Après une trentaine d’années de parenthèse, l’histoire est de retour ! Elle est marquée par une inversion de tendance majeure dans les relations internationales avec des États-puissances cherchant à remodeler les équilibres géopolitiques et une remise en cause de la liberté d’action des armées occidentales. Ce constat correspond à l’entrée dans un nouveau paradigme de la guerre : celui du conflit 6.0 qui se déroulera simultanément dans tous les milieux ; terre, air, mer, cyber, information et espace, sur tout le spectre des effets, avec des technologies de rupture. Les armées françaises doivent entrer dans le modèle 6.0 en s’appuyant sur des concepts à réinventer : stratégie du faible au fort, prépositionnement, furtivité, létalité à distance, masse, deception, commandement renouvelé…
Retour de la compétition stratégique militaire et suprématie de la défensive sur l’offensive : conséquences pour les armées françaises
La mainmise russe sur la Crimée, la définition chinoise de la mer de Chine comme une mer intérieure ou les velléités turques de remettre en cause les frontières issues du Traité de Lausanne sont autant d’illustrations de la recomposition d’un univers géostratégique de nouveau disputé tandis que, parallèlement, les États-Unis semblent de nouveau tentés par l’unilatéralisme.
De fait, un cycle d’une trentaine d’années semble s’achever, caractérisé pour les armées occidentales par une forte volonté politique de projection de puissance et par une certaine facilité à le mettre en œuvre. Des États-puissance apparaissent et entrent en compétition stratégique, des technologies permettent de contrer l’avantage comparatif de l’offensive au profit de la défensive (1), et la dissémination voire la prolifération de technologies nivelantes compense l’asymétrie entre certains adversaires. La pensée stratégique occidentale se trouve bloquée à la fois par la dialectique de la volonté adverse et par les capacités mises en œuvre à cette fin. Les armées occidentales, et singulièrement les armées françaises, sont donc confrontées à une question majeure qui dépasse celle de l’adéquation du modèle expéditionnaire ; sont-elles construites et organisées pour répondre aux conflits 6.0 (2) de demain et ainsi donner au politique la liberté d’action suffisante pour peser dans les équilibres géostratégiques en recomposition ?
Une fois caractérisées les conditions de cette inversion de tendance à la fois géostratégique et technologique, il s’agira de s’interroger sur la nature des conflits futurs et la part que pourront y prendre les armées françaises, puis d’en déduire les modalités d’adaptation impératives pour reprendre l’initiative et recouvrer la liberté d’action.
Une inversion de tendance fondamentale : l’environnement géostratégique de nouveau contesté
Le retour d’États-puissance
Contestant l’ordre international fondé sur la suprématie occidentale, la Chine et la Russie, principalement, veulent modifier les équilibres hérités de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Si la première s’inscrit dans une stratégie de puissance à l’échelle mondiale, la seconde vise avant tout à reprendre une place dans le dialogue des puissances, dont l’Occident l’avait fait sortir un peu rapidement à la chute de l’URSS. Si le retour de la dialectique des volontés est en soi une bonne chose dans les relations internationales, il n’en reste pas moins que cette opposition, qui se manifeste en Arctique, en mer Noire, en Méditerranée orientale, par les routes de la soie ou en mer de Chine, traduit une vision politique forte de recomposition des équilibres géostratégiques et notamment de contestation des espaces communs, souvent au prix de remises en cause d’accords internationaux ou de traités portant par exemple sur le droit de la mer ou le tracé des frontières.
Cette volonté de puissance, sans atteindre directement les intérêts français, peut néanmoins constituer une entrave aux règles du droit international, à la liberté de circulation et au respect de l’intégrité de pays tiers. Elle constitue donc une menace à l’ordre issu des deux conflits mondiaux, ordre qui apparaît de moins en moins immuable, et un facteur fort de déstabilisation.
De nouvelles technologies pour de nouvelles stratégies
Ces stratégies de puissance sont servies par l’irruption de technologies déjà matures inversant l’avantage comparatif de l’offensive sur la défensive et ouvrant la voie à un nouveau type de conflictualité.
Il faut convenir d’abord que l’arme nucléaire a, dans le cadre de la guerre froide, contraint les stratégies offensives et limité les conflits en les cantonnant souvent à des guerres par procuration à travers des pays tiers, dans une dialectique où la menace nucléaire était systématiquement sous-jacente. Or, depuis 1991 et jusqu’au conflit syrien, cette dialectique a pour ainsi dire disparu en l’absence de volontés russe ou chinoise de s’opposer aux actions des Américains et des armées occidentales. Nous avons assisté à une sorte de mise entre parenthèses de la dialectique nucléaire même si les arsenaux et postures étaient maintenus, voire renforcés pour le cas chinois.
Aujourd’hui, force est de constater le retour des armes de destruction massive (ADM) non seulement dissuasives mais aussi d’emploi. Plusieurs phénomènes y contribuent. Le retour de la dialectique de dissuasion nucléaire russe face aux pays membres de l’Otan est particulièrement visible, d’autant qu’elle s’accompagne, en contradiction avec le Traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI), du développement de missiles balistiques de portée tactique à opérative, et qui plus est, de nature duale, conventionnelle et nucléaire. Le risque, renforcé par le retrait unilatéral américain de ce même traité, est d’abaisser le seuil potentiel d’emploi de ces vecteurs nucléaires. Dans le même temps, le retour dans le champ des possibles de l’emploi des ADM, avec un usage confirmé et répété d’armes chimiques en Syrie, montre là encore un abaissement avéré du seuil d’emploi et leur caractère proliférant. Les ADM constitueront donc une menace potentielle prégnante, d’autant qu’elles sont à considérer dans une continuité d’emploi avec les armes conventionnelles.
