Contestations sociales, environnementales et religieuses
Elyamine Settoul
Cette table ronde est consacrée à la question des contestations sociales, environnementales et religieuses. Pour en discuter, nous avons le plaisir de recevoir monsieur Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des radicalités et spécialiste des questions d’extrême droite. Il faut savoir, qu’en France, nous avons un vivier très conséquent de spécialistes sur le djihadisme ; mais que dès que l’on se focalise sur les dynamiques de violence d’extrême droite, le vivier est beaucoup plus restreint. Je gère un certificat de prévention des radicalisations au sein du Cnam et j’ai souvent rencontré des difficultés à avoir des intervenants sur cette thématique. Je suis donc heureux que Jean-Yves Camus ait accepté notre invitation.
Je remercie également le professeur Éric Marlière, professeur à l’Université de Lille, spécialiste des banlieues, des catégories populaires, ainsi que des phénomènes de radicalisation djihadistes. Ce sujet a, d’ailleurs, constitué l’objet de son habilitation à diriger des recherches.
Le sujet de notre discussion va principalement s’articuler autour de deux axes. Il serait intéressant d’avoir une cartographie de deux phénomènes, que ce soient les violences en banlieue, que l’on a encore observées cette année et qui constituent un fait assez incandescent depuis environ trois ou quatre décennies. Ce sont les violences urbaines, un phénomène bien ancré dans notre société. Il y a aussi la question de l’extrême droite, développée par Jean-Yves Camus. Qu’est-ce que l’on définit comme tel ? Qu’est-ce que l’ultra droite ? Quelles sont les tendances actuelles ? On sait qu’il y a plusieurs expressions et il serait intéressant d’avoir un point là-dessus. Y a-t-il des évolutions, des continuités ou discontinuités avec les violences urbaines ? Est-ce que les tensions urbaines de cette année s’inscrivent dans le prolongement des violences « classiques » de banlieue ? En quoi est-ce comparable à ce qu’il s’est passé en 2005 ? Y a-t-il des continuités ou a-t-on affaire à une situation en rupture avec ces expériences antérieures ? On a un débat assez polarisé autour des violences urbaines, presque caricatural entre ceux qui vont considérer que ces jeunes sont porteurs d’une violence irrationnelle, parfois culturelle ou religieuse, et ceux qui vont l’interpréter comme une logique d’action politique non conventionnelle. Je propose à Éric Marlière de nous parler de ces phénomènes de violence et de radicalités observés dans les territoires urbains.
Éric Marlière
Je suis chercheur, j’ai étudié les banlieues rouges qui étaient vues comme des banlieues extrêmes dans les années 1930 à 1970 et je me suis ensuite intéressé aux dernières générations ouvrières du lieu, c’est-à-dire les enfants d’ouvriers immigrés qui, pour la plupart, ne peuvent plus devenir ouvriers aujourd’hui. On pourrait dire que les émeutes de juin dernier (1) montrent que l’on arriverait, peut-être, à une troisième génération post-ouvrière, pour la nommer un peu maladroitement. J’ai, en outre, travaillé sur les processus liés à la radicalisation, même si ce terme a fait l’objet de déconstruction chez les sociologues mais je ne vais pas y revenir ici.
Pour revenir aux émeutes, en ce mois de juin 2023, on assiste à la mort d’un jeune, Nahel, abattu par la police. On pourrait dire que dans 90 %, voire 99 % des cas, les émeutes ou les révoltes urbaines, cela dépend des mots qui sont aussi importants, partent de la mort d’un jeune. Que ce soit provoqué par la police ou par les jeunes en question, cela débouche toujours sur la mort d’un jeune. S’ensuit un rituel que l’on retrouve à chaque émeute, c’est-à-dire des colères, des magasins et des mairies saccagés, des échauffourées avec la police pendant deux ou trois jours. Ensuite, les militants associatifs de quartiers organisent une marche funèbre ou une marche silencieuse et les choses rentrent dans l’ordre dans 90 % des cas.
Il y a aussi eu des émeutes où les choses ne sont pas rentrées dans l’ordre. Par exemple, après celles de novembre 2005, j’avais travaillé dans l’équipe dirigée par Laurent Mucchielli, qui avait donné l’objet d’un livre Quand les banlieues brûlent (2). On peut citer également les émeutes de Sartrouville en 1991 ou de Villiers-le-Bel en 2007 ou celle, aujourd’hui, de Nanterre qui a connu des propagations et des violences assez intenses dans tout le pays. Dans 90 % des cas, on retrouve un scénario quasi similaire : la mort d’un jeune, des jeunes en colère et une marche funèbre pour rétablir l’ordre.
