Soumises à de multiples tensions – sécuritaires, sociétales, transformationnelles, politiques, budgétaires – qui vont jusqu’à remettre en question leur essence – faire la guerre – les armées peinent à préserver leur singularité forgée à l’aune d’une histoire riche en combats, mais qui apparaît en décalage avec les réalités des conflits modernes et les exigences de la société qu’elles servent. Notion complexe, la singularité militaire est ici schématisée en un édifice conceptuel pour mieux en cerner les différentes facettes, en mesurer les fragilités, et identifier les pistes à mettre en œuvre pour relever les deux défis principaux auxquels elle est confrontée : la conservation d’un socle de valeurs et de pratiques essentielles pour garantir l’aptitude du militaire français à faire la guerre, et l’acceptation de modifier certains piliers de cet édifice pour mieux l’adapter aux contraintes du XXIe siècle.
Les défis de la préservation d’une singularité militaire
« L’obligation faite aux armées de mettre en œuvre la force de manière délibérée pour protéger la France et de promouvoir ses intérêts fonde la singularité militaire et l’originalité d’une institution à laquelle le destin du pays est lié » (Général Lecointre, « Préambule », Vision stratégique « pour une singularité positive », 2018).
En hissant le pavillon d’une singularité militaire face à une adversité qu’il pressent se durcir, le Chef d’état-major des Armées (Céma) tente d’éveiller la conscience nationale face à l’érosion d’un outil militaire entamée depuis la fin de la guerre froide par de nombreuses transformations internes et des évolutions sociétales parfois orthogonales avec les exigences inhérentes à son emploi.
Cet exercice est délicat car l’Armée française fait toujours bonne figure sur la scène internationale ; son budget à la hausse traduit des choix politiques forts en faveur de l’institution militaire et elle est plébiscitée par son opinion publique. Mais les Français connaissent mal leurs Armées et ses sous-jacents. S’ils apprécient les bénéfices de la professionnalisation par les résultats obtenus en opérations, ils n’ont que peu conscience des difficultés qu’elles rencontrent dans la préservation de cet atout qu’est leur singularité. Comment le pourraient-ils d’ailleurs ? Depuis la suspension du Service national, le lien Armées-Nation s’est distendu. Les militaires, moins nombreux, sont peu présents sur la place publique. Ne portant plus l’uniforme en dehors de leurs enceintes pour une question de sécurité, tenus par un devoir de réserve qui les éloigne des débats publics et opérant essentiellement à distance du territoire national, ils incarnent toujours une Grande Muette mal connue de ses concitoyens.
De plus, les Français n’ont que peu conscience de la brume qui s’est levée sur une paix dans laquelle ils ont (presque) toujours baigné et qu’ils imaginent durable. La menace est en effet beaucoup plus difficile à appréhender depuis la fin de la guerre froide. Elle s’est hybridée pour occuper tout le champ des possibles. Du missile nucléaire au drone lance-grenade de Daech, du 11 septembre 2001 au « home-grown » [endogène] terroriste, de la destruction de satellites à la cyberattaque, de l’espionnage électronique de masse à la manipulation de l’information, le monde devient imprédictible et s’enfonce dans un brouillard de plus en plus dense dont seule « une guerre sans front, sans champ de prédilection et sans frontière » (1) semble émerger.
Face à tant d’incertitudes, le rôle d’ultima ratio – de dernier recours – des Armées est capital. Mais celui-ci a un coût, celui de la préservation d’une singularité militaire française qui a été forgée à l’aune d’une des histoires militaires les plus riches au monde. Ne pas en tenir compte serait accepter le risque inconsidéré pour la Nation de ne pas avoir demain une armée suffisamment résiliente pour affronter toutes les menaces, et notamment celles qui paraissent impensables aujourd’hui.
L’édifice complexe de la singularité militaire française
Directement liée à la pratique de la guerre, la singularité militaire est une notion particulièrement complexe aux multiples dimensions. Elle est tout d’abord le produit de l’interaction de trois facteurs qui caractérisent l’engagement du militaire au combat : son acceptation de prendre des risques au péril de sa vie, sa capacité à maîtriser individuellement et collectivement l’emploi de la force dans un environnement chaotique, et la nature mortelle de l’ennemi. Le produit de ces trois facteurs constitue ensuite le socle sur lequel le militaire se construit. Ce socle caractérise les contours techniques, physiques et moraux de son métier de combattant et définit son statut particulier de citoyen et son rapport à la famille. Le produit de ces trois facteurs constitue aussi le centre de gravité, au sens militaire du terme, de l’institution militaire, à savoir qu’il conditionne son efficacité et sa résilience.
Édifice conceptuel de la singularité militaire
De bas en haut :
En noir : socle des valeurs militaires.
En vert : plan d’évolution du militaire en tant qu’individu.
En bleu : plan représentatif de l’institution militaire.
En rouge : plan des relations politico-militaires.
À la fois produit d’interactions fondamentales, socle et centre de gravité, la singularité militaire peut ainsi être représentée par un édifice pyramidal conceptuel reposant sur un socle, celui des valeurs héritées de la pratique de la guerre, et constitué de trois plans horizontaux, représentant respectivement, selon le schéma ci-dessous : le plan dans lequel évolue le militaire en tant qu’individu et montrant les liens qu’il entretient avec sa famille et sa citoyenneté en rapport avec son métier ; le plan représentatif de l’institution militaire, constitué des interactions qu’ont les Armées avec la société civile et la communauté militaire ; et le plan des relations politico-militaires figurant les rapports que le Céma entretient avec le président de la République, le ministère des Armées et le Parlement.
Le socle de la singularité militaire : la guerre
Destinés à affronter un ennemi violent dans un environnement chaotique, les militaires s’appuient sur un socle de valeurs et de pratiques éprouvées au cours d’une histoire riche en combats pour se forger un ethos de combattants individuels capables de se transcender collectivement pour mieux se confronter aux risques inhérents à leur métier. L’esprit de sacrifice, la fraternité d’armes et l’esprit de corps, ou encore la discipline, le courage et l’honneur, qui constituent l’ossature de ce socle conceptuel, ne représentent, pour une question de lisibilité du schéma, qu’une partie de l’ensemble de ces valeurs et pratiques qui forgent le militaire dès sa formation initiale de combattant.