Aux premières loges pour observer les guerres expéditionnaires occidentales de ces trente dernières années, les compétiteurs d’aujourd’hui ont eu le temps de constituer des capacités défensives dites de déni d’accès et déni de zone (A2/AD), véritable défi pour les stratégies, modes d’action et capacités offensives des armées occidentales. La létalité, la précision et la portée de ces armements portés par des missiles balistiques et demain par l’hypersonique, couplés à des moyens de détection et d’acquisition performants, remettent en cause la liberté d’action occidentale, parfois même sur leurs propres territoires à l’image du rayon d’action des capacités A2/AD installées aux frontières Nord-Ouest de la Russie (3).
Car ces capacités défensives servent surtout, paradoxalement, des stratégies d’expansion. Prépositionnées dès le temps de paix, mais mises en veille pour l’instant, elles s’intègrent dans des stratégies plus complexes de fait accompli qui mobilisent des capacités dans les six milieux de la conflictualité (4) au sein desquels le cyber et l’Espace prennent une place de plus en plus importante, notamment par des agressions de toute nature qui peuvent rester en dessous du seuil militaire. Ces stratégies, déjà éprouvées historiquement mais renouvelées dans leurs capacités, s’apparentent à la manœuvre de l’artichaut (5) pour ce qui concerne la Russie en Crimée et à une combinaison de la manœuvre de l’artichaut avec celle de la lassitude pour les activités de poldérisation et de militarisation de la mer de Chine par les chinois. La sanctuarisation agressive de zones contestées et la capacité de dénier l’accès de zones stratégiques en cas de crise ouverte posent aux Occidentaux un dilemme fort de mobilité stratégique et de capacité de pénétrer et d’agir (6). En un mot, les États-puissance consolident dès à présent leurs objectifs tout en étant déjà en mesure de limiter la liberté d’action de leurs adversaires potentiels.
La prolifération de technologies nivelantes
Cette contestation ne concerne pas que quelques États puissance. En effet, la dissémination et la prolifération de certaines technologies donnent à des adversaires, étatiques ou non, des capacités qui contraindront de plus en plus fortement tout engagement de vive force sur un pays tiers.
Cette montée en gamme capacitaire d’acteurs régionaux de natures très diverses s’effectue par transfert de technologies (savoir-faire dans les domaines NRBC (7)), par acquisition sur étagères, à l’exemple de la vente de S-300 et S-400 russes à des pays tiers, par accès aux technologies duales (outils de géopositionnement, dronisation, robotique…) et plus globalement par l’abaissement très rapide de la barrière d’entrée, financière et technologique, aux nouvelles technologies de traitement de l’information et du numérique (8). Elle retire aux armées occidentales la supériorité qui étaient la leur et est en mesure de contraindre leur engagement dans les airs, au sol ou à la mer, et de leur dénier l’exclusivité de certains espaces (air, espace, cyber).
Certes, la possession d’armements technologiquement avancés n’est rien sans la capacité avérée de pouvoir l’utiliser à plein rendement. Ainsi, la disposition de l’ensemble d’un système d’armes avec les munitions correspondantes, en état, servi par du personnel formé et régulièrement entraîné, relève aujourd’hui de la gageure pour la majeure partie de ces acteurs. Il n’en reste pas moins que cet état de fait remet potentiellement en cause le modèle d’engagement en opérations extérieures des armées occidentales qui prenaient la supériorité aérienne pour acquise, les capacités d’agression adverses dans l’ensemble des champs, y compris Espace et cyber, pour limitées, voire absentes, et la menace NRBC pour très faible.
Ainsi, la liberté d’action dont les armées occidentales, notamment françaises, ont profité au cours des trente dernières années est sérieusement remise en cause et le modèle d’intervention expéditionnaire est remis en question. Mais, plus globalement, c’est la capacité à contrer les stratégies de sanctuarisation agressive des États-puissance qui semble faire défaut.
Comprendre la conflictualité 6.0 en devenir
Cette remise en cause de la liberté d’action des armées françaises impose de mieux comprendre la guerre de demain. D’abord pour chercher à la caractériser, ensuite pour s’interroger en termes capacitaires sur la pertinence, sur le temps long, d’une suprématie de la défensive sur l’offensive, enfin pour concevoir la place et le rôle que, demain, les armées françaises pourraient avoir pour peser dans la dialectique des volontés.
Les guerres de demain ; le conflit 6.0
L’évolution des conflits lors des trente dernières années a été propice à l’apparition, parfois la réapparition (9), de termes visant à expliciter la nature des guerres et des crises dans lesquelles intervenaient les armées occidentales. Ce sont, parmi d’autres, les notions de symétrie entre adversaires, de guerre à distance (par opposition à guerre au contact), de guerre limitée, d’opérations extérieures et d’opérations intérieures… Il semble aujourd’hui intéressant de constater les limites de ces typologies qui restent intéressantes mais sont sans doute insuffisantes pour rendre compte de la nature des conflits à venir. Ainsi, la notion de symétrie entre adversaires ne traduit pas facilement la complexité des engagements dans lesquels un adversaire peut souffrir d’une position asymétrique mais détenir sur certains segments une symétrie technologique et capacitaire, voire une dissymétrie locale à l’exemple de Daech employant en combat urbain des mini-drones armés contre les forces spéciales occidentales non encore dotées.
En fait, le paradigme de la guerre est entré dans une nouvelle ère, non achevée à ce jour (10), où la confrontation non seulement pourra mais se déroulera dans tous les milieux : terre, air, mer, espace, cyber et information. Ce phénomène sera renforcé par l’emploi généralisé des technologies digitales, d’Intelligence artificielle (IA) et de traitement des données de masse dans toutes les applications, qu’elles soient militaires ou d’usage dual. D’où cette dénomination proposée de guerre 6.0, en référence à ces six milieux et à l’arrivée de nouveaux équipements conçus autour des nouvelles technologies.