En ayant une formation d’historien, on voit bien que les émeutes existaient déjà dans les quartiers populaires dans les années 1930 à 1950 avec les occupations d’usines faites par des ouvriers, des échauffourées avec la police. Un collègue, Didier Lapeyronnie, me disait aujourd’hui qu’entre les classes populaires et la police, cela a toujours été très tendu et que les choses se sont peut-être encore dégradées. Il y a une dizaine d’années, avec une équipe de chercheurs dirigée par Manuel Boucher, nous avions répondu à un appel d’offre qui était financé par la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), aujourd’hui remplacée par le Défenseur des droits, sur le discernement policier. Nous étions quatre collègues, j’avais, de mon côté, plutôt en charge les bandes de jeunes qui fréquentaient le quartier des Halles à l’époque, mais mes collègues travaillaient davantage sur les policiers. Ils ont interrogé des commissaires, des lieutenants, des formateurs de police et l’ouvrage est sorti, s’intitulant Casquettes contre Képis (3). Dans ce rapport, nous avions préconisé un certain nombre de mesures à destination, notamment, de préfets ; dix ans après, les choses n’ont pas été véritablement écoutées.
Intéressons-nous à cette dernière émeute, survenue en juin 2023. Il s’agit d’une de celles de ce que j’ai appelé la troisième génération de jeunes de quartiers. On constate que les banlieues rouges ont toujours été des banlieues stigmatisées par la bourgeoisie en étant considérées comme un repère de bolcheviks, où il y a des grèves. Dans mes travaux, il m’est arrivé de dépouiller les archives de police des années 1938-1939 : c’est un repère où la délinquance était extrêmement importante.
Cependant, depuis les années 1980, des transformations s’opèrent au sein des quartiers populaires.
• La fin de l’encadrement des jeunes des milieux populaires associée au déclin des syndicats et de l’éducation populaire, voire du socialisme en général – parce que les banlieues rouges étaient souvent des banlieues tenues par le Parti communiste français (PCF). On peut être d’accord ou pas avec cet encradement, – il y avait parfois une forme radicale – mais il était effectif et spécifique.
• La construction d’un nouvel ennemi de l’intérieur, celui des jeunes issus de l’immigration post-coloniale qui, parfois, défraient la chronique, à tort ou à raison.
• La relégation sociale de ces enfants d’ouvriers et d’immigrés qui ne peuvent plus devenir ouvriers alors que leurs parents étaient parfois des ouvriers par destination. Aujourd’hui, ils sont, pour certains, confrontés à la précarité et au chômage.
• Le déclin des logements sociaux, paupérisés et enclavés, que les classes moyennes ont quittés dans les années 1970. Cela concerne également les classes populaires, françaises et stables depuis plusieurs générations, dans les années 1990, pour des logements moins stigmatisés ou même des petits pavillons, avec l’essor des lotissements, notamment.
• Des tensions à répétition avec la police qui construit un historique local entre les jeunes et les forces de l’ordre. Cela pouvait être le cas, par exemple, à Châtelet-Les Halles (le quartier de Paris accessible directement depuis les banlieues en RER), où il y avait, parfois, des rancunes personnalisées entre des jeunes qui avaient des comptes à régler avec tel ou tel CRS, mais cela était moins systématique. Aujourd’hui, on constate une dégradation des rapports, même humains, au-delà de groupes sociaux en tension.
• Un manque de débouchés politiques et de perspectives pour beaucoup de militants issus de quartiers que l’on a tendance à oublier. Certains de mes collègues, comme Julien Talpin, montrent même que, quand on veut créer une association de quartier, on est souvent confronté aux notables locaux, qui sont des élus de droite et de gauche qui ne voient pas toujours d’un bon œil l’émancipation des militants des quartiers populaires.
La question d’une nouvelle génération des métiers peut également être posée. J’ai montré qu’il y avait des points communs parmi toutes ces émeutes entre celles du début des années 1970 – la première véritable émeute contemporaine date de ces années, à Lyon – et celles d’aujourd’hui. On retrouve donc toujours ce même type de scénario avec quelques différences, cependant.
Tout d’abord, on constate le rôle des réseaux sociaux. Certains de mes collègues qui travaillent sur le phénomène de bande montrent que les réseaux sociaux ont tendance à accélérer les processus ; et donc Instagram, Snapchat, Twitter (X) ou Facebook jouent peut-être un rôle d’amplification des conflits et, partant, si telle banlieue a brûlé, il peut y avoir un effet de concurrence et un effet médiatique qui donne envie de dupliquer l’action.
