L’Armée de terre sera confrontée à des conflits durs et exigeants. Il faut pour cela anticiper et se préparer à affronter un adversaire puissant et déterminé. Cela implique une exigence accrue pour nous renforcer tant qualitativement que quantitativement et donc rehausser notre niveau d’efficacité, en s’appuyant sur des soldats aguerris, bien équipés, mais aussi capables de s’adapter à des conditions d’engagement en mutation permanente.
Durcir l’Armée de terre
Les nombreuses crises aux portes mêmes de l’Europe le confirment, nous arrivons à la fin d’un cycle de vingt ans durant lequel l’effort des armées occidentales s’est concentré sur le combat contre le terrorisme militarisé. Les conflits asymétriques se poursuivront très certainement, mais des affrontements plus durs doivent désormais être envisagés. Nous devons nous y préparer.
L’affaiblissement du système international de régulation de crise encourage l’accroissement de la puissance militaire d’États qui ont de plus en plus recours à la force pour atteindre leurs objectifs stratégiques. Ils intimident et testent sans ménagement la volonté de leurs adversaires.
À ces manifestations très visibles s’ajoutent des opérations insidieuses. De plus en plus de pays agissent sous le seuil du conflit ouvert, dans la zone grise, avec des actions non revendiquées dont l’attribution est très difficile : cyberattaques ou opérations d’influence notamment.
La vraie rupture se situe dans le champ informationnel et cognitif, qui devient un espace d’affrontement à part entière, systématiquement utilisé par de nombreux acteurs efficaces et désinhibés. Des images diffusées en masse peuvent suffire à faire basculer une opinion nationale ou internationale, à semer le désordre dans les rues, dans les esprits et, peut-être un jour, dans nos unités.
Dans ce contexte incertain, un conflit de haute intensité entre États ou groupes armés redevient possible. Le moindre incident local peut dégénérer en escalade militaire régionale non maîtrisée. Un mode d’action indirect, hybride, peut aussi se transformer, petit à petit, en un conflit de haute intensité. La Libye est un bon exemple de ce durcissement.
Le changement d’échelle, voilà ce qui pourrait caractériser notre niveau d’engagement dans les conflits de demain, en touchant tous les domaines (politique, économique, diplomatique, militaire), tous les champs et milieux de confrontation, en soumettant nos forces et nos zones arrières à des menaces multiples de désinformation, brouillage, menace aérienne et en provoquant l’épuisement rapide des stocks de pièces et de munitions, voire des pertes humaines élevées.
Les trois défis
Dans ce contexte, trois défis se présentent à l’Armée de terre. Elle y répondra, avant tout, par un travail profond de rénovation doctrinale débouchant, avant l’été 2021, sur un nouveau « Concept d’emploi des forces terrestres ».
Le défi de la masse et de l’hybridité
Nos potentiels adversaires sont capables de déployer des volumes importants en hommes – souvent des forces supplétives – et en matériels, avec un mélange de blindés modernes et d’engins de vieille génération. Retrouver de « l’épaisseur » dans notre préparation comme dans nos engagements devient indispensable. Il est impératif de consolider nos stocks de munitions, de pièces, de carburant, etc.
S’inspirant de l’annexion de la Crimée, de nombreux États développent, en plus de la masse, des modes d’action hybrides, souvent imprévisibles, privilégiant l’intimidation et la manipulation. Notre aptitude à faire peser, à notre tour, de l’incertitude et à créer de la surprise chez l’adversaire par la ruse et des modes d’actions innovants est devenue essentielle dans le milieu terrestre. Nous y arriverons à la condition de nous intégrer parfaitement dans une manœuvre interarmées qui combine les actions dans tous les champs de la conflictualité, du cinétique à l’informationnel.
Le défi du déni d’accès
Même si certains espaces adverses sont fortement contestés, l’hétérogénéité du milieu terrestre permet à une force suffisamment agile de contourner les défenses ennemies.
Au Sahel, la menace aérienne est inexistante et celle des feux dans la profondeur assez faible. Il nous faut donc réapprendre à manœuvrer dans des environnements toujours plus hostiles, face à des capacités de déni d’accès et d’interdiction de zone comme les missiles de longue portée, les obstacles terrestres ou le brouillage.
