L’Amérique fascine. Selon les jours, elle envoûte, irrite ou obsède. Après avoir dominé l’essentiel du XXe siècle, elle voit son leadership remis en cause, mais est assurée de rester pour quelque temps encore au centre du jeu. Malgré ses efforts pour assurer son autonomie stratégique, la France connaît en matière de défense une certaine dépendance aux États-Unis, avec lesquels ses intérêts ne sont pas toujours alignés. À l’heure du bouleversement de l’ordre mondial, il est essentiel que la France sache mieux vivre sa relation avec ce grand allié plus différent de nous que nous ne le pensons. Nous devons pour cela mieux connaître son fonctionnement et accepter le jeu normal de négociations où toute affectivité doit rester absente.
The Art of the Deal : réflexions sur la relation de défense franco-américaine
« Et c’est un vieux pays, la France, d’un vieux continent comme le mien, l’Europe, qui vous le dit aujourd’hui… »
(Dominique de Villepin, Nations unies, 14 février 2003)
« Boycott France! ». Tel était, en 2004, le slogan figurant sur les bumper stickers (1) distribués par Fox News, première chaîne d’information américaine, en pleine crise bilatérale autour de la guerre d’Irak. Quinze ans plus tard, ce souvenir paraît presque irréel à l’heure où la France est qualifiée par l’ex-secrétaire à la Défense James Mattis de best ally, au risque d’irriter le closest ally britannique.
Au-delà de la conjoncture (impression forte laissée par nos succès opérationnels au Sahel en 2013, compassion américaine non feinte après les attentats de 2015 et effort de défense français en phase avec l’appel au burden sharing du président Trump), ce contraste doit nous inciter à la prudence face aux fluctuations de notre relation bilatérale. Si, comme aiment à le rappeler nos diplomates, la France est la seule grande puissance européenne avec laquelle les États-Unis n’aient jamais été formellement en guerre, l’histoire de cette relation est marquée par une série de tensions que nos succès communs n’ont pas effacées. Nous mésestimons souvent la distance culturelle qui nous sépare de nos cousins d’outre-Atlantique et nous sommes parfois présomptueux sur l’importance qu’ils accordent à notre alliance.
L’auteur de ces lignes a appris à connaître l’Amérique à travers différentes formations suivies dans ses écoles militaires sur une période allant de 1994 à 2006 et a été en poste à Washington comme attaché de défense adjoint de 2015 à 2018. Il en a conçu une vision de ce pays marquée par son immersion dans son cœur battant (notamment au Kentucky et au Kansas) et par l’observation des événements majeurs qui l’ont secoué sur les deux dernières décennies.
Si la France peut s’enorgueillir d’une puissance militaire et d’une souveraineté réelles, l’honnêteté commande de reconnaître notre dépendance au géant américain pour certaines capacités clés, ce qui rend notre autonomie stratégique parfois relative. Certes, la décennie qui s’achève a vu des avancées significatives dans notre relation de défense, mais les expériences que nous avons partagées nous ont donné de nouvelles occasions de constater nos différences d’échelle et d’approche des questions sécuritaires. Le style adopté par l’Administration actuelle, pour surprenant qu’il soit, ne marque pas de changement profond dans la stratégie du pays. Nous aurions donc tort de nous arrêter à la forme et de considérer ce changement de méthode comme un caprice passager.
Pour faire face à nos propres défis, réussir nos opérations et préparer notre défense de demain, nous avons donc l’impérieux devoir de savoir mieux composer avec ce grand allié. Cela commande sans doute de faire un effort pour le connaître davantage en abandonnant certains de nos préjugés et en recherchant les invariants de sa ligne en politique étrangère, de ne pas nous voiler la face sur ce qu’est notre dépendance à la puissance militaire américaine, et d’aborder toute négociation de manière dépassionnée, forts de la connaissance des circuits de décision locaux et de celle de nos atouts et faiblesses.
L’Amérique telle qu’elle est. D’où elle vient. Où elle va.