Cette guerre sera d’autant plus complexe qu’elle aura lieu simultanément dans l’ensemble des milieux, avec cependant un nouvel équilibre qui devrait reposer sur un recours systématique aux opérations cyber et dans l’Espace, et ce pour deux raisons majeures. D’abord parce que les actions offensives dans ces milieux sont difficiles à détecter, très difficilement attribuables et potentiellement très efficaces. Elles peuvent donc viser des effets ambitieux sans craindre d’atteindre le seuil critique des représailles, voire celui d’une riposte armée. Ensuite, parce que les actions dans le cyber-espace et dans l’Espace peuvent se révéler particulièrement incapacitantes pour les opérations dans les autres milieux, notamment par le déni d’usage (11). Ces deux milieux sont donc à forte valeur ajoutée et il est probable que la barrière d’entrée aux actions offensives dans l’Espace s’abaissera d’ici 15 ans, à l’instar des actions déjà possibles dans le cyber.
Au-delà de cette caractérisation initiale par des actions dans tous les milieux, le conflit 6.0 se définit aussi comme total au sens où toutes les activités, notamment économiques et humaines, d’un pays sont concernées, à l’insu d’ailleurs de la plupart des citoyens. Ainsi, par exemple, la conjonction d’effets dans les milieux de l’information et du cyber permet d’altérer les perceptions et de créer de véritables biais cognitifs dans les populations ciblées. Les modes d’action russe en Ukraine et de Daech en Syrie montrent que des moyens, même comptés, mis au service de stratégies information (désinformation) inédites peuvent se révéler particulièrement efficaces. Il y a là un risque majeur de faire basculer une opinion, de la désarmer moralement, voire de permettre l’atteinte d’objectifs stratégiques sans même avoir à recourir à un conflit armé (12).
Il se définit aussi par sa porosité. Porosité dans le continuum paix-crise-guerre car les guerres ne se déclarent plus et, comme dit précédemment, les actions offensives dans certains milieux sont possibles dès le temps de paix tout en restant « en dessous du seuil » et créant pourtant des effets assimilables à ceux du temps de guerre. Porosité géographique ensuite qui met à mal les notions d’opérations extérieures et d’opérations intérieures, car le flux informationnel est globalisé et instantané, la menace omnidirectionnelle en un quelconque endroit de la Planète, du terroriste au missile balistique, le combattant cyber mais aussi le pilote à distance d’un vecteur dronisé peuvent agir depuis le territoire national comme depuis un autre continent. Il n’existe pas d’opération qui ne soit qu’extérieure ou intérieure, elles entraînent des réactions dans tous les milieux, donc des signatures qui les caractérisent bien au-delà des frontières physiques d’une zone des opérations.
Il semble alors possible de décrire les points saillants du conflit 6.0 en s’inspirant notamment de la « doctrine » Gerasimov russe (13), de la vision stratégique défensive chinoise (14) ou même de la National Security Strategy américaine. En effet, toutes ces puissances, dans le cadre d’objectifs nationaux, affirment des stratégies défensives tout en développant des capacités tactiques et opératives offensives dans tous les milieux.
Le conflit 6.0 ne s’écarte pas de l’analyse classique des conflits en incarnant, avec les possibilités technologiques qui sont les siennes, la dialectique des volontés :
- Dès le temps de paix, connaître (15), influencer et manipuler les esprits adverses en vue de légitimer les buts stratégiques à venir (milieux : Information, cyber).
- Dissuader par une palette élargie d’effets dans tous les milieux, non cinétiques et cinétiques, contre les militaires et contre les civils, à effet discriminant ou à effet de masse. Le cyber, les armes offensives dans l’espace et les armes de destruction massives constituent l’essentiel de cette palette (cyber, terre, air, mer, espace).
- Désorganiser et porter la discorde chez l’adversaire en diminuant les capacités de ses infrastructures critiques et vitales, en fragilisant la cohésion nationale (16), sans jamais atteindre le seuil du conflit ouvert (information, cyber).
- Dénier l’accès à une zone. Cette notion s’étend sur l’ensemble de l’éventail des milieux et pas simplement à un espace physique « terre-air-mer » (terre, air, mer, Espace, cyber, information). Elle contraint la liberté de l’adversaire et permet de développer sa propre manœuvre dans un espace-temps multidimensionnel.
- Conquérir, si possible sans combattre, et conserver ses gains territoriaux, quelle que soit leur nature physique, matérielle ou immatérielle. Cette manœuvre repose d’abord sur l’imprévisibilité, c’est-à-dire la deception qui sera d’autant plus critique dans un monde digitalisé prédictible. Elle repose ensuite sur le secret entourant les buts poursuivis, l’adversaire devant être maintenu dans le doute (terre, air, mer, Espace, cyber, information).
- De la guerre limitée à la guerre existentielle : par tous les moyens, l’État agresseur cherchera à limiter l’extension du conflit, ayant préparé les esprits de longue date à un fait accompli de nature limitée qui ne concerne qu’un État « périphérique » ou un espace commun non vital à première vue. Pour autant, la nature multidimensionnelle du conflit en fera d’emblée un conflit majeur pour les parties prenantes et, tant les relations interétatiques que l’interpénétration des économies d’un monde globalisé et immédiat ne pourront qu’engendrer son extension (17). Hier comme aujourd’hui et donc demain se reposera la question (18) : pour qui meurt-on ? Le conflit qui pourra alors se développer sera, par ses effets potentiels dans tous les milieux, total et de nature existentielle (terre, air, mer, Espace, cyber, information).
Cette brève description du conflit 6.0 ne donne que quelques clés de caractérisation. Pour en illustrer les potentialités, la stratégie développée par la Russie contre l’Ukraine pour déstabiliser ce pays et s’assurer de la libre disposition de la péninsule de la Crimée mais aussi les technologies et modes d’action employés par les différents protagonistes du conflit syrien (19), dont Daech, peuvent donner quelques pistes sur les conflits à venir, sans pour autant que l’un ou l’autre de ces deux exemples ait atteint le niveau « 6.0 ».
Une suprématie de la défensive qui sera, tôt ou tard, battue en brèche
Si la situation capacitaire actuelle semble inédite, l’histoire des conflits montre qu’il existe invariablement des parades pour contourner le blocage existant et ainsi retrouver la liberté d’action.