Dans son ouvrage Corps combattant – La production du soldat (2), Jeanne Teboul décrit ainsi l’aptitude de l’institution militaire à sculpter le corps des jeunes recrues en « corps combattant », pour leur donner la base de ce qui constituera leur capacité à évoluer dans des environnements particulièrement dangereux : force physique et morale, rusticité, connaissance de soi, abnégation, obéissance et goût du risque. En décrivant le processus quotidien de formatage individuel de ces jeunes soldats, elle souligne par ailleurs les mécanismes qui conduisent à la formation d’un corps combattant au sens collectif du terme.
Contraints à la discipline, à la disponibilité, à la solidarité, à la cohésion, au respect, à l’ordre serré – où « chacun, restant à sa place coûte que coûte, s’unit à autrui, le protège et s’emploie à tenir bon pour se mettre entièrement au service d’un agir ensemble, d’une cause partagée » (3) – les individus développent un esprit de corps, symbolisé par le port de l’uniforme, qui les transcende face à la perspective de la mort.
Passé le stade de la phase de formation, ce socle de valeurs fait l’objet d’une consolidation constante, notamment par l’intermédiaire des traditions, ou, comme le décrit avec acuité André Thiéblemont : « Les valeurs sont en permanence énoncées, écrites, chantées, mises en scène, en images, dans les discours, les récits, les symboles, les cérémonies, les statues, stèles et autres objets de commémoration, l’architecture des bâtiments, etc. » (4).
Le militaire : un citoyen particulier
Singulier sur le plan des valeurs et des pratiques qui le forgent, le militaire l’est tout autant par les spécificités de son métier – risquer sa vie – qui conditionnent son statut de citoyen particulier et son rapport à la famille.
Défini par un statut (5) qui détermine ses droits et ses sujétions, le militaire est en effet un citoyen particulier. Tenu à l’esprit de sacrifice, à la loyauté vis-à-vis de l’État et surtout à la neutralité, il ne peut adhérer à un parti politique, ce qui limite sa capacité à exercer un mandat d’élu. Tenu au devoir de réserve, il ne peut ni faire grève ni se syndiquer (6). Tenu par ailleurs à l’obligation de discipline et de disponibilité, il peut se voir imposer son domicile, être rappelé de permissions, être privé de liberté de circulation et faire l’objet d’une exigence de mobilité.
L’ensemble de ces contraintes impacte directement la famille du militaire, qui doit s’adapter en permanence aux aléas de cette vie d’aventurier et en accepter les risques. L’obligation de disponibilité est sans doute la plus perturbante pour l’équilibre familial, malgré toute l’attention que le commandement lui porte. La famille doit pouvoir en effet accepter des absences fréquentes du conjoint militaire, parfois non planifiées, d’une durée pas toujours déterminée à l’avance et allant souvent jusqu’à plusieurs mois. Elle doit aussi accepter des déménagements plus ou moins fréquents, qui sont toujours sources d’une remise en question importante pour tous les membres de la famille chaque fois qu’elle change d’environnement. Le devoir de réserve, lié notamment à la confidentialité des opérations, est un autre aspect qui s’impose à la famille, en particulier en cette époque d’utilisation intensive des réseaux sociaux.
En contrepartie, le militaire bénéficie d’un régime de compensation spécifique constitué par exemple par des âges de départ à la retraite plus précoces, d’une protection juridique dérogatoire du droit commun pour l’exercice de la force, ou encore d’un système indemnitaire spécifique aux charges militaires et d’aide au logement qui prennent en compte sa situation familiale.
La singularité militaire comme centre de gravité de l’institution
Produit des spécificités de la mission qui est confiée aux combattants et socle sur lequel le militaire se construit, la singularité militaire est aussi le centre de gravité de l’institution militaire. Elle affecte en profondeur la manière dont les armées sont organisées, leur aptitude à s’ériger en communauté militaire et le rapport qu’elles entretiennent avec la société civile.
Destinées à être réactives pour affronter en tout lieu et en tout temps toute menace, les armées ont développé une organisation verticale et pyramidale dont le fondement essentiel est le commandement. Reposant sur la discipline, le commandement dépasse le simple cadre du management et de l’obéissance d’un subordonné à son chef pour s’ériger en une relation de confiance mutuelle et d’obéissance par adhésion. En situation extrême, cette relation transcendée garantit que le chef sera suivi par ses hommes au combat, que ses ordres seront exécutés en toute confiance, avec diligence et avec une bonne compréhension de l’esprit de la mission qui est confiée aux subordonnés.
En temps normal, cette relation de confiance se traduit par une bienveillance de la hiérarchie qui veille sur les conditions d’exercice du métier de ses subordonnés et qui porte une attention particulière aux situations individuelles. Cette relation de confiance mutuelle entre le chef et sa troupe s’établit naturellement lorsque le chef dispose des leviers nécessaires pour répondre aux attentes de ses subordonnés et lorsque ceux-ci répondent en contrepartie à l’exigence d’excellence et de disponibilité qui leur incombe sur le plan professionnel.
Pour être efficaces, les Armées doivent aussi être autonomes, gage de ce que le général Lecointre, qualifie d’« aptitude à opérer lorsque tout est désorganisé » (7). Pour répondre à cet impératif, elles se sont structurées en communauté militaire, ce qui leur permet de répondre à leurs besoins spécifiques et de s’affranchir partiellement de leur dépendance fonctionnelle vis-à-vis de la société civile. Elles disposent ainsi de leur propre système de santé, d’action sociale, de représentants religieux, d’écoles et de centres de formations, d’un économat des armées, de facilités de logements, de mess, d’infrastructures sportives voire culturelles, etc.
Par ailleurs, cette communauté militaire intègre pleinement les familles à son fonctionnement pour accroître sa résilience. En mettant par exemple à leur disposition certaines de ses infrastructures, moyens ou compétences au titre de leurs activités socioculturelles, elle favorise l’émergence d’une solidarité qui permet à chacune de pouvoir compter sur d’autres en cas de besoin. Cette cohésion permet au conjoint militaire d’être plus rasséréné quand il est en opérations et à sa famille de mieux absorber les effets de son absence.
La résilience des armées tient aussi en leur capacité à recruter, fidéliser et reconvertir. Fortes d’un impératif de jeunesse impulsé par les exigences du combat et de la disponibilité, elles doivent puiser sans cesse de nouvelles recrues au sein de la société civile et s’assurer de les conserver assez longtemps pour en faire des professionnels accomplis capables de manier des systèmes d’armes complexes. Elles s’attachent ainsi à rester attractives avec la double promesse d’exercer un métier qui a du sens et celle d’une reconversion réussie au bout de 15 à 20 ans de bons et loyaux services. Cette exigence d’attractivité impose l’établissement d’un lien Armées-Nation étroit destiné à mieux faire connaître aux futures recrues les différents métiers exercés par les militaires et aux futurs employeurs des militaires les savoir-faire et savoir être qu’ils ont développés au cours de leurs années de service.