Chacun de nous a grandi avec l’Amérique : Walt Disney a bercé notre première enfance et Spielberg notre adolescence, les séries télévisées américaines structurent nos loisirs quotidiens et il n’est pas un journal télévisé français qui n’évoque l’actualité d’outre-Atlantique. Paraphrasant Jefferson (2), nous pourrions dire que tout Européen a aujourd’hui deux cultures : la sienne et l’américaine. Comprenant les enjeux liés à sa maîtrise, notre génération parle mieux anglais que celle de nos pères. Tout parcours scolaire complet comprend aujourd’hui un passage dans une université de langue anglaise, ou du moins des contacts fréquents avec ceux des Américains qui voyagent. Nous croyons donc comprendre ce peuple qui paraît nous ressembler, souvent impressionnés par la grandeur qu’il projette et trompés par la facilité avec laquelle se nouent nos premiers contacts, par contraste avec la réserve européenne.
Et cependant un séjour un peu prolongé dans ce pays, ou un voyage dans l’immensité du fly over (3), révèle des aspects différents de cette culture, qui altèrent l’image renvoyée par la machine hollywoodienne.
Dans sa relation au reste du monde, l’Amérique se divise entre ceux qui ont voyagé et ceux qui n’ont jamais quitté leur pays et éprouvent une défiance naturelle pour toute forme d’altérité. La deuxième catégorie est nettement plus nombreuse que la première ; elle est celle qui a porté au pouvoir l’Administration actuelle, dans un esprit dont nous oublions parfois la violence.
Rappelons ici quelques chiffres peu connus. 75 % des Américains ne possèdent pas de passeport (c’est-à-dire qu’ils ne quittent jamais leur pays). Il existe plus d’armes en circulation aux États-Unis que d’habitants, 33 000 personnes y sont tuées chaque année par arme à feu (contre 300 en France, soit 23 fois moins à population équivalente (4)), les geôles américaines comptent 2 millions de prisonniers (soit 10 fois plus qu’en France proportionnellement). En raison des faiblesses du système de santé, l’espérance de vie des Américains pauvres est de 10 ans inférieure à celle de leurs équivalents français.
Rappelons aussi certains des fondements historiques et idéologiques de ce pays dont nous mésestimons souvent l’importance. Si, au cours des deux derniers siècles, la France a connu une dizaine de régimes politiques différents, l’Amérique s’enorgueillit pour sa part de sa fidélité absolue à la Constitution et au Bill of Rights établis à la fin du XVIIIe siècle. Nous mesurons souvent mal le caractère sacré qu’accordent à ces textes les Américains. Prenons l’exemple du deuxième amendement (« le droit de porter des armes et de former des milices ne sera pas altéré ») : rédigé à l’époque où les colons refusaient de se soumettre à la tutelle britannique, il est aujourd’hui brandi par la très puissante National Rifle Association (NRA) comme ultima ratio pour refuser toute forme de contrôle de la possession des armes à feu, fut-ce l’interdiction d’en vendre aux personnes atteintes de déficience mentale.
Rappelons encore que la société américaine n’est en aucune façon laïque : les écoliers américains récitent chaque matin le serment au drapeau et à la république qu’il représente, « nation unie sous l’autorité de Dieu ». Les rapports entre les minorités y sont marqués par l’affirmative action (discrimination positive) issue du mouvement des droits civiques des années 1960 qui, si elle a mis fin à la ségrégation officielle, a aussi institutionnalisé le communautarisme.
Si nous nous accordons à reconnaître notre attachement à la devise de notre République et à notre système de protection sociale, les Américains mettent pour leur part en avant les valeurs de la liberté d’expression (y compris celle de professer les opinions les plus extrêmes, négationnistes ou racistes) et de la protection de la propriété privée, en référence à l’époque héroïque de la guerre d’Indépendance.
Nous ne devons donc pas sous-estimer l’ampleur de nos différences culturelles, et nous devons accepter de considérer que nos politiques étrangères respectives – qui répondent avant tout à des préoccupations internes – ne se construisent pas autour des mêmes valeurs.
L’histoire des relations internationales américaines est marquée par l’alternance de postures liées à des convictions intellectuelles ou spirituelles, et aux réalités du moment. L’idée ancienne d’une « manifest destiny » de l’Amérique à diffuser sa culture et sa civilisation vers le reste du monde, née au moment de la conquête de l’Ouest, était encore présente dans la politique étrangère de Bill Clinton plaidant pour le devoir d’ingérence ou dans celle de George W. Bush Jr endossant une « Greater Middle East Initiative » quasi messianique. Au contraire, c’est plutôt l’isolationnisme dérivé de la doctrine Monroe (1823) et teinté de realpolitik kissingerienne qui marque les choix des administrations qui se sont succédé ces dix dernières années.