Le dilemme capacitaire actuel repose sur la conjonction de trois facteurs. D’abord celui d’une profondeur défensive inégalée, avec notamment une défense sol-air multicouches complète, résiliente et redondante, agile et apte aux actions de déception, qui oblige la chasse adverse, quel que soit l’effecteur, à entrer dans la bulle défensive, par exemple du S-400 russe, avant même d’être à une portée lui permettant de mener des actions de Suppression of Enemy Air Defence (SEAD). Cette capacité s’articule avec des capacités balistiques, proliférantes, qui peuvent désormais délivrer des frappes létales en tout point du globe, avec précision. Le deuxième facteur est celui de la transparence du champ de bataille (20) qui rend « visible » toute action adverse y compris dans sa phase préparatoire à travers l’ensemble des signatures induites. En dehors de quelques espaces pouvant encore se prévaloir d’une forme d’opacité comme le cyber, l’espace exo-atmosphérique (21), sous les mers et sur terre dans des espaces complexes, il semble difficile de ne pas reconsidérer la notion de surprise, particulièrement dans les airs et sur mer. Le dernier facteur est celui de la masse, pas seulement humaine, car, y compris pour les capacités conventionnelles, de nombreux acteurs étatiques se sont dotés ou sont en train de se constituer une composante aérienne, une marine de guerre et/ou une composante char lourd (22) sans commune mesure avec les faibles capacités des armées échantillonnaires occidentales. Potentiellement, l’équation capacitaire actuelle peut conduire ces dernières à une attrition insoutenable.
Pour autant, cette dialectique du glaive et du bouclier étudiée sur le temps historique révèle à la fois l’existence de cycles plus ou moins longs en faveur de l’un ou de l’autre, mais aussi que l’inversion de cycle se produit toujours. Le fait maritime avec la guerre des côtes en est une illustration. Dès la fin du XIXe siècle un arsenal, qui pourrait être qualifié « d’anti-accès », se développe avec des torpilleurs, le mouillage de mines, le développement d’une artillerie côtière puissante, qui rend cette tactique inopérante comme le conflit 1914-1918 avec l’expédition des Dardanelles achèvera de le montrer. Le blocus à distance de l’Allemagne, en mer du Nord, amène l’essor des sous-marins, jusqu’à la guerre à outrance. Et en 1918, le premier raid aérien depuis un porte-avions vers la terre confirmera le retour de la possibilité de l’offensive. Il conviendrait sans doute d’y ajouter la plongée sous-marine comme vecteur offensif furtif développé dans l’entre-deux-guerres. Ainsi, tout comme le blocage défensif qui, sur terre, a été subi puis surmonté pendant le Première Guerre mondiale, le blocage sur mer a lui aussi été dépassé. C’est la combinaison de trois dimensions ; la puissance et la profondeur des feux, la mobilité et le commandement, au sens de son organisation et de sa stratégie, qui ont permis d’inverser le cycle (23).
Parce que la réflexion capacitaire offensive durant ces trente dernières années n’a pas été sérieusement questionnée, elle se trouve momentanément devant une impasse stratégique. Mais les pistes de contournement de la défensive existent :
- La puissance des feux, qui permet la rupture, sera coordonnée et concentrée sur une fenêtre de pénétration. Ce seront des feux de toutes natures, à effets de précision ou surfacique, de toutes portées et dans tous les milieux, terre-air-mer, mais aussi cyber, information et espace.
- Pour retrouver de la mobilité et, in fine, de la liberté d’action, il faut pouvoir établir ou rétablir des stratégies d’accès dans tous les milieux, en y développant des effets particuliers de furtivité, de létalité à distance, de masse et de saturation. La pénétration des vecteurs nucléaires fait partie de cette dimension.
- Le commandement devra évoluer vers une signature « anonyme », adopter un maillage plus adapté ; plus horizontal (24) pour l’adosser au démultiplicateur du traitement de l’information, et plus résilient par la redondance des flux d’information (25). Il devra repenser sa stratégie globale comme ses modes d’action.
Ainsi, la supériorité de la défensive ne constitue pas une fatalité, elle n’est que temporaire et sera contournée. Mais elle exige de chaque Nation de revisiter le rôle de ses armées et la stratégie dont elle veut disposer pour continuer de peser dans les équilibres internationaux.
Les armées françaises pour faire quoi ?
La question n’est pas anodine pour des armées passées, du temps de la guerre froide, à un système de conscription construit schématiquement autour d’une composante de dissuasion nucléaire, d’un corps d’armée défensif et d’une force d’action rapide tournée vers les opérations périphériques, à une armée professionnelle réduite, résolument conçue pour répondre aux contingences expéditionnaires, au loin, sur des théâtres permissifs, mais conservant son atout nucléaire. Pour offrir demain, comme durant les trente dernières années, dans les mains du politique, des leviers d’action crédible et efficace, il ne peut être fait l’économie de vérifier que le modèle d’armée en devenir le permettra toujours.
Face aux États-puissance dans leur diversité, il ne peut y avoir d’angélisme, pas plus que de droit ou de devoir d’ingérence. Accepter d’entrer dans l’ère du conflit 6.0, c’est entrer dans une dialectique de volontés, sans concessions, où tous les coups portent. Structurée par sa géographie métropolitaine européenne, tout autant que par ses départements et collectivités d’outre-mer (26), structurée aussi par ses engagements au sein de l’UE, de l’Otan et ceux bilatéraux, son réseau diplomatique et de coopération, structurée par ses obligations de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, la France ne peut nier ni sa vision stratégique mondiale, ni les engagements qu’elle a pris. Et elle ne se reconnaît absolument pas dans la remise en cause et la volonté de déconstruction de l’ordre mondial par les États-puissance. Elle voudra donc sans aucun doute chercher à peser, à sa mesure, contre les stratégies de puissance et dans les équilibres en devenir.
Le rôle que doivent prendre les armées françaises dans ce nouveau contexte pourrait donc être le suivant :
– Veille-anticipation-connaissance : organiser, collecter et hiérarchiser dans tous les milieux la collecte des signaux faibles permettant de « définir » l’adversaire et ses intentions.
– Dissuasion : maintenir la crédibilité d’emploi de l’arme nucléaire.