On a également constaté que lorsqu’il y a une émeute, ce sont les bâtiments publics qui sont saccagés – on pense aux écoles ou aux annexes des mairies – mais il y a aussi eu des supermarchés, à Sartrouville ou à Vaulx-en-Velin, il y a eu des bars PMU également, des magasins de vêtements de marque ; et on voit peut-être là qu’il s’agit d’une certaine société de consommation qui a été attaquée plus directement. Parfois, on assiste à des événements curieux : certains volent des baskets pour faire du recel, mais il y a aussi eu des jeunes qui ont volé des céréales de marque dans des supermarchés, comme s’ils ne pouvaient pas accéder habituellement à ce type de céréales. On voit bien qu’il y a des niveaux divers de pillages.
On peut également évoquer le rôle du rap – même si ce sont des questions qui restent en suspens parce qu’il faudrait interroger les jeunes et faire une sociologie de la réception de ce style de musique. J’ai cependant interrogé des adolescents au début du mois de juillet 2023. Ils n’avaient pas forcément participé à ces émeutes, mais ils me parlaient du rappeur Kaaris qui évoque beaucoup d’émeutes dans ses morceaux ou de Ninho qui a sorti un morceau trois semaines avant, parlant directement d’un jeune qui se fait arrêter par la police avec une voiture jaune – il parlait de Nahel. On se retrouve avec le même type de scénarios, ce qui renforce la théorie du complot dans les quartiers. On peut évoquer également le film Athena sorti sur la plateforme de streaming Netflix fin 2022 – un film assez curieux qui illustre une forme de guerre civile entre les jeunes des quartiers et la police. On pourrait effectivement se poser la question suivante : est-ce que ces films ont joué un rôle d’identification comme avaient pu l’être les groupes comme NTM, IAM dans les années 1990 ou encore les films comme Ma cité va craquer ou La haine ?
L’attaque de bars PMU, de magasins de vêtements de marque, le ciblage de certains élus comme le maire de L’Haÿ-les-Roses, posent de nouvelles interrogations. Le géographe Christophe Guilluy montre qu’une partie des classes populaires blanches paupérisées ne peuvent plus vivre en banlieue parce qu’elles se sentent menacées par les jeunes, le trafic, etc. Ils s’éloignent donc dans des banlieues plus excentrées et ils se retrouvent enclavés de tout. Cette thèse a été reprise par la droite et l’extrême droite, et cela entraîne le sentiment que les jeunes des quartiers populaires seraient des privilégiés parce qu’ils habitent la banlieue proche et qu’ils ont accès aux métros et tramways, alors que les classes populaires paupérisées sont beaucoup plus éloignées et se retrouvent au-delà même du périurbain.
Cela provoque un climat délétère ne montrant que ces jeunes, bénéficiant de politique de la ville, de politiques publiques ciblées, ne sont pas reconnaissants et que c’est pour cette raison qu’ils cassent et brûlent tout. Si l’on rééditait l’ouvrage de Gustave Le Bon, Psychologie des foules (4), il y a peut-être des choses à étudier, parce que mon hypothèse centrale quant à ce phénomène est de montrer qu’il comporte une dimension politique.
En ce qui concerne le traitement judiciaire, nous avons eu affaire à des comparutions immédiates et dans beaucoup de procès-verbaux, ce sont des jeunes de 12 à 16 ans qui ont été arrêtés, ne sachant même pas qui était le jeune tué par la police, qui a provoqué la vague d’émeutes. Ces jeunes en question n’ont pas de mobiles politiques ni l’envie de faire la révolution. Néanmoins, étudiant ce phénomène, un sociologue a publié un ouvrage intéressant aux PUF, Le vertige de l’émeute. De la ZAD aux Gilets jaunes (5), où il démontre que le fait de participer à des émeutes permet de se confronter au pouvoir.
D’un point de vue physique, c’est-à-dire se battre avec un CRS ou se retrouver au milieu d’échauffourées, c’est un moment de revanche pour beaucoup de citoyens qui n’ont plus accès à la parole publique et qui ne se font plus entendre. Le sociologue Romain Huët montre qu’il y a peut-être cette dimension-là, même s’il ne parle pas des émeutes de jeunes ; et je me suis moi-même posé la question, puisque cette dimension politique est totalement dissimulée par les pouvoirs en place. Et puisqu’elle est occultée par les élus locaux, elle l’est par les médias qui traitent ces jeunes de voyous, ce qu’ils sont peut-être, mais la question n’est pas là. En m’interrogeant, je me disais que, finalement, un jeune de 12 ans qui va piller un magasin et qui va peut-être s’en prendre à un CRS, montre une certaine dimension politique. Ce n’est pas du politique au sens institutionnel avec un parti et une idéologie bien précise, mais beaucoup de ces jeunes évoluent dans des quartiers où ils sont stigmatisés, dans des écoles qui sont un peu déclassées et ils ont déjà plus ou moins intériorisé, à 12 ou 16 ans, qu’ils n’occuperont pas des postes de cadres supérieurs. Ils ont peut-être intériorisé ce qu’avaient montré certains de mes collègues, c’est-à-dire que la police est nécessaire dans les quartiers, mais il y a peut-être une autre manière de faire la police. J’ai, par exemple, pu voir sur le terrain la manière d’agir, assez musclée, de la Brigade anti-criminalité (BAC).