Après les bains de sang de l’Irak et de l’Afghanistan, qui ont ravivé les plaies du Vietnam en coûtant à l’Amérique plus de 6 000 morts et 2 000 milliards de dollars (5), il existe à Washington un consensus bipartisan pour limiter au maximum l’interventionnisme extérieur et laisser les alliés régler leurs problèmes régionaux. D’Obama à Trump, le style a certes radicalement changé, avec une défiance très marquée du nouveau Président envers toute forme de multilatéralisme. Toutefois, on peut sans doute considérer que la doctrine « America first » du nouveau chef de l’État n’est qu’une forme tonitruante de ce que l’Administration Obama appelait « Lead from behind ».
De fait, l’intérêt des États-Unis à investir dans des organisations internationales et à prendre part aux affaires du monde va clairement décroissant ces derniers temps. Un certain nombre de facteurs contribuent à cette désaffection. Ainsi, les technologies liées au gaz de schiste devraient permettre à très court terme l’indépendance énergétique du pays et l’actualité nous montre combien la tentation protectionniste est forte face à la Chine. De plus, la géographie américaine facilite le contrôle des frontières et le repli sur soi.
La National Security Strategy publiée par l’Administration Trump au cours de sa première année de mandat a globalement confirmé les orientations prises sous Obama. La défense américaine se définit face à cinq menaces, mettant en avant les deux premières : Russie et Chine, puis Iran, Corée du Nord et terrorisme islamique. Dès lors, la conclusion de nouveaux accords ou le soutien à des alliés historique n’a de sens pour Washington que si ceux-ci contribuent à protéger la nation contre ces menaces.
L’Alliance atlantique, dont la nécessité s’imposait après-guerre face au bloc communiste et dont l’actualité des années 1990 avait laissé penser qu’elle pourrait désormais s’attacher à projeter de la stabilité aux marges du monde occidental, voit aujourd’hui sa pertinence sérieusement remise en question. Sa survie sous sa forme actuelle n’est pas acquise, avec notamment le spectre d’un « article 5 (6) condition based », que les États-Unis n’honoreraient qu’à condition que l’allié agressé respecte le critère de 2 % du PIB en dépenses de défense. Certains de nos cousins européens de l’Est, sentant s’effriter l’assurance offerte par l’Otan face à l’activisme russe, prennent les devants : l’an dernier, la Pologne a été jusqu’à proposer aux États-Unis de leur verser 2 milliards de dollars par an pour assurer l’installation dans la durée d’une base de l’US Army sur son territoire !
Il convient, enfin, de bien mesurer ce qu’est l’importance de l’Europe pour l’Amérique d’aujourd’hui. Un passage par Hawaï offre une occasion saisissante de le faire. L’archipel, situé à 5 heures de vol de la Californie, aux antipodes de notre continent, abrite le siège de l’Indo-Pacific Command (INDOPACOM), le commandement des forces armées américaines en charge de l’ensemble des opérations de la région. La zone d’action d’INDOPACOM est la plus vaste des six Regional Combatant Commands (7). Elle englobe notamment l’Inde, la péninsule coréenne, la Chine, le Japon, l’Océanie et une partie de l’Antarctique. Les deux tiers de l’humanité y résident et cette proportion va croissante. Surtout, cette région du monde concentre l’essentiel des ressources militaires des États-Unis : la moitié de l’US Navy et les deux tiers du Corps des Marines y sont basés, donnée qui matérialise s’il en était besoin le « pivot vers l’Asie » entamé sous Obama. Dans ces conditions, notre « vieille » Europe et ses préoccupations africaines et moyen-orientales intéressent bien moins les Américains que nous ne voudrions le croire.
Son désengagement des affaires de défense depuis le début de ce siècle, dans la période où les États-Unis réarmaient massivement, a accentué des dissymétries profondes qui affectent toute forme de dialogue stratégique transatlantique. Rappelons que les États-Unis réalisent la moitié des dépenses de défense mondiale, que le budget qu’ils y consacrent est trois fois supérieur à la somme des budgets de défense européens, et que le pays compte trois millions de personnes en uniforme : l’US Army seule, sans ses réserves, en compte 500 000 ; la police de New York a un effectif plus important que celui de notre Armée de terre !