Une relation politico-militaire singulière
Centre de gravité de l’institution, la singularité militaire irrigue aussi les relations politico-militaires et impacte le fonctionnement étatique, politique et économique de notre pays. La subordination directe au président de la République place en effet le Céma au cœur de la politique de défense et de sécurité de la Nation, et lui donne un poids particulier dans la conduite des affaires du pays.
Définissant les principes de répartition des pouvoirs en matière de défense nationale, la Constitution (article 15) positionne le Président comme chef des armées, lui octroyant le soin de présider le Conseil de défense et de sécurité nationale. Cette double prérogative, renforcée par l’article 35 qui lui permet de décider de l’emploi des forces armées à l’étranger sans autorisation préalable du Parlement, lui offre une autonomie d’action et une réactivité sur le plan militaire remarquables dans le concert des démocraties occidentales.
Parallèlement, le rôle de conseiller du gouvernement renforce le poids du Céma dans l’élaboration des décisions politiques liées aux affaires de sécurité et défense du pays. C’est notamment marqué depuis le déclenchement de l’opération Sentinelle, qui lui donne l’occasion une fois par semaine d’être acteur du Conseil de défense et de sécurité nationale. Il est par ailleurs appuyé par un réseau de cabinets militaires positionnés auprès de la présidence de la République, des cabinets du Premier ministre et de la ministre des Armées et qui lui permettent de porter sa voix en permanence auprès des plus hautes instances de l’État.
Ce poids relatif, mais essentiel, de l’institution militaire au sommet du processus décisionnel de l’État est conforté par la responsabilité permanente de la mise en œuvre de la dissuasion nucléaire. Les armées sont ainsi institutionnalisées en gardiennes ultimes des intérêts vitaux de la Nation en temps de paix, en complément de leur rôle constitutionnel traditionnel d’ultima ratio en temps de guerre. Elles jouent également un rôle dans l’élaboration des lois de programmation militaire (LPM). Ces dernières ont largement contribué à favoriser l’émergence d’une Base industrielle et technologique de défense (BITD) autonome et compétitive sur la scène internationale, ainsi qu’à l’aménagement du territoire au travers de son important réseau d’emprises militaires.
Toutefois, ce poids reste dépendant de la place que veut lui accorder l’autorité politique. En effet, malgré une culture française très clausewitzienne de la guerre qui inscrit l’action militaire dans le prolongement de l’action politique, donnant de facto corps au « cedant arma togae » (8) de Cicéron, la relation politico-militaire fait l’objet de tensions de fond qui influent sur la latitude que le plus haut responsable militaire peut avoir auprès du Président ou du ministre en charge des affaires de défense.
Les raisons en sont à la fois nombreuses et complexes. Elles tiennent notamment aux tensions structurelles propres à chacune de ces fonctions. Là où le responsable politique a besoin d’entretenir l’ambiguïté pour conserver de la marge de manœuvre vis-à-vis de son opinion publique ou de ses partenaires internationaux, le militaire a besoin de clarté et de concret pour planifier ses opérations ; là où le premier tire sa légitimité des urnes et a besoin de gains tangibles rapides pour satisfaire à la brièveté des cycles électoraux, le second tire sa légitimité du prix du sang versé et a besoin de continuité et de visibilité pour construire un outil militaire robuste et cohérent ; là où le premier est au cœur de l’expression publique et dépend de sa capacité à communiquer, le second se voit au contraire évincé de la place publique pour agir dans la discrétion que lui impose son métier.
Mais si ces tensions ne sont pas spécifiques de la relation politico-militaire française, elles sont largement exacerbées par un poids du passé qui ne semble pas devoir passer et qui pèse excessivement dans les relations politico-militaires. Le risque politique qu’a représenté l’armée au cours de l’histoire – coup d’État de 1851, boulangisme, affaire Dreyfus, et surtout la tentative de putsch du 22 avril 1961 – reste présent dans la mémoire collective et sous-tend parfois l’appréciation de la loyauté de l’institution militaire.
Un édifice qui se fragilise
Depuis la fin de la guerre froide, cet édifice qu’est la singularité militaire a connu des mutations profondes, dont les tendances semblent s’inscrire dans la durée. Les contours de son socle ont évolué au fur et à mesure que l’ennemi est devenu de moins en moins identifiable, que le consentement au risque de la société occidentale a diminué et que l’exigence d’un emploi chirurgical de la force s’est faite plus forte. L’évolution des modèles familiaux avec notamment la banalisation du travail des conjoints des militaires, autant par nécessité économique que par évolution sociétale, remet en question le principe de disponibilité. La communauté militaire s’efface progressivement face à une politique d’externalisation croissante qui anonymise l’environnement dans lequel le militaire évolue. Et la pratique du commandement se voit remise en question par des pratiques managériales issues du monde de l’entreprise.
Un socle aux contours changeants
Un ennemi qui se « démilitarise »
Construit à partir d’un socle de valeurs et de pratiques – héritées d’une histoire militaire où des armées affrontaient des armées – qui le préparent aux conflits à haute intensité contre un ennemi de taille imposante, le soldat français a en fait combattu un ennemi dont la taille et les modes d’actions ont rapidement évolué en 25 ans jusqu’à perdre parfois leurs caractéristiques militaires.
Les corps d’armées soviétiques ont ainsi été remplacés par des armées plus faibles aux capacités dissymétriques au début des années 1990 (Irak, Serbie), puis à des ennemis asymétriques beaucoup moins identifiables du fait de leur aptitude à se fondre dans la population civile. Le sniper évoluant dans les rues de Sarajevo, le paysan afghan menant des actions de feu ponctuelles sous la pression talibane des années 2000, les groupes rebelles africains menaçant les régimes soutenus par la France ou les groupes terroristes d’obédience al-quaediste ou daechiste des années 2010 sont les principaux marqueurs de l’évolution de la menace.