Quand ces jeunes n’ont pas politisé au sens premier du terme leur participation à la manifestation, ils ont fait part d’un climat, d’une vie, d’une expérience du quotidien qui fait qu’ils se sentent discriminés, à tort ou à raison. Quand on est scolarisé dans des écoles au rabais, que l’on vit dans des cités HLM – et le sociologue Didier Lapeyronnie l’avait bien montré, quand il interrogeait des habitants des quartiers populaires – pour beaucoup la « vraie vie » est ailleurs. Ils ont une télévision, ils voient que la plupart des classes moyennes ont des pavillons, des métiers plus ou moins sympathiques, tandis qu’eux vivent comme des pauvres dans un pays plus ou moins riche. Je pense que cela renforce un important sentiment de frustration. Quand ces jeunes voient leur frère disposer d’un bac+5, mais toujours au chômage, une maman qui fait des ménages en partant très tôt le matin et en revenant tard le soir, un voisin qui fait du militantisme, mais qui est malmené par les notables locaux, cela crée des frustrations durables dans leur esprit. Alors, peut-être que pour ces jeunes, le fait de participer à une émeute est, inconsciemment, le moyen, à ce moment précis, de se confronter à un pouvoir qui vous humilie, qui vous stigmatise à longueur de journée et dans le fait que vous évoluiez dans une société qui ne veut pas forcément de vous.
C’est un peu l’hypothèse politique que je mets en suspens et sur laquelle j’essaie de travailler actuellement. Il n’est peut-être pas anodin, que même à 12 ans, quand on n’est pas politisé et que l’on participe avec ses amis – même s’il y a un phénomène d’amplification par la foule –, que l’on s’en prenne à des symboles d’une société qui, d’une certaine façon, nous rejette. L’objectif serait alors de pouvoir obtenir des financements pour interroger ces jeunes émeutiers, comme on avait essayé de le faire en 2005.
Jean-Yves Camus
Le concept d’ultra droite, sujet dont je dois vous entretenir aujourd’hui et qui occupe ces dernières années une place non négligeable tant dans les médias que dans le débat public, n’est pas un concept scientifique. Il a été forgé après que les anciens Renseignements généraux (RG) ont été entièrement refondus dans ce qui est maintenant la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).
Les RG avaient la possibilité de s’intéresser aux activités des partis politiques. Ils l’ont perdue et, de ce fait même, tant le Front national (FN) qu’aujourd’hui le Rassemblement national (RN), comme le parti Reconquête d’Éric Zemmour, sont hors de leur champ de compétences. Dès lors, qui suit les violences et le risque terroriste provenant de l’extrême droite, plus précisément de cette partie de cette famille politique qui se situe hors partis politiques ? C’est le travail de la Direction nationale du renseignement territorial (DNRT) d’une part, en particulier de sa division traitant des mouvances contestataires, et de la DGSI d’autre part, dont une division thématique s’occupe de l’extrême droite. Il était nécessaire de distinguer les partis et les individus, dont l’action se situe dans le cadre de la légalité et ceux dont l’idéologie peut inclure une part de rébellion violente contre les institutions, voire une volonté de terrorisme pour les abattre ou attaquer telle ou telle minorité honnie (communauté juive ou musulmane, LGBTQIA+, voire les femmes pour ce qui concerne les « incels » (6) politisés) ou même des représentants de l’État. Ce sont ces individus ou groupes violents (ou potentiellement violents) qui forment la catégorie de l’ultra droite. Je l’ai rencontrée pour la première fois le 15 mars 2012, lorsqu’une station de radio m’a demandé si le meurtre de trois militaires d’origine maghrébine, à Toulouse et Montauban, pouvait avoir été commis par « l’ultra droite ». Le raisonnement proposé était alors que celle-ci aurait assassiné ces militaires parce qu’ils étaient un symbole de la nouvelle composition sociologique de notre armée, dans laquelle s’engagent un nombre important de Français issus de l’immigration, au grand désespoir, pensait-on, de quelques extrémistes pour qui l’armée française se retrouvait ainsi minée de l’intérieur par des recrues musulmanes ou supposées telles, dont la fiabilité était sujette à caution. Je n’ai pas cru une seconde à ce scénario qui a continué à être évoqué après l’attaque terroriste contre l’école privée juive Ozar Hatorah, le 19 mars de la même année. Ces attentats ont été perpétrés par le terroriste islamiste Mohamed Merah.