L’effort de défense consenti par les États-Unis depuis les attaques du 11 septembre 2001 les place en situation de domination quasi monopolistique dans certains secteurs. Ainsi, en matière de renseignement, les 17 agences américaines totalisent plus de 100 000 employés et s’appuient sur un budget supérieur à 80 milliards de dollars (contre environ 15 000 personnes et 2 milliards côté français pour 6 agences sur le même périmètre) : à PIB équivalent (celui des États-Unis étant 10 fois supérieur à celui de la France), cela revient à un effort 5 fois supérieur en faveur du renseignement. Depuis 2001, ces agences ont accumulé une expérience et des connaissances considérables. Elles ont été fédérées par l’action d’un Director of National Intelligence établi dès 2005 avec des pouvoirs et des moyens sans commune mesure avec ceux de notre Coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT).
L’Union européenne, dont la France aimerait voir densifiée la réalité politique et militaire, est très loin du compte en ce domaine à Washington. Du « l’Europe, quel numéro de téléphone ? » de Kissinger aux encouragements apportés par Donald Trump aux Brexiters, la gamme des postures américaines récentes vis-à-vis de l’UE va du scepticisme à l’hostilité franche. Si la France répète inlassablement que l’Europe de la défense ne concurrence pas l’Otan, chaque nouvelle étape de sa construction se heurte à des a priori négatifs du Pentagone et du Département d’État. Dernière en date, la création d’un Fonds européen de défense (FEDéf) est vue à Washington comme un Buy European Act (8) menaçant les exportations militaires américaines.
Il ne faut pas pour autant négliger la capacité de l’Europe à peser en matière économique dans les négociations transatlantiques. Ainsi, lorsqu’au printemps 2018, Donald Trump a annoncé son intention d’imposer des tarifs douaniers qui auraient porté un coup majeur à l’industrie automobile européenne, c’est une visite du président de la Commission européenne, Jean-Claude Junker, qui a permis de trouver un compromis que les chancelleries française et allemande auraient sans doute peiné à obtenir.
De façon générale, nous aurions donc tort de considérer que la tendance unilatéraliste de l’Administration actuelle n’est que conjoncturelle et de surestimer notre capacité à intéresser les Américains à nos préoccupations.
Notre position d’entrée en négociation est celle du faible au fort
Comme toute relation, notre lien avec la défense américaine doit, pour porter du fruit, être vécu en vérité. Cela impose de reconnaître le poids de notre passé commun et d’identifier à la fois notre dépendance à l’allié américain et les atouts dont nous disposons dans les négociations bilatérales. Celles-ci comportent un invariant dans la phase d’ice-breaker : la référence à La Fayette et à la guerre Indépendance.
Il existe sans doute quelque part une sorte de manuel de diplomatie simplifiée à l’usage des fonctionnaires américains dont le chapitre « France » comporte la consigne de « penser à remercier les Français pour la part prise à notre indépendance et à rappeler que la France est notre oldest ally ». C’est sympathique, mais un peu éculé : nous gagnerions sans doute à considérer que la dette contractée par l’Amérique à notre égard à la fin du XVIIIe siècle a été largement payée par le sang des Sammies de 1918 puis par celui des GIs de 1944, et à trouver d’autres points d’accroche pour nos discussions.
Il nous faut aussi regarder en face ce qui dans notre histoire commune nous divise. Pour ne parler que du XXe siècle, souvenons-nous de 1919 (dissensions franco-américaines autour du Traité de Versailles), de 1943 (crise entre de Gaulle et Giraud – soutenu par Roosevelt – à Alger), 1956 (Suez), 1966 (notre départ du commandement militaire intégré de l’Otan et le discours du général de Gaulle à Phnom Penh), des affaires de compromissions attribuées à des officiers français lors de nos opérations communes dans les Balkans, et bien sûr de 2003 (notre menace de veto au Conseil de sécurité de l’ONU sur l’intervention en Irak). Ces dates existent aussi dans la mémoire américaine, même s’il faut parfois attendre de connaître en profondeur nos interlocuteurs pour qu’ils l’avouent. À l’inverse, l’Amérique et le Royaume-Uni ont connu au cours de la Seconde Guerre mondiale une imbrication de destin sans équivalent dans l’histoire américaine, et des accords comme celui des Five Eyes (9) ou la présence de plus de 10 000 soldats américains au Royaume-Uni constituent des éléments tangibles et quasi immuables de la Special Relationship entre les deux pays.