– Prévention : dans tous les milieux, par un prépositionnement adapté, façonner l’environnement pour qu’il appuie les manœuvres offensives potentielles et contraigne la liberté d’action adverse.
– Projection : dans tous les milieux, dans le cadre d’une manœuvre intégrée, en autonome ou dans un cadre plus vaste, produire des effets coordonnés contre l’adversaire : pénétration, entrave, neutralisation, destruction, rétablissement, contrôle. Il faudra aussi concevoir de nouvelles combinaisons, de nouvelles « tactiques » pour l’offensive.
– Protection : attaqué en permanence et dans tous les milieux, détecter et neutraliser les menaces afin de protéger le corps social national et les infrastructures et systèmes liés à la Défense du pays et à son bon fonctionnement. Développer pour chaque milieu des contre-mesures offensives.
Une fois le rôle des armées envisagé, il convient d’en déduire sinon le modèle, du moins les adaptations à consentir pour disposer du modèle d’armée qui permettra de recouvrer la liberté d’action contestée.
Poursuivre l’adaptation du modèle pour recouvrer la liberté d’action
Dans un contexte de stratégies de sanctuarisation agressive de la part d’États possédant un potentiel de défense disproportionné par rapport à celui de la France, il peut paraître présomptueux de vouloir retrouver de la liberté d’action. D’autant plus que les armées françaises sont contraintes tant par le poids de la dissuasion nucléaire que par la volonté de disposer de capacités sur tout le spectre, sans manques majeurs, mais au prix de volumes parfois échantillonnaires. Il s’agit donc, conscient des facteurs limitants propres à la France, de proposer un modèle pertinent dont l’efficacité doit reposer sur la capacité à livrer des effets coordonnés dans tous les milieux sur un espace-temps limité puis de contrôler dans la durée le « territoire » rétabli.
Des facteurs limitants comme données d’entrée du modèle
Un certain nombre de points méritent d’être posés d’emblée :
- Un modèle de ressources humaines contraint. La conscription étant suspendue, il serait illusoire, hors temps de crise extrêmement grave, de prétendre pouvoir recruter plus de soldats professionnels qu’aujourd’hui. L’enjeu est donc de maintenir le vivier actuel, essentiel pour pouvoir agir dans la complexité et au contact des populations, et de poursuivre l’évolution des profils de recrutement en fonction des nouveaux métiers induits par la préparation du conflit 6.0. La masse ne proviendra pas du facteur humain.
- Des ressources financières limitées. Si l’ambition de la France est bien de peser à l’avenir, elle ne pourra pas ne pas consentir un effort significatif et prolongé car le risque de décrochage technologique, pour elle comme pour l’UE, est avéré. Pour autant, dans un cadre forcément contraint, elle devra choisir les quelques technologies critiques à développer en national, celles à développer dans le cadre européen, celles à acheter sur étagère et enfin, celles qu’il lui faut renoncer à détenir.
- Un modèle capacitaire en renouvellement générationnel d’équipements. La Loi de programmation militaire en cours (2019-2025) devrait permettre de combler certaines ruptures capacitaires et de renouveler certaines flottes à bout de souffle. En revanche, cette LPM ne permettra pas, à l’exception notable du cyber et de façon moins marquée pour l’espace, de monter en gamme pour répondre aux enjeux du conflit 6.0. Dans le domaine terrestre, par exemple, la faiblesse en capacités haut du spectre n’est pas encore prise en compte.
- Une nécessité vitale de pouvoir agir en autonome. La contestation d’espaces communs et la dimension ultramarine de la France augmentent le risque que la souveraineté française soit à l’avenir contestée dans ses marges. Elle ne pourra compter que sur ses propres capacités (27) pour entraver l’action adverse et rétablir ses droits. Elle doit donc disposer des capacités de commandement, de projection et de coercition adaptées pour cela. Dans les autres cas d’intervention, il semble probable qu’ils se feront dans le cadre de l’Alliance ou de coalitions ad hoc. Mais cela signifie que la France doit conserver une libre disposition de ses moyens pour pouvoir agir seule le cas échéant.
- Le respect du droit comme fondement. Profondément ancré dans le corps social militaire français, et source de légitimité, le droit fonde l’action militaire. Il importe au demeurant de bien préciser de quel droit on parle. Dans un monde en refondation où tout ce qui incarne l’Occident est contesté, il semble évident que le droit véhiculé par les États-puissance sera très éloigné du référentiel français. Et si par exemple des ONG parvenaient à faire interdire la mise en service de Systèmes armés létaux autonomes (Sala), cela ne s’appliquerait vraisemblablement qu’aux Européens. Il faut préserver l’éthique du soldat et chercher aussi à façonner le droit, européen ou international, sans aucune naïveté, car pendant que les Européens réglementent, le monde développe et teste de nouvelles capacités qui seront matures à l’horizon des 15 à 20 ans. Il est vital de ne pas brider le développement des nouvelles technologies en Europe, notamment les applications de l’Intelligence artificielle (IA) à la robotique dans l’ensemble des milieux.
- Une acceptation limitée de la mort. Depuis l’Afghanistan et depuis les attentats terroristes sur le sol métropolitain, la mort et la guerre sont réapparues dans le champ des possibles. Pour autant, l’acceptation de pertes humaines reste un blocage majeur qui disqualifie d’emblée certaines options militaires impliquant des combats rapprochés (28). Or les effets du conflit 6.0 seront potentiellement très létaux avec des risques plus élevés pour l’humain (29). Des parades devront être trouvées pour pallier cet état de fait.
