, qui n’en peuvent d’ailleurs plus de tout porter), mais en proposant une « théorie de l’action », que ce livre ambitionne de formaliser. François Dupuy développe ainsi une approche ternaire basée sur l’acquisition de la connaissance, la décision et l’action.
L’acquisition de la connaissance, ce n’est pas cette « connaissance ordinaire », superficielle, mais une connaissance poussée qui permet de comprendre le problème auquel une organisation donnée (dont les atomes élémentaires sont les comportements humains) est confrontée. L’auteur pose ici des distinctions très claires entre organisation et structure, mais aussi entre pouvoir (cette capacité à « contrôler une incertitude pertinente ») et hiérarchie, tout en montrant comment les acteurs d’une organisation font tous preuve d’une intelligence irréductible pour s’adapter au mieux à leur contexte, chacun avec une stratégie qui lui est propre. Il montre ainsi pourquoi l’autonomie est l’objectif principal des acteurs et pourquoi la bureaucratie et le fonctionnement en silos, ces deux tendances naturelles issues du taylorisme, s’auto-alimentent dès lors qu’elles concourent précisément à donner toujours plus de pouvoirs à des acteurs qui n’ont que peu d’intérêt à coopérer. De cette compréhension, qui exige du temps et un important effort intellectuel pour dépasser les premières conclusions qui peuvent parfois être contre-intuitives, découle le terrain favorable pour décider – ce qui est simple – puis pour actionner effectivement les leviers nécessaires – ce qui est nettement plus compliqué, et hélas souvent occulté dans les entreprises. Dans ce domaine de l’action, François Dupuy met en lumière les effets induits par la prise de décision, qui peuvent s’avérer complexes en fonction de la réaction des acteurs – dont l’intelligence est la première des caractéristiques – et qui doivent être anticipés. Il insiste en particulier sur les conditions de la confiance au travail, qui suppose une réduction des pouvoirs des acteurs qui acceptent de coopérer, et sur les vertus positives de la complexité, qu’il faut savoir accepter tout en la maîtrisant.
Le propos du sociologue de terrain qu’est François Dupuy est adossé à de nombreux cas concrets puisés dans quarante années d’expérience dans des domaines très divers, essentiellement dans la sphère privée, même si la sphère publique n’est pas occultée. Les exemples souvent « catastrophiques » qu’il utilise montrent d’ailleurs toute la puissance d’une crise pour faire naître des opportunités de transformation, pour peu que l’on s’y prenne correctement. De cet essai percutant à rebrousse-poil de nombreuses approches trop superficielles, on reteindra un appel à l’investissement intellectuel, qui doit précéder l’effort financier dans une entreprise qui souhaite évoluer. Le lecteur familier du ministère des Armées en retirera de nombreux parallèles entre les constats dressés par François Dupuy pour le monde de l’entreprise et les difficultés auxquelles se heurte régulièrement la bureaucratie ministérielle, organisation « endogène » (c’est-à-dire qui donne la priorité à ses contraintes internes) s’il en est. Et, en creux, il pourra au contraire apprécier les atouts propres aux armées, à commencer par la connaissance précise de ce que font leurs « exécutants » et par la légitimité de ses « patrons » militaires.
On ne change pas les entreprises par décret est donc une lecture vivifiante, qu’on ne saurait trop recommander à celui qui souhaite comprendre pour mieux agir. ♦