Cette tendance – une menace difficilement identifiable du fait de la réduction de la taille de ses unités tactiques, de l’absence de port d’uniforme et de l’imbrication au sein de la population civile – se poursuit aujourd’hui avec la menace terroriste qui pèse sur le territoire national. Elle continuera très probablement avec l’émergence du nouveau champ de conflictualité qu’est le cyberespace et l’univers ultra-connecté en cours de développement (celui de la 5G) qui permettent déjà à un individu ou une organisation de commettre des actes de malveillance tout en restant très difficilement détectables.
Par ailleurs, même lorsque l’adversaire reste clairement imposant par la taille de ses armées, la nature non militaire des procédés qu’il utilise empêche au nom du droit international sa qualification en tant qu’ennemi et rend peu pertinente la mise en œuvre d’une réponse militaire à son encontre. La Russie, par exemple, en appliquant le concept de « guerre hybride » théorisé par le général Gerasimov, utilise à la fois les outils de puissance étatiques traditionnels – pressions diplomatiques, économiques, propagande, actions militaires de vive force ou de démonstration de puissance (9) – et des leviers nettement moins conventionnels – milices, crime organisé, hackers, actions d’influence massives pour parvenir à ses fins (10). La Chine, quant à elle, pourrait s’essayer au concept de « guerre hors limites » théorisé par deux de ses stratèges (11).
Un consentement au risque qui a diminué
En prononçant la suspension du Service national, le président Chirac a consacré la transformation d’une force armée chargée de défendre le sol de la Nation en une force expéditionnaire chargée de défendre les intérêts du pays en dehors de ses frontières, marquant une évolution profonde dans le rapport à la prise de risque d’une société française libérée de l’impôt en nature que les armées faisaient peser sur elle par la conscription.
En effet, la notion de prise de risque évolue, alors que les missions qui sont confiées aux militaires à partir des années 1990 s’orientent vers des missions de temps de paix tournées vers la gestion de crise. À l’impératif de défense de la patrie se substitue un interventionnisme basé sur l’assistance humanitaire, la protection des ressortissants français, l’interposition pour prévenir des génocides, ou le rétablissement de la paix. Le plus souvent réalisées sous l’égide de l’Organisation des Nations unies, aux côtés de Nations contributrices aux capacités, aux règles d’engagement et au niveau d’acceptation du risque très disparates, ces opérations modifient le comportement des militaires occidentaux. Il ne s’agit plus d’entretenir l’esprit d’offensive à outrance qui poussait les soldats à sortir de tranchées en s’exposant totalement au feu ennemi ni de mettre l’ennemi à genou en bombardant sa population civile.
Il s’agit au contraire de donner consistance à l’objectif du « zéro mort » ou du « risque zéro » qui caractérise dès lors une société civile rétive au risque sous toutes ses formes, plus encline à la judiciarisation, et qui est allée jusqu’à inscrire le principe de précaution dans sa Constitution. Il s’agit pour le soldat de chercher à mieux se protéger pour ne pas mourir pour une cause parfois éloignée des préoccupations de l’opinion publique française et qui pourrait être source de remise en cause de l’institution militaire sur le plan judiciaire, comme lors de la tragédie des 10 morts d’Uzbin (août 2008) en Afghanistan. Il s’agit aussi d’éviter les dommages collatéraux aux populations civiles à la fois pour des raisons éthiques évidentes et pour ne pas donner à l’ennemi qui s’y cache l’occasion de retourner l’opinion publique internationale en sa faveur.
Cette tendance s’accentue avec la guerre contre le terrorisme en Afghanistan, au Sahel ou en Irak puis en Syrie. S’inspirant des pratiques américaines, le militaire français se protège mieux, adoptant le port systématique de protections balistiques individuelles, adapte ses transports de troupes blindés à la menace des Engins explosifs improvisés (IED) et construit des Bases opérationnelles avancées (FOB) « bunkérisées », mettant ainsi fin à une tradition coloniale de proximité avec les populations. En parallèle, il met au point un ensemble sophistiqué de règles d’ouverture du feu assorti de niveaux de délégations idoines qui permettent à la fois une maîtrise beaucoup plus fine de l’emploi de la force par toute la chaîne de commandement et la limitation des pertes civiles imputables aux actions militaires.
Cette tendance ne faiblit pas avec le recours croissant à l’emploi de drones ou de robots de combat, qui sont la transposition naturelle de la volonté de notre société de minimiser l’exposition de ses soldats au risque, tout en maximisant la précision des effets d’emploi de la force. Le cœur de métier du militaire a ainsi évolué de manière durable, de la conduite d’une confrontation de masses humaines à celle de la réalisation d’actes technologiques individuels et quasi chirurgicaux. Il se dépossède peu à peu de sa parure de guerrier, avec ce que cela représente de noblesse liée au risque consenti, pour le transformer en opérateur de système d’armes agissant à distance, à l’abri du risque physique.
L’exigence de disponibilité à l’épreuve des réalités sociétales
Par ailleurs, le militaire n’échappe pas non plus à d’autres mutations sociétales profondes qui remettent en cause son principe de disponibilité : la généralisation du travail des femmes, la diversification des modèles familiaux et l’aspiration à une vie plus équilibrée des jeunes générations.
Sa famille ne parvient en effet plus à s’adapter à cette obligation de disponibilité. La banalisation du travail des conjoints, devenue indispensable, ne serait-ce que sur le plan financier, lui impose une organisation et une répartition des tâches qui nécessitent sa pleine implication dans la gestion de son foyer, le rendant dès lors beaucoup moins disponible aux dépassements d’horaires ou aux déclenchements intempestifs de mission.
De même, la famille ne parvient plus à s’adapter à sa contrainte de mobilité. Le déplacement du conjoint se heurte à son aspiration à mener sa propre carrière professionnelle. Celui des enfants est rendu plus délicat parce que les établissements scolaires ont acquis une certaine autonomie dans le développement des filières qu’ils proposent. Les prestations de santé nécessaires à l’accompagnement dans la durée de certains membres de la famille peuvent interdire l’option du déménagement. Enfin, les gardes partagées d’enfants constituent une contrainte de plus en plus fréquente dans une société largement marquée par les familles « recomposées ».
Les générations actuelles aspirent de plus à un meilleur équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle. Plus individualistes, elles sont moins enclines à consacrer le temps nécessaire à la préservation de l’esprit de corps qui avait pour vocation de permettre au soldat de s’épanouir au sein d’une communauté militaire à laquelle il consacrait toute sa vie. Il est en cela notable de voir combien l’apparition des tablettes et des smartphones a modifié le comportement des jeunes militaires. Chacun se replie sur son univers propre dès le retour de mission, rendant difficile l’entretien d’une cohésion qui exige la disponibilité de chacun pour la faire vivre.