La raison est simple : dans un climat de hausse continue, depuis 2000, des actes antisémites et alors que la France est engagée dans des opérations militaires extérieures contre les djihadistes, ce sont ceux-ci qui sont, les premiers, suspectés de s’attaquer à des juifs et à des militaires. Il existe bien des éléments néo-nazis dans l’armée, comme évoqué alors, toutefois, en particulier dans les unités d’élite, ceux-ci se sont battus aux côtés de leurs frères d’armes issus de l’immigration et il m’a semblé hautement improbable de voir les uns abattre les autres. Voilà pour la première occurrence du terme « ultra droite ».
La seconde, qui a fait quelque bruit, se déroule le 10 mai 2016, devant la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, qui auditionne Patrick Calvar, alors directeur de la DGSI. Il s’agit de faire le bilan de l’action des services de renseignement depuis les attentats islamistes de 2015. Après avoir évoqué l’état des forces islamistes radicales sur le territoire français, Patrick Calvar déclare : « L’Europe est en grand danger : les extrémismes montent partout et nous sommes, nous, services intérieurs, en train de déplacer des ressources pour nous intéresser à l’ultra droite qui n’attend que la confrontation […]. Cette confrontation, je pense qu’elle va avoir lieu. Encore un ou deux attentats et elle adviendra. Il nous appartient donc d’anticiper et de bloquer tous ces groupes qui voudraient, à un moment ou à un autre, déclencher des affrontements intercommunautaires ». La réaction normale d’un observateur conséquent est évidemment de dire que si le patron des services de renseignements intérieurs de son pays déclare cela sous serment, devant la représentation nationale, c’est qu’il doit avoir des données objectives pour accréditer sa thèse. Or, à ce jour, le scénario de l’attentat-riposte mis en œuvre par l’ultra droite pour venger les victimes d’un acte terroriste islamiste n’a pas eu lieu. Cela invalide-t-il l’idée d’un danger d’ultra droite ? Nullement.
Les auteurs, militants d’ultra droite, de plusieurs attentats commis de par le monde ont laissé des manifestes idéologiques sans équivoque. La première partie de celui écrit par le terroriste d’ultra droite norvégien Anders Breivik en 2015 met en scène le thème de la croisade contre « la guerre menée par l’islam contre le monde ». Celui diffusé en 2019 par le terroriste australien Brenton Tarrant est fondé sur un autre argument, puisque le tueur de la mosquée de Christchurch justifie le choix de ses cibles par le fait qu’ils sont un groupe évident, visible et numériquement important de « remplaceurs », c’est-à-dire, de personnes d’origine étrangère qui supplanteraient la population « de souche », pour reprendre le vocabulaire de « la théorie du grand remplacement» élaborée par Renaud Camus en 2010.
L’ultra droite pense donc la confrontation ethnique contre l’islam, mais aussi contre l’immigration non-européenne. On doit noter qu’à la date où Patrick Calvar s’exprime, plusieurs groupes ont été dissous sur le fondement de l’article L.212-1 du Code de la sécurité intérieure, non pas parce qu’ils sont d’ultra droite, ce qui n’est pas un motif d’interdiction, mais parce qu’ils sont des groupes de combat ou des milices privées, ou qu’ils incitent à la discrimination, à la haine, à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance, ou encore qu’ils glorifient le nazisme.