De fait, la lune de miel que nous avons connue avec l’Administration Obama, qui semble survivre sous celle de son successeur repose sur une conjoncture et un alignement de nos intérêts qui peuvent s’avérer fugaces, menacée par des différends de fond sur le nucléaire iranien, l’équilibre des arsenaux de missiles en Europe, l’Accord de Paris sur le climat et la construction d’une architecture de sécurité européenne. Alors que les Britanniques peuvent compter, en contrepartie d’un alignement stratégique fort sur les États-Unis, sur un socle relationnel solide et étoffé structurellement (10), nous restons soumis aux aléas de l’actualité et nous pouvons nous voir rapidement « couper les vivres » comme ce fut le cas en 2003 dans certains domaines (11). Dès lors, il est essentiel de réaliser ce que nous pesons dans cette relation et ce que nous avons à y gagner. Si pour l’essentiel de ses capacités de défense (dissuasion nucléaire, renseignement et processus de décision), la France est autonome, elle connaît sur certains points une dépendance aux États-Unis qui doit être regardée en face.
Fin novembre 2016, souhaitant pérenniser la relation nouée au cours de leurs années en fonction, les ministres de la Défense Le Drian et Carter ont signé un Statement of Intent qui constitue la référence la plus solide que nous ayons connue ces dernières années. Leurs successeurs ont convenu de continuer à s’y tenir. Ce document public (12) constate la communauté de vues entre nos pays sur certaines grandes questions stratégiques (Afrique, Proche et Moyen-Orient, Russie et Chine notamment) et dresse la liste des domaines dans lesquels un approfondissement de notre relation de défense est souhaitable : soutien mutuel en opérations, dialogue stratégique, cyberdéfense, Espace, nucléaire, renseignement.
En creux, il révèle l’importance de notre dépendance au grand allié dans certains de ces domaines.
- Ainsi dans nos opérations au Sahel : malgré la relative modestie des budgets qui y sont consacrés chaque année (environ 50 millions de dollars), le soutien apporté par les moyens aériens américains en surveillance par drones, transport et ravitaillement aérien nous est essentiel. Son absence serait difficilement surmontable au vu de la faiblesse actuelle de nos capacités dans ces domaines.
- Dans certains domaines techniques (cyber, renseignement, espace), les États-Unis possèdent une telle avance et y ont consacré de tels moyens qu’une absence de coopération nous pénaliserait grandement dans le développement de nos propres capacités.
- Enfin, consubstantielles de notre stratégie, nos exportations de défense sont pour partie dépendantes des règles ITAR (13), qui nous imposent d’obtenir un feu vert américain pour toute vente d’un matériel dont un composant a été produit aux États-Unis. Qui plus est, ces règles contraignent la logistique associée à certains de nos équipements nationaux, restreignant la liberté de circulation de certaines pièces.
En contrepoint, la France dispose d’atouts qui sont autant de leviers dont elle peut jouer dans sa relation transatlantique et qu’il convient d’apprécier à leur juste valeur.
- Tout d’abord, elle est clairement vue comme une « Fighting Nation » dont les responsables américains savent qu’elle n’hésite pas à s’engager sans délai et avec efficacité lorsque la situation l’exige. Notre intervention au Mali en 2013 a marqué les esprits à Washington, par sa rapidité et son audace (14).
- Ensuite, même à échelle réduite, la France dispose de l’éventail quasi complet des capacités nécessaires pour peser militairement. Ses unités prépositionnées en Afrique, dans les océans Indien et Pacifique ou dans les Antilles intéressent souvent nos alliés, que ce soit dans une logique de « lead from behind » (pour ne pas avoir à exposer leurs propres forces, comme en Libye en 2011 ou au Sahel depuis 2013) ou pour bâtir des coalitions dont la taille et la variété renforcent la légitimité (comme pour l’opération Inherent Resolve au Moyen-Orient).