L’érosion de la communauté militaire
Au fur et à mesure de leur professionnalisation, les armées ont mené une politique de rationalisation de leurs effectifs et de leurs moyens en s’inspirant de modèles organisationnels et de pratiques issues du monde de l’entreprise privée. Cette logique, qui a privilégié le recours à une externalisation croissante, les a conduits à accepter une certaine anonymisation de leur environnement au détriment des codes et des pratiques qui fondent l’existence d’une communauté militaire.
L’évolution du champ lexical en est un des révélateurs. Les « mess » sont ainsi devenus des « restaurants », les « militaires » des « administrés », « clients », « spécialistes », « techniciens » ou « opérateurs » et les « chefs » des « managers », « leaders » ou « administrateurs ». L’application omniprésente des normes a importé sa cohorte de terminologies associées : qualité, navigabilité, certification, etc. Les termes technocratiques – indicateurs, conventions, marchés, cahiers des charges – ont envahi l’environnement du militaire, dénaturant son répertoire originel.
L’environnement physique du militaire s’est lui-même lentement anonymisé. Les mess catégoriels, reflétant les traditions et aspirations de chaque corps, ont ainsi laissé place à des restaurants uniques, comparables à n’importe quel restaurant d’entreprise. Les véhicules militaires ont perdu leurs marques distinctives pour être remplacés par des véhicules de location de gamme civile. Les cartes Total permettant de faire le plein des véhicules dans les stations essence civiles ont remplacé les stations essences militaires. Le recours à de l’hébergement en chambres d’hôtel compense les insuffisances en matière d’hébergement militaire. Des vigiles civils contrôlent désormais l’entrée de nombreux sites militaires. Les entreprises de travaux publics sont omniprésentes sur les sites militaires et se sont substituées aux régies d’infrastructure militaires. Les consultations médicales sont de plus en plus réalisées dans le secteur civil. Les installations sportives ou culturelles sont moins nombreuses, incitant les militaires et leurs familles à pratiquer ces activités en dehors des enceintes militaires. Le « Balargone », cœur de l’activité militaire parisienne, ne porte lui-même pas de marque particulière à l’institution militaire, hormis le port de l’uniforme par une partie des militaires qui y travaillent.
Cette tendance n’a pas échappé non plus au champ des opérations. Des avions de type Antonov assurent le transport stratégique, des Beechcraft transportent des passagers dans le désert sahélien, des camions-citernes et des porte-conteneurs civils ravitaillent différents sites militaires en Afrique, des 4x4 de locations permettent d’assurer les liaisons, des restaurants aux allures de ceux de la société Sodexo mis en œuvre par l’Économat des armées alimentent les soldats.
En somme, la marque militaire a subi un effacement insidieux qui modifie la perception qu’ont les militaires d’eux-mêmes. De plus en plus orientée vers la « civilianisation » de son environnement, de ses processus et de ses moyens d’action, et de moins en moins disponible pour cultiver l’esprit de cohésion qui la soude, la communauté militaire se délite ainsi progressivement. Les armées s’en trouvent ainsi moins résilientes car elles rencontrent plus de difficulté à s’occuper des familles – c’est aujourd’hui la ministre des Armées qui porte le Plan famille – et à fidéliser certains militaires qui ne retrouvent plus « l’esprit de famille » qui les a conduits à s’engager.
La fragilisation du commandement
L’autre impact de la démarche de recherche continue de rationalisation est la fragilisation du commandement, dont l’exercice vertical traditionnel qui se traduisait par l’adage « un chef, une mission, des moyens » s’est vu remplacé par une approche plus horizontale issue des méthodes de management d’entreprise. L’organisation pyramidale traditionnelle intégrant ses soutiens s’est en effet métamorphosée en une organisation en silos où chaque branche dispose de son autonomie hiérarchique. Le commandant d’une formation militaire se retrouve ainsi à exercer une fonction de coordinateur et non plus de chef plénipotentiaire. Son rôle consiste désormais à s’assurer que les différents acteurs sont au rendez-vous des objectifs qui leur sont fixés pour l’exécution d’une mission donnée.
Si un tel mode de fonctionnement a la vertu de permettre à chacune des chaînes de soutien de développer sa propre logique d’efficience – c’est-à-dire optimiser dans la durée l’emploi des ressources dont elle dispose – il a l’inconvénient majeur de porter préjudice à l’efficacité du commandement. Le chef de corps se voit en effet bridé dans sa capacité à conduire sa manœuvre, réactive par nature, par des acteurs plus orientés par la logique de temps long. Ne disposant plus de tous les leviers nécessaires au traitement des problématiques de son niveau, et devant systématiquement renégocier les priorités établies avec les autres services, il n’est plus en mesure de traiter efficacement toutes les problématiques qui lui incombent. Ce qui entame d’autant sa crédibilité vis-à-vis de ses subordonnés, dans la mesure où celle-ci repose sur sa capacité à répondre à leurs attentes.
Par ailleurs, le commandement à la voix qui caractérisait l’époque du Service national et qui reposait sur la confiance mutuelle entre chef et subordonné, s’est transformé progressivement en une « obéissance à la lettre », traduisant une quête de traçabilité imposée à la fois par la modification du paysage socioprofessionnel des armées (12) et par la pression latente de la judiciarisation des activités militaires. Les ordres sont ainsi devenus orientations, directives, plans d’action ou contrats de services et leur exécution soumise à des indicateurs de performance ou à des rapports d’audit.
Cette tendance croissante à l’application stricte des procédures et règlements sans autre valeur ajoutée individuelle qu’un conformisme normatif s’avère peu propice à libérer les énergies. Cela laisse in fine peu de place à la capacité du chef à développer sa propre vision et à en inspirer ses subordonnés et peu de place à ces derniers pour faire preuve d’initiative : deux conditions qui sont pourtant essentielles pour garantir l’émergence d’une transcendance au combat.