De 2002 à 2016, six associations ou groupements de fait, appartenant à la mouvance nationaliste radicale et extra-parlementaire ont été interdits dont Unité radicale, officieusement en raison de l’attentat manqué qu’un de ses sympathisants avait commis contre le président Chirac, le 14 juillet 2002. Entre 2017 et aujourd’hui, sept autres dissolutions ont été prononcées avec, cette fois, dans les décrets, une référence aux « ultra nationalistes » ou à « l’ultra droite » (Bordeaux nationaliste, par exemple, le 1er février 2023). De multiples arrêtés préfectoraux d’interdiction de manifestations sur la voie publique, commémorations, colloques ont été pris, qui témoignent d’une volonté assumée des pouvoirs publics sinon d’éradiquer, du moins d’entraver fortement, l’action et l’existence même de l’ultra droite. Ce renforcement inédit de l’action publique ne provient pas d’une augmentation du nombre de ses militants : le rapport d’information sur l’activisme violent remis en 2023 par les députés Jérémie Iordanoff et Éric Poulliat confirme la stabilité des effectifs à environ 3 300 personnes (environ 3 000 en 2005) dont 1 300 fichées « S », soit un chiffre à peu près égal à la force de l’ultra gauche et bien inférieur à celle de l’islam radical, qui se distingue par le fait qu’il est la seule mouvance à commettre des attentats massifs et à forte létalité. Le seul fait nouveau qui est susceptible d’expliquer, en dehors des considérations purement politiques, l’attention dont est l’objet l’ultra droite depuis 2017 est, qu’en date de juillet 2023, selon les chiffres donnés par Nicolas Lerner, directeur de la DGSI, au quotidien Le Monde, « 10 actions terroristes, d’inspiration néonazie, accélérationniste [qui consiste à accélérer la survenue d’une guerre raciale avant qu’il ne soit trop tard pour l’emporter], raciste ou complotiste, ont été déjouées, avec des cibles aussi variées que des citoyens de confession musulmane ou juive, des élus ou des francs-maçons ». Individus isolés et groupes constitués – Les Barjols ; Action des forces opérationnelles ; Organisation des armées sociales (qui reprend le sigle de l’OAS) – ont les mêmes motivations : la certitude que l’action politique par les urnes ne pourra pas sortir le pays de son état de supposée décadence et, partant, la nécessité de l’action violente ; la croyance dans la disparition programmée de la France en tant que pays « blanc et chrétien » ; l’adhésion à la thèse du « grand remplacement » et l’idée complotiste, amplifiée par la crise sanitaire et les réseaux sociaux, qu’un « État profond » tient le pays entre ses mains et que le président Macron (que Les Barjols voulaient assassiner), objet d’une haine incommensurable, est l’acteur/complice de la mise en coupe réglée du pays par des forces antinationales. Dans l’immense majorité des dossiers relatifs à l’ultra droite, le degré de préparation du complot est bas et le début d’exécution reste au stade des repérages, des échanges peu discrets via des messageries mal protégées, le cas échéant de l’acquisition et du stockage d’armes.
Dans les cas d’homicides ou tentatives d’homicides commis par des individus isolés (affaire Claude Sinké ; affaire Martial Lanoir ; possiblement affaire du meurtre de Federico Martin Aramburu) le profil des mis en cause est plus inquiétant : ce sont des « hommes de violence » au sens employé par la sociologue Birgitta Orfali (l’homme qui s’oppose aux outgroups : étrangers, musulmans, juifs, « immigrés »), habitués au port des armes, voire à leur maniement ; connus pour leur militantisme politique revendiqué. Leur acte semble obéir à une impulsion davantage qu’à un plan prémédité et ils ont soit une attitude de confrontation avec la police, soit une attitude de fuite délibérée après la commission de l’acte, soit les deux travers à la fois. Aucun des acteurs de l’ultra droite traité par la justice n’est un loup solitaire, même lorsqu’il agit seul. Il y a toujours interaction, soit au sein d’un groupe ad hoc (ceux cités plus haut), soit avec un parti politique (cas Sinké), soit avec la sphère complotiste proche d’Alain Soral (Lanoir) ou bien avec un groupuscule activiste (en l’occurrence le GUD pour l’affaire Aramburu). Le risque présenté par ce type d’acteur individuel connu pour son potentiel de violence, mais dont le passage à l’acte est imprévisible, constitue peut-être le plus grand défi pour la communauté du renseignement. Ce, d’autant que les profils sociologiques atypiques et les acteurs âgés se sont multipliés depuis 2017. Cadre commercial, antiquaire, diplomate (dossier AFO), ancien carrossier expatrié en Afrique, à la fois proche du suprémacisme blanc et marié à une femme de couleur (Barjols), anciens membres des forces de l’ordre, jardinier municipal à Montauban… on est loin de la jeunesse d’ultra droite. La proportion de personnes retraitées est conséquente : Sinké a 82 ans, le chef des Barjols, 66 ans et le plus âgé des mis en cause dans le dossier AFO, 74 ans. Dans le même groupe sont poursuivies trois femmes, deux étant relaxées dans le dossier Barjols.