S’adapter au conflit 6.0
Entrer dans l’ère du conflit 6.0 nécessite sans aucun doute de faire évoluer posture et stratégie. Face à des adversaires décidés et extrêmement offensifs en permanence, la posture nationale doit évoluer pour permettre aux citoyens de mieux percevoir la menace qui, par sa nature très variée, peut affecter tous les domaines d’activité. Elle doit aussi donner à la Défense les moyens permanents de détecter, contrer, et contre-attaquer si besoin, notamment dans les milieux cyber, information et Espace. En termes de stratégie, il est important de réinvestir dans la connaissance de l’adversaire potentiel oriental (30) pour comprendre son raisonnement. Il serait aussi intéressant de changer de perspective et de se placer dans la dialectique du faible au fort. Ce positionnement, outre le fait qu’il est vrai sur le plan arithmétique, mais aussi sur le plan qualitatif avec un différentiel technologique croissant entre les États-Unis, la Chine et les Européens, aurait deux avantages. D’une part, il offre une palette de modes d’action plus ouverte, plus « rusée », donnant la place à l’initiative et l’audace, et aux actions d’opportunité dans des fenêtres brèves. D’autre part, il amènerait désormais à ne plus penser « engagement dans des zones permissives à semi-permissives » mais « engagement le plus exigeant » ce qui aurait notamment des conséquences en termes de choix capacitaires. Ainsi, les drones lents développés pour les opérations extérieures ayant une survivabilité insignifiante dans le cadre du conflit 6.0, des drones véloces leur seraient donc préférés.
Reprenant la description faite du conflit 6.0 (31), il est possible d’y répondre point par point en indiquant des pistes envisageables pour modeler les armées françaises en 6.0 :
• Mesures permanentes. Développer la résilience de la Nation face aux manipulations et aux actions d’influence d’États tiers. Il s’agit d’informer l’opinion publique pour déconstruire le discours adverse, de lui faire prendre conscience des enjeux 6.0, et de la réarmer moralement pour qu’elle soit prête à une confrontation probable. Il s’agit aussi d’identifier les auteurs, de faire cesser les manipulations et de pouvoir porter un contre-discours, ou discours de vérité, pour influencer l’opinion publique de l’adversaire. Cette ligne dépasse les attributions du ministère des Armées, requiert des moyens cyber conséquents et, dans sa partie contre-discours, devra s’appuyer sur un French Soft Power décomplexé.
• Mesures permanentes. Décourager les agressions adverses dans tous les milieux en faisant un effort dans les domaines cyber et Espace. Ceci signifie : être en mesure de détecter l’agression et de la caractériser, être en mesure de la contrer par des mesures de protection et être en mesure d’y répondre offensivement de façon graduée. La large palette possible d’effets de découragement permet de maintenir le seuil d’emploi de la dissuasion nucléaire à un niveau crédible même s’il reste par définition flou.
• Anticiper les préalables du conflit 6.0. En préalable à un « coup de force », l’adversaire cherchera à dénier à sa cible et à ses alliés l’emploi de leurs moyens spatiaux de transmissions, de renseignement, de géopositionnement… par leurrage, brouillage, aveuglement, neutralisation ou destruction, tout en préservant l’emploi des siens. La résilience des moyens spatiaux de défense constitue un axe majeur de développement quelles que soient les solutions apportées (redondance des vecteurs en constellation, systèmes d’autoprotection…). Pouvoir préserver en temps de crise sa capacité à renseigner dans plusieurs spectres, permettra d’être pertinent sur l’analyse de la menace réelle. Un second axe consiste à se doter d’une capacité offensive de brouillage, d’aveuglement, voire de neutralisation (applications du laser) des moyens satellitaires adverses. L’adversaire cherchera aussi à désorganiser et à porter la discorde chez le pays cible, voire chez ses alliés. D’où la criticité des mesures préventives mentionnées dans les deux paragraphes précédents pour préserver la cohésion nationale et la solidarité alliée, et augmenter la protection et la résilience des infrastructures critiques et vitales tout en étant en mesure de riposter proportionnellement. À ce stade du conflit, il faudra mesurer la pertinence de désorganiser le pays agresseur et d’y porter la discorde.
• Contrer les stratégies de déni : se créer une fenêtre de pénétration multimilieu. La première notion essentielle dans ce cadre est celle du prépositionnement. Reprenant l’une des facettes bien connues de cette notion qui est celle des forces prépositionnées, il est facile de saisir l’intérêt stratégique que de telles forces, localisées en des points clés du Globe, peuvent représenter : acclimatées, connaissant le milieu, intégrées, aptes à agir d’emblée tout comme à recevoir des renforts ou à servir de base d’appui (32)… Cette notion est clé pour le conflit 6.0, sous réserve de l’étendre à l’ensemble des milieux. Là où demain l’adversaire ne pourra que passer par cette zone, employer tel « nœud » du cyberespace, se positionner sur telle orbite, un « élément français » doit déjà être installé pour appuyer le cas échéant la création d’une fenêtre de pénétration. Dans certains milieux comme le cyber, ce prépositionnement devra rester « anonyme ». Dans d’autres, au contraire, elle sera fermement revendiquée. Le prépositionnement présente en outre potentiellement l’avantage d’impliquer un ou des alliés (33) avec lesquels il est possible de mieux façonner l’environnement en vue de contrer l’action potentielle adverse ou de préparer une action en « fenêtre de pénétration ». Quant à cette fenêtre, elle doit se concevoir comme intégrée dans un espace-temps par nature court et coordonnée dans tous les milieux. Les effets seront au nombre de quatre : celui de la furtivité (d’un vecteur balistique, d’une insertion par moyens spéciaux, d’une attaque virale indétectable sur des systèmes adverses…) ; celui du feu, redondant et provenant de tous les milieux dont terre-air-mer et sous les mers. La caractéristique de ces feux sera leur allonge, de nature stratégique à opérative, leur capacité à percer. Cela valide le développement du missile de croisière navale, le développement futur du missile hypersonique, le besoin d’une artillerie sol-sol longue distance et y compris, même si la portée est tactique, les réflexions sur les voilures tournantes pour les doter de capacités de tir au-delà de l’horizon (8 000 m). Le troisième effet nécessaire sera celui de la masse, non pas tant ici pour créer le nombre que pour créer la saturation des systèmes A2/AD. Cette masse requiert l’emploi d’essaims de drones ou de solutions mixtes de vecteurs non pilotés interagissant avec des vecteurs pilotés. Le quatrième et dernier effet sera celui de la deception (34) car il faudra pouvoir leurrer les systèmes de défense adverses. Les essaims facilitent cet effet, tout comme les recherches sur la modification des signatures des vecteurs dans tous les milieux et les actions spécifiques dans le spectre électromagnétique et le cyber.