Un édifice à consolider
Au vu de ces fragilités, faut-il tenter de préserver à tout prix l’édifice de la singularité militaire dans sa forme actuelle, c’est-à-dire celle héritée des guerres à haute intensité, napoléoniennes d’abord puis mondiales au XXe siècle, et consolidée par le général de Gaulle par le fonctionnement constitutionnel de la Ve République ? Cela a-t-il encore du sens de cultiver ce socle de valeurs que sont l’esprit de sacrifice, le courage, l’honneur, l’esprit de corps et la discipline – qui découlent de l’affrontement physique de cohortes de soldats contre un ennemi de même nature – alors que la tendance qui se dessine est celle d’une guerre technologique, « invisible et permanente » (13) ? Est-il utile de continuer à apprendre à toutes les jeunes recrues à marcher au pas alors que les combats futurs laisseront probablement peu de place à l’humain dans l’espace et le cyberespace et qu’ils se feront à grand renfort de technologies par drones ou robots interposés sur terre, mer ou dans l’air ?
Peut-on par ailleurs espérer continuer à recruter des jeunes Français à la recherche d’un meilleur équilibre socioprofessionnel et en quête de sens sans réétudier les principes de disponibilité et de mobilité, sans chercher à redonner de la vigueur aux principes qui fondent le commandement, ou sans essayer de préserver le cocon qu’est la communauté militaire et qui sert de catalyseur à ses membres pour se transcender ?
C’est dans la réponse à ces deux séries de questions que résident les deux défis majeurs auxquels les armées sont confrontées : préserver un socle de valeurs et de pratiques pour garantir l’aptitude du militaire français à faire la guerre malgré des divergences manifestes avec les aspirations sociétales occidentales, tout en acceptant de modifier certains piliers de cet édifice qu’est la singularité militaire pour mieux l’adapter aux contraintes du XXIe siècle.
Conserver intact le socle de la singularité militaire
Malgré la tendance à des guerres plus sélectives, en dehors de nos frontières, qui s’est dessinée depuis l’effondrement de l’Union soviétique, il serait inconscient d’imaginer que l’Armée française ne se retrouvera plus impliquée dans un conflit de haute intensité, ne serait-ce que par le jeu des alliances. L’imprévisibilité du contexte sécuritaire international soulevée par la dernière Revue stratégique (14) donne à nouveau corps à cette hypothèse. Par ailleurs, le propre des armées est de se préparer à leur rôle d’ultima ratio, c’est-à-dire d’être prêtes en permanence au pire. Ce qui exige une capacité à transcender individuellement et collectivement leurs hommes et leurs femmes ; transcendance qu’elles ne savent obtenir à ce stade qu’à partir du socle actuel éprouvé de valeurs et pratiques.
Il ne s’agit donc pas tant de remettre en cause le socle sur lequel repose actuellement la singularité militaire française que de mieux le faire connaître de la population française et ses dirigeants, pour qu’elle en comprenne mieux les ressorts et en accepte mieux les contraintes. Les jeunes recrues seraient ainsi moins surprises par leurs premiers contacts avec l’institution militaire, les futurs conjoints seraient mieux informés des conditions de vie des familles de militaires, et les décideurs plus à même de mesurer les conséquences de leurs actions. Et, dans la perspective d’une hybridation plus systématique des guerres, il s’agira même d’inculquer ces valeurs fondamentales au plus grand nombre, de manière à ce que la société française devienne plus résiliente face à des attaques cybernétiques et informationnelles « invisibles » qui la touchent déjà au quotidien.
Pour que les valeurs portées par les militaires et que leurs métiers soient mieux connus de l’ensemble des Français, il semble pertinent que le ministère des Armées développe largement les initiatives déjà menées conjointement avec l’Éducation nationale de manière à créer un lien naturel avec l’institution militaire dès leur plus jeune âge. Le Brevet d’initiation à l’aéronautique (BIA), les Classes de défense et de sécurité globale (CDSG), les initiatives des trinômes académiques ou les visites scolaires restent en effet insuffisants au regard des moyens, du temps et des faibles volumes consacrés et s’adressent essentiellement à des élèves déjà intéressés par la « chose » militaire.
Il s’agirait dès lors de saisir l’opportunité de la bonne image qu’ont les armées au sein de l’opinion publique et de l’intérêt croissant que le corps enseignant porte actuellement à la capacité des armées à entretenir les valeurs clés du « vivre ensemble » que sont le respect, la discipline, le sens du collectif, le goût de l’effort, la capacité à donner du sens à l’action et le leadership. Il pourrait ainsi être proposé à l’Éducation nationale d’inscrire un module défense dans la formation de son corps professoral et de son corps encadrant et d’inciter à participer à des cycles de séminaires (conférences, dîners-débats, formations de terrain, ateliers de leadership, temps de cohésion, etc.) organisés au sein d’unités militaires.
Cette première brique pourrait conduire à l’inclusion d’un cursus « défense et sécurité » intégré tout au long de la scolarité et destiné à développer le sens de la vie en collectivité des futurs citoyens et à éveiller leur attention aux problématiques de défense et de sécurité, tout en leur permettant de découvrir les métiers qui y sont liés. Cette démarche pourrait être naturellement prolongée par la contribution des armées au Service national universel (SNU), voire s’y substituer. Elle pourrait être complétée par la mise en position de détachement de militaires au sein de l’Éducation nationale pour enseigner ces cursus de défense à des périodes de leur carrière où la mobilité deviendrait trop contraignante, et par l’augmentation du nombre d’apprentis au sein des unités militaires qui s’y prêtent.
En parallèle, il s’agirait d’encourager toute initiative susceptible de conduire à une meilleure connaissance mutuelle entre les futures élites de la nation et l’institution militaire, prérequis indispensable pour faire tomber les archétypes sources de défiance, et informer les décisions de ceux qui auront à conduire les affaires du pays.
La remise en question actuelle par le président de la République de la formation des énarques pourrait être l’occasion d’y inclure là aussi un module « défense » consistant, complété d’une immersion de quelques semaines au sein des armées sur le modèle de ce que font les Polytechniciens. Cette formation initiale pourrait être consolidée pour ceux qui se destinent à occuper de hautes responsabilités au sein du monde de la sécurité ou de la défense, soit par un cursus adapté au sein de la réserve opérationnelle des Armées, de la Gendarmerie ou de la Police, soit par un parcours professionnel minimal au sein du ministère des Armées ou du ministère de l’Intérieur. Une intégration de hauts fonctionnaires, ayant vocation à progresser au sein du ministère des Armées, au sein du CHEM pourrait aussi être étudiée, sur le modèle britannique et dans une logique d’approche globale de la gestion des crises.