L’utilisation de la catégorie « ultra droite », dans un pays où le vocable d’extrême droite est l’usage courant pour désigner tant des partis nationalistes insérés dans le jeu politique que des mouvements antiparlementaires parfois violents, pose des problèmes méthodologiques qui ne sont toujours pas traités. Le premier est que c’est le renseignement qui a forgé le concept selon la mission qui lui est assignée : défendre l’État de droit et les institutions ; mais tous les groupes d’ultra droite les menacent-ils ? Les royalistes sont hostiles à la démocratie, mais leur volonté de rétablir la monarchie, celle de droit divin dans le cas des légitimistes, celle inspirée du positivisme de Maurras pour les orléanistes, a-t-elle quelque chance de perturber le fonctionnement et la pérennité de la démocratie ? C’est peu probable. De même les catholiques traditionalistes, même ceux qui sont nommés « intégristes », doivent-ils être rangés à l’ultra-droite ? Si, comme le mouvement Civitas dissout en octobre 2023, ils ont un agenda public consistant à vouloir abolir les lois de 1905 et à rétablir le catholicisme comme religion d’État, assurément, oui ; mais s’ils critiquent la démocratie libérale comme le fit Saint-Pie X, dans le cadre d’une œuvre religieuse et non d’un parti politique – ce qu’était Civitas –, c’est certainement excessif.
Second problème de méthode : l’action publique visant, par nature, l’efficacité, le traitement de l’ultra droite par l’État est-il pertinent dans ses résultats ? La réponse est mitigée. La multiplication des dissolutions des groupes les plus importants qui étaient constitués sur les schémas classiques d’un mouvement nationaliste et identitaire doté d’un chef unique (Œuvre française, Troisième Voie) ou d’une direction collective (Génération identitaire, Bastion social) n’est pas venue à bout de la mouvance. Parce que celle-ci avait déjà commencé à adopter une structure décentralisée, jouant précisément des spécificités régionales propres à l’idéologie identitaire, taper à la tête ne tue pas la base. La mouvance a évolué du mode structure en pyramide, vers une structure en rhizome, qui se traduit concrètement par la multiplication du nombre des groupuscules actifs à l’échelle d’une ville ou d’une région, y compris dans des métropoles secondaires (Albi, Carcassonne, Thionville, Reims, Besançon, etc.). Les oppositions et nuances idéologiques tendent à perdre en importance : face à la « répression », on ne s’anathémise plus, voire on échange par un jeu croisé de participations aux activités de mouvements qui devraient être concurrents : des intervenants acquis à l’ethno-différentialisme néo-droitier parlent aux colloques de groupes catholiques traditionalistes ; le nationalisme révolutionnaire dont certains groupes se réclament a également une dimension identitaire. En gros, les dissolutions des grands mouvements qui étaient Génération identitaire, l’Œuvre française et le Bastion social ont obligé ces gens à contourner le délit de reconstitution de ligne dissoute en formant de petits groupes par scissiparité. Pour un groupe dissout naissent X groupes qui ont chacun un intitulé différent et dont la structure juridique est souvent informelle. Certains groupes interdits continuent leurs activités sans difficultés : ainsi, l’Œuvre française est devenue Les Nationalistes ; les sections lyonnaise (Lyon Populaire) ou aixoise (Tenesoun) du Bastion militent, publient, ont un local. Les identitaires lyonnais conservent leur local (La Traboule) et leur mouvement (Les Remparts) ainsi qu’un niveau d’activité égal à celui d’avant la dissolution.
Une fois ce constat effectué que l’action publique est nécessairement limitée dans son efficacité et qu’une dissolution, comme une interdiction administrative de manifester, est avant tout un signal politique et une manière de troubler, de déstabiliser l’activité de la mouvance, il faut se demander si, du côté des pouvoirs publics comme de la recherche, nous ne gagnerions pas à donner au concept d’ultra droite une définition précise, étayée par les sciences sociales. La France gagnerait à regarder ce qui se fait en Allemagne pour, au moins, trois raisons. La première est que les services de l’Office pour la protection de la Constitution (Bundesamt für Verfassungsschutz), qui ont depuis longtemps accepté l’idée d’une liaison organique avec le monde de la recherche, ont aussi élaboré des définitions précises des deux concepts de radicalité de droite (Rechtsradikalismus) et d’extrémisme de droite (Rechtsextremismus). Ceux-ci ne sont pas équivalents, en particulier aux yeux du droit et de l’ordre constitutionnel établi par la Loi fondamentale. Le champ de ce qui peut être surveillé par le renseignement et éventuellement interdit, en l’occurrence l’extrémisme de droite, est clairement défini par des critères tels que le racisme, l’antisémitisme, la mise en avant de l’inégalité des individus, la conception ethnique de la nation et la volonté d’écarter la Loi fondamentale. Le champ du radicalisme de droite comprend toutes les formes, autorisées et considérées comme légitimes en démocratie, de critique, même radicale, de la Constitution. La seconde originalité du modèle allemand est qu’il dépasse la dichotomie autorisation/dissolution en instaurant une catégorie, celle des « cas limites », qui englobe les groupes n’entrant clairement dans aucune des deux catégories et dont l’évolution va donc être regardée afin d’établir un diagnostic. Troisième spécificité allemande dont nous devrions nous inspirer : l’existence d’un rapport annuel, public, de l’Office pour la protection de la Constitution, qui fait un état des lieux de l’ensemble des menaces contre l’ordre constitutionnel, qu’elles émanent de l’extrême gauche, de l’extrême droite, de l’islam radical ou de mouvements terroristes étrangers installés sur le sol allemand. La vertu pédagogique d’un tel instrument est incomparable. Elle donne en effet aux citoyens l’impression justifiée d’un suivi continu basé sur des définitions claires, mais aussi d’une forme de transparence qui sort l’objet « extrémisme » du champ policier pour le placer dans le champ civique, lequel est renforcé par l’existence d’un organisme fédéral d’éducation politique, la « Landeszentralen für politische Bildung », dont l’un des objectifs est de consolider la culture du consensus autour des valeurs constitutionnelles.