- La position diplomatique de la France fait d’elle un acteur sinon indispensable, du moins majeur de toute négociation internationale : notre voix a rarement autant porté au Conseil de sécurité de l’ONU, et Emmanuel Macron, notre président de la République, apparaît clairement outre-Atlantique comme l’homme fort de l’Europe dans les circonstances actuelles.
- Enfin, la France a accès à des informations ou à des relais d’influence dans des secteurs et des régions que la puissance américaine ne permet pas toujours d’atteindre : le positionnement de certaines de nos sources ou capteurs de renseignement et surtout notre influence en Afrique et dans la francophonie en général, nous mettent parfois en position enviable par rapport aux Américains.
Ces atouts ne doivent pas, toutefois, être surestimés, la logique financière (qui joue toujours en faveur des États-Unis) prévalant souvent même dans nos zones d’influence traditionnelles.
Forts de ces constats sur la réalité de notre relation, moins aisée qu’il n’y paraît, sur notre dépendance à ce grand allié et sur l’intérêt que nous représentons pour lui, nous pouvons aborder en meilleure position toute nouvelle négociation.
The Art of the Deal, règle du jeu pour notre relation
Cet ouvrage paru il y a plus de trente ans a marqué l’apogée de Donald Trump comme magnat de l’immobilier new-yorkais, avant que sa renommée ne croisse encore grâce à la téléréalité. Sa lecture livre des clés essentielles de la psychologie du Président américain et, partant, du fonctionnement de son Administration. Dans notre volonté de faire évoluer notre relation bilatérale au mieux de nos intérêts, nous avons tout à gagner à nous approprier les règles de négociations proposées par Donald Trump et à oublier le sentimentalisme qui entoure l’évocation de notre passé commun.
En premier lieu et sans surprise, l’ouvrage de Trump recommande à tout négociateur de finement étudier l’environnement dans lequel évolue son interlocuteur (« Know your market »). Pour nos affaires de défense, cela revient à la fois à comprendre l’avantage que les Américains peuvent tirer d’une relation avec la France et les mécanismes par lesquels se prennent les décisions, qui diffèrent profondément de notre système.
Ayant déjà évoqué les atouts dont nous disposons pour peser dans la négociation, voyons maintenant ce qu’est le schéma de décision politico-militaire outre-Atlantique. La « Chain of Command » américaine diffère de la nôtre sur deux points essentiels : le Chef d’état-major des armées (Chairman of the Joint Chiefs of Staff, CJCS) en est absent et le Parlement exerce sur cette chaîne un contrôle et une pression beaucoup plus marqués qu’en France.
Comme dans notre pays, le Président est Commander in Chief des forces armées. Assisté par un National Security Council (NSC, présidé par le National Security Adviser) dont l’influence varie selon les administrations, il donne ses orientations stratégiques au Secretary of Defense (Secdef). Celui-ci les traduit en ordres transmis aux six Regional Combattant Commands en matière d’opérations, aux quatre commandements stratégiques fonctionnels (15) et aux chefs d’état-major des quatre armées (Army, Navy, Air Force et Marine Corps) pour les affaires capacitaires et organiques (préparation des forces, ressources humaines…). Le CJCS et son Joint Staff (équivalent de notre EMA) n’ont qu’un rôle de conseil au gouvernement, apportant une caution militaire aux décisions du Secdef.
Au Pentagone, c’est l’Office of the Secretary of Defense (OSD), sorte de super-cabinet du Secdef, fort d’un millier de cadres en majorité civils, qui assure la direction politique du Department of Defense. En son sein, les Under Secretary of Defense (16) et leurs subordonnés (ASD et DASD (17)) sont quasiment tous des political appointees : leur nomination, décidée par la Maison-Blanche, est soumise à confirmation par le Sénat. En cas d’alternance politique, ils rejoignent quasi instantanément les think tanks et les defense contractors (18) qui foisonnent à Washington, continuant ainsi à peser sur les questions militaires.