Un nombre non négligeable de hauts potentiels des armées pourrait également suivre un cursus adapté au sein de l’École nationale d’administration (ENA), de manière à ce qu’ils acquièrent le langage juridico-administratif et partagent le tissu relationnel qui constitue la base des échanges entre les différentes administrations de l’État. Un double cursus École de Guerre-ENA pourrait ainsi être envisagé, sur lequel les militaires pourraient ensuite capitaliser en occupant des postes de hauts fonctionnaires au sein des différents appareils de l’État, dans une logique de mobilité largement pratiquée par d’autres corps d’État ou en seconde partie de carrière, et pour y diffuser une culture de défense et de sécurité.
Modifier partiellement la structure de l’édifice
Si préserver le socle de la singularité militaire semble s’imposer au nom du rôle de dernier recours de la Nation qui revient aux armées, il n’en reste pas moins nécessaire de repenser une partie de l’édifice qu’il supporte pour en compenser les fragilités et s’assurer que les armées restent capables d’attirer les jeunes générations et de fidéliser les cadres dont elles ont besoin.
Il convient tout d’abord de repenser la mise en œuvre du principe de disponibilité dans les armées, de manière à mieux le lier aux impératifs opérationnels. Chaque échelon de commandement devra ainsi s’attacher à éviter les débordements d’horaires récurrents de ses subordonnés, s’assurer qu’ils bénéficient de l’ensemble de leurs jours de permissions, étudier l’allégement des services de permanence qui s’adressent à un nombre limité de personnels ou œuvrer à bannir les déclenchements de mission en dehors des heures ouvrables. Une plus grande souplesse sur l’organisation du travail individuel devra être étudiée, incluant le recours au télétravail. Le statut du militaire pourrait être modifié pour accepter le travail en temps partiel, actant ainsi une pratique déjà bien réelle avec le recours devenu systématique aux réservistes opérationnels.
Le principe de mobilité devra aussi être repensé, dans la continuité des efforts déjà mis en œuvre par les armées (15), pour en alléger l’impact sur les familles. L’instauration d’un système de droits sociaux compensatoires plus en phase avec la diversité des modèles familiaux et s’attachant à préserver le niveau global des ressources d’un foyer, la carrière des conjoints ou l’environnement scolaire des enfants mérite d’être étudié. L’accompagnement des conjoints pour retrouver un travail suite à une mutation, évoqué dans le Plan famille, doit ainsi faire l’objet d’un effort prioritaire de la part de l’institution, comme doivent l’être les problématiques de scolarité rendues complexes par le lien à celle du logement qu’impose la carte scolaire. L’allongement des temps de mutation est aussi un levier qu’il conviendrait d’activer.
Il s’agit aussi de redonner des moyens d’action au commandement sur le terrain pour crédibiliser son action. Sans faire preuve de nostalgie excessive, il convient de poursuivre les transformations qui ont été engagées par les armées, directions et services sur le plan organisationnel pour tenter de rééquilibrer le balancier efficacité des directions et services/efficacité du commandement au profit de cette dernière, et qui visent à donner plus d’autonomie aux chefs d’antennes vis-à-vis de leurs chaînes hiérarchiques respectives. Cela permettra de remettre de la cohérence entre les conditions d’exercice du métier de militaire en opérations, où tout converge sous la coupe d’un Commandant de force (Comanfor), et l’activité métropolitaine où l’exercice des responsabilités sur un site est trop diffus. Cela permettra de rétablir la confiance que le militaire peut avoir en sa hiérarchie pour l’aider à exercer son métier dans les meilleures conditions et à mieux prendre en compte ses problématiques personnelles.
Cette recherche de plus d’autonomie des échelons subordonnés – la subsidiarité – doit par ailleurs être recherchée à tous les niveaux, pour sortir de la tendance à l’hypercentralisation qui découle de la conjonction de trois facteurs : un régime présidentiel fort, un temps médiatique devenu très court avec l’avènement des réseaux sociaux, et des moyens technologiques qui permettent de tout superviser et qui incitent au micromanagement. Laisser chaque échelon hiérarchique prendre les décisions de son niveau contribuera à accroître largement le niveau de confiance réciproque qu’il y a entre chef et subordonné, en permettant à chacun de s’exprimer pleinement dans son domaine de responsabilité, en favorisant le travail d’équipe et en améliorant le sentiment de reconnaissance individuelle par la valorisation du travail de chacun.
Enfin, pour limiter l’érosion de la communauté militaire, il convient de s’assurer que ses spécificités seront à la fois connues et acceptées de ses concitoyens tout en ne subissant pas de déphasage trop important avec les évolutions de la société qu’elle sert. Malgré le travail remarquable réalisé par le Haut comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM) depuis 12 ans et la prise en compte de nombre de ses recommandations, et malgré l’inflexion positive récente en matière d’effort budgétaire pour la Défense, force est de constater que le modèle de gouvernance politico-militaire en vigueur n’a pas su la protéger des tentations récurrentes d’en faire la variable d’ajustement budgétaire muette de l’État. Force est aussi de constater que les sujets de défense avivent rarement l’intérêt des débats électoraux. Il conviendrait dès lors de repenser le positionnement de cette communauté militaire dans le jeu des rapports de force politique pour que ses aspirations et ses particularités soient portées par un plus grand nombre d’acteurs politiques, gouvernementaux, voire par l’opinion publique, et ainsi éviter les coups de pistons transformationnels trop brutaux qui la déstabilisent.
L’élection, par la communauté des militaires, de représentants au Sénat et à l’Assemblée nationale pour représenter leurs intérêts, sur le modèle de ce qui se fait pour les Français de l’étranger, pourrait être étudiée, dans le cadre d’une refonte statutaire. En faisant ainsi porter sa voix en toute transparence sur la place publique par des représentants élus de la branche législative, les militaires verraient les particularités de leur statut – droits, devoirs, sujétions – plus largement connues et bénéficieraient de l’équilibre traditionnel qui anime le dialogue entre les pouvoirs exécutif et législatif pour mieux les mettre en valeur, mieux les défendre voire les faire évoluer.
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Faut-il céder au credo de la tendance qui se dessine depuis la fin de la guerre froide en matière d’art de la guerre ? Les guerres se sont en effet transformées en conflits hybrides de basse intensité couvrant tous les champs de conflictualités possibles – air, terre, mer, espace, cyberespace, champ informationnel – face à un ennemi de plus en plus diffus. La technologie prend progressivement le pas sur l’homme, alors que les drones armés, les robots tueurs, les satellites antisatellites et autres cyberattaques investissent déjà le champ des opérations, avec des perspectives de développement exponentiel associées à l’émergence de l’intelligence artificielle. Si de telles évolutions se concrétisent et donnent effectivement corps au concept chinois de « guerre hors limites », les conflits seront alors multidimensionnels, toucheront tous les aspects de la vie d’une société, et les cibles comme les combattants ne seront plus exclusivement militaires.