• Contrer les stratégies de fait accompli. Idéalement, une action préalable de mesure de sauvegarde permettrait de projeter très rapidement un volume cohérent et significatif de forces multimilieu, appuyé en cela par les prépositionnements déjà mentionnés. Dans le cas contraire, il s’agirait de prendre pied de vive force sur le « territoire » contesté et d’y créer un rapport de force suffisant pour casser la logique du fait accompli. La crédibilité de cette force multimilieu intégrée repose sur sa capacité à être projetée au loin rapidement et à être placée d’emblée sous une bulle de protection multicouche et multispectre contre la menace aérienne, balistique, électromagnétique ou cyber. Dans ce cadre, il semblerait logique d’y intégrer une composante de défense antimissile balistique (35). Dans cette bulle agiraient des composantes robustes et agiles. La forte attrition potentielle serait appréhendée par une masse reposant sur une dronisation et une robotique de combat très développée interagissant avec des plateformes habitées. La notion de masse engendrera nécessairement la nécessité d’envisager des compromis de protection, donc de coûts, des vecteurs différents, entre ceux habités ou non mais à forte valeur ajoutée, et ceux, drones ou robots « consommables ». La survivabilité sera aussi améliorée par la modification des signatures. Dans le milieu terrestre, la phase initiale requerra une composante blindée interarmes haut du spectre bénéficiant de l’infovalorisation Scorpion, avant, en phase de contrôle du milieu, de déployer sa composante médiane. Dans les trois milieux terre-air-mer, l’extension du combat infovalorisé aux futures plateformes de combat (36) permettra de nouvelles combinaisons tactiques (37) alliant agilité et rapidité, dispersion et concentration. La capacité de commander de façon coordonnée les actions dans tous les milieux sera un défi majeur pour les structures de commandement (38). Enfin, la soutenabilité d’un tel déploiement requiert des solutions nouvelles pour tous les aspects logistiques.
Cette esquisse capacitaire est sans aucun doute incomplète. Elle cherche néanmoins à montrer la synergie indispensable qui doit être développée entre les différents milieux et propose de réfléchir à ce que pourrait être la force expéditionnaire multimilieu et multispectre, dont les effets potentiels participeraient directement à la dialectique des volontés pour faire échec aux stratégies de « fait accompli ».
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Alors que le vent de l’histoire souffle plus que jamais, conscientes peut-être plus que d’autres de l’impérieuse nécessité de penser et de préparer les conflits de demain, les armées françaises possèdent des atouts indéniables pour entrer dans l’ère du conflit 6.0. Cette mutation importante ne pourra cependant s’envisager sans une pleine prise de conscience par la Nation des enjeux et des efforts technologiques et financiers à réaliser de façon impérative. C’est à ce prix, tout comme à la réussite de la mutation interne des armées pour s’approprier et dominer les opérations multimilieu et multispectre, qu’elles seront en mesure de donner au politique des options solides afin de dissuader et, le cas échéant, d’être engagées efficacement dans le cadre de ce grand jeu géostratégique qui ne fait que s’esquisser.
Éléments de bibliographie
Allison Graham, Vers la guerre : l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucycide ?, Odile Jacob, 2019, 416 pages.
Beaufre André, Introduction à la stratégie, Hachette Littérature, 1998 (1963), 192 pages.
Richoufftz (de) Emmanuel, Pour qui meurt-on ?, ADDIM, 1999, 172 pages.
Goya Michel, Les vainqueurs, comment la France a gagné la grande guerre, Tallandier 2018, 347 pages.
McChrystal Stanley, Team of Teams: New Rules of Engagement for a Complex World, Portfolio Penguin, 2015, 304 pages.
Mallard Stéphane, Disruption, Dunod, 2018, 256 pages.
Marshall Tim, Prisoners of geography, Elliott and Thompson, 2015, 256 pages.
Peter Mathieu et Terrier Julien, Les opérations guerrières en essaim, combattre autrement, Economica, 2019, 159 pages.
Sun Tzu, L’art de la guerre, Vents d’ouest, 2000, 278 pages.
Entretiens
M. Étienne de Durand, Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS).
Colonel Guillaume Garnier, DGRIS.
M. Michel Goya, colonel (er), enseignant, chercheur et écrivain militaire.
(1) Qui sera compris dans ce document comme la dialectique entre le glaive (tout ce qui donne un avantage à l’action offensive) et le bouclier (tout ce qui permet de s’en prémunir et de poursuivre à l’abri ses propres buts)
(2) Cette notion sera explicitée plus loin.
(3) Les capacités installées dans l’exclave de Kaliningrad dépassent largement une éventuelle posture défensive et s’apparentent à une projection de menace anti accès et déni de zone.
(4) Les 6 milieux : terre, air, mer, espace, cyber et information.
(5) Cf. général André Beaufre, dans Introduction à la stratégie (chapitre IV « Stratégie indirecte »), pour ces deux notions de manœuvre de l’artichaut et manœuvre par lassitude. Hachette littérature-Éditions Pluriel, 1998, 192 pages.
(6) Intervention au CHEM de Étienne de Durand sur les postures A2/AD et entretien postérieur avec l’intéressé.
(7) NRBC : Nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique.
(8) À cet égard, Stéphane Mallard dans Disruption (Éditions Dunod, 2018, 256 pages), parle des nouvelles technologies liées au numérique, à l’IA (Deep Learning et Reinforcement Learning), comme autant de « commodités », en voie de diffusion très rapide et dont le coût tend vers la valeur nulle. Ce sont donc des technologies qui dès à présent sont utilisables par de multiples acteurs sans avoir besoin de structures nécessairement développées pour leur mise en œuvre.
(9) Dans le cadre de la lutte contre-insurrectionnelle.