Le pouvoir du Congrès en matière de nomination s’étend aussi aux principaux responsables militaires : les futurs chefs d’état-major et leurs adjoints, de même que les futurs commandants de COCOMs, sont systématiquement soumis à des auditions publiques et télévisées puis à des votes de confirmation. Ils reviennent régulièrement par la suite présenter aux Commissions de la défense des deux chambres leurs bilans opérationnels et financiers, en particulier dans la phase de construction du budget. Le Congrès pèse relativement peu sur les décisions opérationnelles en raison de la grande latitude offerte au pouvoir exécutif par les Authorizations of Use of Military Force votées suite aux attaques du 11 septembre. En revanche, il exerce une pression très importante sur l’exécution des budgets, y compris sur celui des opérations extérieures.
Dans l’animation de nos relations avec l’appareil de défense américain, nos autorités politiques et militaires sont donc souvent amenées à devoir convaincre chacun des interlocuteurs évoqués ci-dessus soit, dans l’ordre croissant de la hiérarchie : COCOMs et états-majors d’armées, OSD (et Joint Staff de façon plus marginale), NSC et enfin, Congrès.
L’absence de parallélisme entre nos organisations pose des difficultés qui sont trop souvent sous-estimées : d’une part la taille des états-majors américains et la fluidité de la circulation de l’information qui y règne imposent la parfaite cohérence des positions que nous exposons à chacun des interlocuteurs cités ; d’autre part le découpage des responsabilités commande que différents organismes français sachent parler à un même organisme américain de façon parfaitement coordonnée. Ainsi, OSD a vocation à être « traité » au ministère des Armées à la fois par l’EMA, la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (Dgris) et la Direction générale de l’armement (DGA). Cela n’est pas sans poser de difficultés, à commencer par celle de laisser de ce côté de l’Atlantique toute forme de friction structurelle ou personnelle.
Revenant aux écrits du businessman Trump, nous pouvons, sans énumérer les 11 tactiques de négociation proposées, citer celles qui éclairent le mieux la psychologie du Commander in Chief et de l’Administration qu’il dirige. « Think big », « Enhance your location », « Deliver the goods » (19) sont autant de réflexes qui expliquent ses décisions récentes. Plus encore sans doute, « Fight back », « Contain the costs » et surtout « Get the word out » (20) sont celles qui définissent le style dans lequel il conduit les affaires du pays et réagit à l’actualité internationale, de façon plus prévisible qu’on ne le dit souvent. Ainsi et dans l’ordre, nous devons nous attendre à ce que l’Amérique et son Président rendent coup pour coup et cultivent la rancune. L’actuel locataire de la Maison-Blanche est un homme de chiffres, qui supporte moins bien que ses prédécesseurs les déséquilibres financiers dans les contributions aux efforts internationaux, comme au sein de l’ONU ou de l’Otan, en particulier lorsque ce déséquilibre constitue un défaut à la règle établie par le contrat initial. Enfin, il a transposé du monde des affaires à la politique l’utilisation de « vérités hyperboliques » (21), qui consiste à déstabiliser un interlocuteur par des propos délibérément outranciers et publics (en privilégiant la tweetosphère !), dans l’objectif de le ramener ensuite à des positions plus équilibrées en faveur des États-Unis.
* * *
Considérant que la méthode Trump, pour déstabilisante qu’elle soit, ne constitue pas une parenthèse historique mais qu’elle s’inscrit plutôt dans l’évolution normale de la posture américaine pour s’isoler des désordres de ce monde, nous n’avons pas réellement d’autre choix que d’accepter les règles de négociation imposées par notre grand allié, sans pour autant nous résigner à être traités en vassaux.
Méconnaître les réalités de l’Amérique contemporaine et le fonctionnement de son appareil politico-militaire, arriver en ordre dispersé dans ce système ou en appeler à des ressorts affectifs par l’intermédiaire de références à un passé commun de plus en plus lointain face à des interlocuteurs procédant d’une approche avant tout transactionnelle, sont autant d’erreurs qui pourraient nous coûter non seulement l’échec de négociations à venir mais aussi la vindicte brutale d’une administration prompte à désigner des victimes expiatoires jusque parmi ses plus proches alliés.
À l’évidence, l’amélioration de notre position de négociation actuelle tiendra à nos aptitudes à minimiser notre dépendance technique et opérationnelle, et à faire croître l’autonomie stratégique européenne que nous appelons de nos vœux.