Dans un tel contexte est-il donc encore légitime de tenter de préserver une singularité militaire qui puise toujours l’essentiel de ses fondations dans des guerres d’un autre temps ? Ne faudrait-il pas au contraire modifier en profondeur cet édifice, jusqu’à poursuivre la transformation de l’institution militaire française en une grande entreprise plus agile car plus orientée vers la productivité, la technologie et l’innovation, et mieux à même de compenser financièrement les contraintes et les expertises des combattants augmentés de demain ?
Un tel pari, séduisant quand il s’agit à la fois de mieux justifier de l’emploi des deniers publics et de recourir à des compétences de plus en plus recherchées par l’ensemble des acteurs de la sécurité, paraît suicidaire pour tout pays qui le prendra. Surtout dans le contexte actuel de course aux armements qui signe le retour des États-puissances sur le devant de la scène des menaces et qui laisse présager que les chars, bateaux et avions qui sont en cours d’acquisition par de nombreux pays ont encore plusieurs dizaines d’années d’emploi devant eux. Qui, hier encore, aurait en effet pu imaginer, que 12 avions de chasse pakistanais se confronteraient à 8 de leurs homologues indiens, dans un scénario de combat aérien que l’on avait plus vu depuis la guerre de Corée, le 27 février 2019 ?
Assurance de la nation, l’armée française se doit d’embrasser l’ensemble du spectre des possibles, et ne peut prendre le risque d’écarter un retour à un conflit d’ampleur qui verrait à nouveau des unités militaires s’affronter. Elle doit donc s’attacher à préserver les valeurs et les pratiques qui fondent sa capacité de combat et qui constituent le socle de son fighting spirit (« esprit de combat »), notamment l’art du commandement. Elle ne pourra pas cependant faire l’économie de l’adaptation de certaines de ses spécificités – la disponibilité et la mobilité en particulier – si elle veut maintenir sa capacité à recruter et à fidéliser, cœur de sa résilience.
Elle ne pourra parvenir à relever ce double défi qu’au prix d’une interaction plus approfondie et plus large avec ses concitoyens, de manière à ce qu’ils soient initiés aux vertus de cette singularité et qu’ils en acceptent plus aisément le sens et les contraintes. Pour réussir, il lui faudra développer un partenariat consistant et durable avec le monde de l’éducation, faire évoluer son approche de la disponibilité et de la subsidiarité, et poursuivre une réforme organisationnelle qui ne donne pas entièrement satisfaction sur le plan de l’efficacité.
Éléments de bibliographie
Général d’armée Lecointre François, Vision stratégique « pour une singularité positive », EMA, septembre 2018, 12 pages (www.defense.gouv.fr/actualites/communaute-defense/vision-strategique-du-chef-d-etat-major-des-armees).
Letonturier Éric, « Reconnaissance, institution et identités militaires », L’Année sociologique, vol. 61, Presses universitaires de France, 2011/2, p. 323-350.
Liang Qiao et Xiangsui Wang, La Guerre hors limites, Payot et Rivages, 2003, 310 pages.
Loi n° 2005-270 du 24 mars 2005 portant statut général des militaires (www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000808186).
Parly Florence, « En 2049, la guerre sera permanente et invisible » (conférence), L’Obs, 26 avril 2019 (www.nouvelobs.com/).
Teboul Jeanne, Corps combattant – La production du soldat, Maison des sciences de l’Homme, 2017, 260 pages.
Thiéblemont André, Cultures et logiques militaires, Presses universitaires de France, 1999, 350 pages.
(1) Général Lecointre François, Vision stratégique « pour une singularité positive, EMA, septembre 2018, p. 3 (www.defense.gouv.fr/).
(2) Teboul Jeanne, Corps combattant – La production du soldat, Maison des sciences de l’Homme, 2017, 260 pages.
(3) Letonturier Éric, « Reconnaissance, institution et identités militaires », L’Année sociologique, vol. 61, Presses universitaires de France, 2011, p. 323-350.
(4) Thiéblemont André, Cultures et logiques militaires, Presses universitaires de France, 1999, p. 257.
(5) Loi n° 2005-270 du 24 mars 2005 portant statut général des militaires (www.legifrance.gouv.fr/).
(6) Les militaires peuvent cependant, depuis 2015, se regrouper en Associations professionnelles nationales de militaires (APNM) avec pour but la préservation ou la promotion des intérêts liés à leur condition. Au nombre de 13, ces associations ont des limites d’action qui les éloignent de toute activité syndicale pour les orienter vers un rôle de lobbyiste.
(7) Général Lecointre, op. cit., p. 1.
(8) « Que les armes cèdent à la toge ».
(9) Exercices majeurs, incursions aériennes, terrestres ou navales, actions des services de renseignement.
(10) La Russie entretient une série de conflits larvés – Ossétie du Nord, Abkhazie, Crimée, Donbass, Transnistrie, mer d’Azov – et a établi trois plateformes A2/AD (Anti-Access/Area Denial) – Kaliningrad, Sébastopol, Lattaquié – qui lui permettent à la fois de contenir l’Otan à ses frontières et d’intervenir à nouveau dans les équilibres de puissance (Syrie, Iran, Turquie).
(11) Liang Qiao et Xiangsui Wang, La Guerre hors limites, 2003, Payot et Rivages, 240 pages.
(12) Employés civils, augmentation du taux de féminisation, professionnalisation des militaires du rang, recours à l’externalisation, etc.
(13) Parly Florence, « En 2049, la guerre sera permanente et invisible » (conférence), L’Obs, 26 avril 2019 (www.nouvelobs.com/).
(14) Revue stratégique de Défense et de Sécurité nationale, décembre 2017, 109 pages (www.defense.gouv.fr/).
(15) Les armées ont délocalisé nombre de leurs états-majors en province pour diminuer la pression des mutations parisiennes et offrir plus d’opportunités de mobilité fonctionnelle au sein d’un même secteur géographique. Elles cherchent à offrir plus de visibilité en matière de plages et de délais de mutation, ainsi qu’en termes de parcours de carrière.