(10) L’un des axes majeurs d’évolution est la militarisation de l’Espace avec des capacités spatiales de défense et d’agression. L’annonce faite le 27 mars 2019 par l’Inde de la destruction par missile d’un satellite en orbite basse fait partie de cette nouvelle dimension. Dans ce cas avec une capacité sol-Espace, et pour les Nations les plus en pointe avec des capacités Espace-Espace.
(11) Le premier déni d’usage étant celui du recalage navigation, par déni simple ou par corruption du signal afin d’entraîner un recalage erroné d’un vecteur, d’une munition…
(12) Cf. le chapitre 3 de L’art de la guerre de Sun Tzu ; « vaincre l’ennemi sans combattre est une victoire parfaite » p. 91, aux Éditions Vents d’ouest, 2000.
(13) Général russe qui a développé la doctrine de la guerre hybride et notamment le recours massif à la guerre de l’information.
(14) Cette vision stratégique est développée dans le Livre blanc de la défense chinois de 2015 qui insiste sur la notion de défense active fondée sur la contre-attaque et l’assaut.
(15) Un oligopole comme les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) américains qui « connaissent » chaque individu de mieux en mieux, ou le contrôle effectué via le digital sur les citoyens chinois, devraient interroger sur la capacité demain d’un pays tiers à rester « secret ».
(16) Instrumentalisation de communautés, exploitation d’évènements, encouragement de phénomènes (par exemple, chantage ou mise à exécution de « l’arme du migrant » pour déstabiliser une île, un État).
(17) Lire à cet égard Allison Graham, Vers la guerre : l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucycide ?, Odile Jacob, 2019, 416 pages. S’il estime que la guerre resté évitable, elle peut néanmoins éclater pour des motifs futiles.
(18) Cette question fait d’abord référence à la situation de l’entre-deux-guerres où l’Allemagne nazie réalisait des annexions territoriales successives (manœuvre de l’artichaut) donnant l’impression à chaque fois de s’arrêter alors qu’il ne s’agissait que d’un objectif partiel. Elle fait ensuite très précisément référence au livre éponyme du colonel Emmanuel de Richoufftz (Pour qui meurt-on ?, Éditions ADDIM, 1999, 172 pages) qui s’interrogeait sur le sens à donner aux conflits connus dans les trente dernières années, après la chute de l’URSS.
(19) Baverez Nicolas, « Leçons de Syrie », Le Point, n°2 394 du 19 juillet 2018
(20) Cf. Déclinaison capacitaire d’Action terrestre future, document DR de l’EMAT/BPLANS, février 2019.
(21) Par exemple la face non visible de la Lune.
(22) La consultation du Jane’s permet ainsi de constater que si la Marine et l’Armée de l’air françaises, par l’éventail de capacités détenues, figurent encore parmi les 5 premières au monde, l’Armée de terre, en revanche, avec ses quelques 200 chars Leclerc est classé dans les soixantième.
(23) Goya Michel Les vainqueurs : comment la France a gagné la Grande Guerre, Éditions Tallandier, 2018, 347 pages, et entretien avec l’auteur.
(24) Le général Stanley McChrystal dans Team of Teams: New Rules of Engagement for a Complex World (Portfolio Penguin, 2015, 304 pages) a une approche similaire pour répondre à la complexité de nébuleuses terroristes, elles-mêmes extrêmement résilientes grâce à un maillage horizontal et une très grande circulation de l’information.
(25) C’est à la fois la redondance des moyens satellitaires (constellations) et la redondance permise par exemple par l’infovalorisation du champ de bataille du programme Scorpion.
(26) Cf. Prisoners of Geography: Ten Maps That Tell You Everything You Need to Know About Global Politics (2e édition) de Tim Marshall, Editions Elliott and Thompson, 2016, 320 pages.
(27) L’exemple britannique des îles Malouines et plus récemment des îles Perejil pour l’Espagne, illustrent cette absence de solidarité internationale lorsqu’il s’agit de rétablir la souveraineté sur des « confettis d’Empire ».
(28) Cf. déclarations du général James Mattis sur ce blocage dû aux pertes humaines et sur sa conviction qu’il fallait développer de nouvelles capacités tout autant qu’insuffler l’audace aux chefs pour reprendre l’initiative et reconquérir la suprématie au sol.
(29) Plus que jamais, l’aguerrissement du soldat, du marin et de l’aviateur est fondamental.
(30) Comme au temps de la guerre froide, apprendre une langue, russe, chinoise (…) et lire les auteurs de ces pays, c’est déjà entrer dans leur mode de raisonnement.
(31) Voir le paragraphe « Les guerres de demain : le conflit 6.0 ».
(32) À cette aune, il serait intéressant de reconsidérer le dispositif des forces de souveraineté et de présence. Ainsi, la montée en puissance de la zone Indo-Pacifique pourrait amener à renforcer certains prépositionnements comme celui de la Nouvelle-Calédonie.
(33) Cas de forces prépositionnées sur le territoire d’un pays allié, avec lequel il est possible d’anticiper conjointement les modes d’action adverses, quel que soit le milieu considéré, ou cas de pays engagés avec la France sur un programme clé dans un milieu et dans une zone considérée (Arctique, Espace…).
(34) Entretien avec le colonel Guillaume Garnier, auteur d’une étude classifiée sur la déception (DGRIS).
(35) À la différence d’Israël qui dispose de l’Iron Dome pour contrer les menaces balistiques proches et le nucléaire pour dissuader l’Iran, la France assume la dissuasion nucléaire comme protection ultime de ses intérêts vitaux. En revanche, si elle veut pouvoir contrer au loin des stratégies de fait accompli, elle doit disposer de cette bulle multicouche et multispectre.
(36) À l’exemple du Système de combat aérien du futur (Scaf) ou du Main Ground Combat System (MGCS).
(37) Cf. Peter Mathieu et Terrier Julien, Les opérations guerrières en essaim, combattre autrement, Économica, 2019.
(38) Voir à cet égard les réflexions américaines sur la complexité de coordonner ce qu’ils nomment le Multi-Domain Battle.