Éléments de bibliographie
Kandel Maya, Les États-Unis et le monde depuis 1776 de Georges Washington à Donald Trump, Perrin, 2018, 256 pages.
Trump Donald, The Art of the Deal, Ballantine Books, réédition, 1987, 384 pages.
Wolff Michael, Le feu et la fureur, Pocket, 2018, 480 pages.
Woodward Bob, Peur, Trump à la Maison blanche, Seuil 2018, 528 pages.
Woodward Bob, Les guerres d’Obama, Denoël, 2011, 608 pages.
(1) Autocollants de pare-chocs, par lesquels les Américains aiment manifester leurs opinions politiques.
(2) Thomas Jefferson, 3e président des États-Unis et ambassadeur en France de 1785 à 1789, aurait dit : « Chaque homme a deux patries, la sienne et la France ».
(3) Terme désignant le territoire qui s’étend entre les côtes pacifique et atlantique, sur lesquelles se situe l’essentiel de l’activité politique et culturelle : l’élite américaine ne fait que survoler ces immensités, méconnaissant souvent la vie de leurs habitants.
(4) 327 millions d’habitants aux États-Unis contre 67 en France.
(5) Ainsi que plus de 40 000 blessés, dont certains sont très lourdement handicapés. De plus, un nombre croissant de vétérans de ces « guerres contre le terrorisme » présentent des syndromes post-traumatiques (PTSD) : actuellement vingt d’entre eux se suicident chaque jour en moyenne !
(6) L’article 5 de la Charte de l’Atlantique crée une obligation d’assistance mutuelle en cas d’attaque sur l’un des membres de l’Alliance : « Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles […] assistera la partie ou les parties ainsi attaquées […] y compris [par] l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord ».
(7) Les Regional Combattants Commands, aussi appelés COCOMS, correspondent à une partition du Globe entre différents commandements stratégiques interarmées (équivalents de notre Centre de planification et de conduite des opérations, CPCO) : NORTHCOM, SOUTHCOM, INDOPACOM, CENTCOM, EUCOM et AFRICOM.
(8) Par analogie avec le Buy American Act, loi de 1933 qui impose à l’administration fédérale de privilégier les entreprises américaines dans l’attribution de marchés publics.
(9) Héritière du United Kingdom-United States Communications Intelligence Agreement de 1946, la communauté des Nations Five Eyes (États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande) partage l’exploitation d’outils d’interception des communications à des fins de renseignement.
(10) Sans parler des accords liés au partage du renseignement et à la coopération dans le domaine des armements nucléaires.
(11) À l’été 2003, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a notamment imposé une mesure interdisant les rencontres entre officiers d’un grade supérieur à celui de général de brigade. Des coopérations dans le domaine de l’armement, comme la livraison de catapultes pour le porte-avions Charles-de-Gaulle, ont subi des retards importants.
(12) Joint Statement of Intent by M. Jean-Yves Le Drian, minister of Defense of the French Republic, and the honorable Ashton Carter, Secretary of Defense of the United States of America, 28 novembre 2016 (www.defense.gouv.fr/).
(13) International Traffic in Arms Regulations.
(14) Pour en prendre conscience, voir l’étude de Michael Surkin, de la RAND Corporation : France’s War in Mali. Lessons for an Expeditionnary Army, 2014, 65 pages (www.rand.org/pubs/research_reports/RR770.html).
(15) STRATCOM (forces nucléaires), TRANSCOM (transport stratégique), SOCOM (opérations spéciales) et dernièrement CYBERCOM (opérations cyber), né d’une partition de la National Security Agency (NSA).
(16) Les Under-Secretary of Defense sont : USD-P (Policy), -I (Intelligence), -C (Comptroller, contrôleur financier), -P&R (Personnel and Readiness), -AT&L (Acquisition, Technology & Logistics).
(17) Respectivement Assistant Secretary of Defense et Deputy Assistant Secretary of Defense.
(18) Industries de défense (Lockeed Martin, Boeing, Raytheon…).
(19) « Voyez grand », « Tirez parti de votre position », « Tenez vos engagements ».
(20) « Rendez coup pour coup », « Minimisez les coûts » et « (Sur)Communiquez ».
(21) « I call it truthful hyperbole. It’s an innocent form of exaggeration—and a very effective form of promotion ».