* * *
Nous regardons trop souvent l’ultra droite au travers du prisme de l’actualité immédiate (manifestation, dissolution, arrestation) alors qu’il faut s’intéresser à ce sujet sur la durée. Prendre de la profondeur historique permet, par exemple, de constater que la première dissolution prononcée après ce qu’on croyait être la victoire définitive contre le fascisme, date du 10 mai 1947 (Jeunesse nationaliste), soit exactement deux ans après la fin de la guerre. L’ultra droite est un acteur politique permanent et sans doute faut-il avoir l’objectif modeste de la contenir plutôt que de prétendre l’éradiquer. Son objectif est-il de prendre le pouvoir ? Pas prioritairement et pas dans l’immédiat. Le mouvement Academia Christiana a publié en 2022 son « Programme politique d’une génération dans l’orage ». Ce n’est pas l’œuvre d’écervelés qui échafaudent des plans pour abattre la République. Jean-Eudes Gannat, ancien leader de l’Alvarium (dissout) en a écrit la préface. Il pose cette question : pourquoi intituler « programme politique », le manifeste d’un groupe qui ne participe pas aux élections ? Sa réponse est qu’un programme politique n’est pas quelque chose qui est destiné à arriver au pouvoir. Il explique à ses lecteurs que, de toute manière, ceux qui lisent les programmes électoraux savent qu’ils ne seront pas appliqués, du moins pas totalement. Dès lors, l’objectif d’un programme est de former idéologiquement des individus qui seront des « soldats politiques » (au sens de Dominique Venner), des propagandistes, des acteurs, des gens qui, par leur mode de vie, leur attitude, leur degré d’engagement, montreront qu’il est possible de faire de la politique sur d’autres bases que celle du système démocratique existant. Cette base, s’il doit y avoir un plus petit dénominateur commun, c’est l’identité au sens ethno-différentialiste du terme, c’est-à-dire la croyance que sur une terre donnée ne peut habiter que le peuple qui y possède des racines millénaires et immémoriales, que les autres populations n’ont aucun droit à y demeurer et encore moins à s’y fixer, que les sangs ne doivent même pas se mélanger. Le condensé de l’idéologie d’ultra droite tient dans la devise du mouvement völkisch Terre et Peuple fondé en 1995 par Pierre Vial : « Une terre, un peuple ». C’est l’antithèse absolue de la République. ♦
(1) NDLR : À la fin du mois de juin 2023, des émeutes ont éclaté dans plusieurs villes de France après la mort, à Nanterre, de Nahel, un jeune homme de 17 ans à la suite d’un refus d’obtempérer.
(2) Mucchielli Laurent et Le Goaziou Véronique, Quand les banlieues brûlent, 2007, La Découverte, 176 pages.
(3) Boucher Manuel, Belqasmi Mohamed et Marlière Éric, Casquettes contre képis. Enquête sur la police de rue et l’usage de la force dans les quartiers populaires, L’Harmattan, 2013, 462 pages.
(4) Le Bon Gustave, Psychologie des foules, Alcan, 1895, 191 pages.
(5) Huët Romain, Le vertige de l’émeute. De la ZAD aux Gilets jaunes, PUF, 2019, 168 pages.
(6) NDLR : Incels ou « Involountary celibates » (« célibataires involontaires »), désigne un mouvement d’hommes estimant qu’ils sont célibataires à cause des femmes qui ne veulent pas d’eux.