Le défi stratégique du fait accompli
En complément des autres armées, l’Armée de terre doit incarner l’aptitude de notre pays à réagir vite, pour éviter, voire prévenir un fait accompli qui s’exercerait sur nos intérêts ou sur ceux de nos alliés, outre-mer ou à l’étranger. Par notre aptitude à conduire des opérations loin de nos points d’appui, nous faisons peser sur nos adversaires la menace omniprésente d’un déploiement, sur très court préavis, d’un volume significatif de forces aguerries et déterminées. En cas d’agression, une chaîne de commandement et un processus décisionnel robustes sont également indispensables pour nous permettre de reprendre très rapidement l’initiative. La guerre peut être perdue sans avoir livré bataille parce que nous n’aurons peut-être même pas été capables de décider d’engager la force suffisamment tôt.
Des menaces directes contre le territoire métropolitain semblent, pour le moment, peu probables. En revanche, nous devons être particulièrement attentifs à nos intérêts outre-mer et à l’étranger.
Pour faire face à ces défis, l’Armée de terre dispose d’une solide expérience opérationnelle qu’elle a acquise depuis plus d’une décennie dans des engagements difficiles. Les précieux savoir-faire développés dans nos opérations actuelles ne doivent pas être perdus, mais bien consolidés : manœuvre aéroterrestre dans des conditions éprouvantes, rusticité de la troupe, autonomie des chefs tactiques, etc. Nous devons nous appuyer sur cette expérience irremplaçable.
L’Armée de terre dispose également d’un soutien politique et national extrêmement fort dont la Loi de programmation militaire (LPM) est la parfaite illustration. Voulue par le président de la République et mise en œuvre par la ministre des Armées et le chef d’état-major des Armées, cette LPM est à la hauteur des ambitions de notre pays. Entretenir ce lien de confiance mutuel avec la nation est un devoir et une exigence permanente auxquels nous devons accorder la plus grande importance.
Malgré ces atouts, nous ne sommes pas encore suffisamment prêts pour des opérations majeures. Tout en consolidant ses capacités actuelles, l’Armée de terre doit donc répondre à des besoins stratégiques nouveaux : prendre sa part dans des stratégies hybrides et contribuer à devancer les stratégies adverses d’intimidation ou de fait accompli, tout en offrant une aptitude réelle à conduire des opérations de haute intensité.
Trois enjeux
Nous devons nous préparer à ces engagements futurs sans perdre de temps et ainsi répondre à trois enjeux.
L’enjeu de l’intégration interarmées et interalliés
Nous devons nous entraîner à toujours mieux combiner nos effets avec ceux de la Marine nationale et de l’Armée de l’air et de l’espace en étant, soit menant, soit concourant dans les opérations. Il nous faut aussi renforcer notre interopérabilité avec nos alliés et partenaires. S’intégrer dans une coalition ou intégrer des partenaires dans une coalition suppose, au-delà d’un langage commun, des procédures et des systèmes compatibles. Développer nos partenariats stratégiques comme celui qui nous rapproche aujourd’hui de nos alliés belges autour de Scorpion est donc primordial. C’est aussi dans ce sens que nous devons renforcer nos entraînements communs avec les Américains, les Britanniques, les Allemands, les autres Européens et nos partenaires africains.
L’enjeu de la puissance
La rapidité de la projection de nos unités, combinée à leur aptitude au combat, doit nous permettre d’imposer notre supériorité opérationnelle. La rapidité, nous l’obtenons grâce à nos forces de souveraineté et de présence, à nos entraînements et à nos capacités de transport stratégique partagées.
Quant à notre aptitude au combat, elle est intimement liée à notre capacité à agir dans tous les milieux contestés.
L’enjeu de la résilience
Il est enfin primordial de disposer d’un modèle d’armée capable de résister à une forte pression et au premier choc : moyens redondants, stocks de munitions ou de pièces, etc. En cas de guerre, nous ne devons pas constater de rupture des approvisionnements en munitions. Il nous faut aussi disposer de chaînes de commandement solides et d’un processus décisionnel efficace qui résistent à la guérilla informationnelle et à la guerre hybride.
Pour être à la hauteur de ces enjeux, la « Vision stratégique » fixe le cap à suivre pour les années à venir tout en rappelant les exigences du temps présent. La France doit disposer d’une Armée de terre durcie, prête à faire face aux chocs les plus rudes et apte à emporter la décision. Hausser le niveau d’exigence de la préparation opérationnelle est mon intention vers laquelle doivent converger tous nos efforts : humains, capacitaires, d’entraînement et de simplification. Nous sommes désormais entrés dans la phase de réalisation de cette ambition de long terme, dont l’exécution sera cadencée par des projets concrets, déjà identifiés ou qui se dévoileront à mesure que nous progresserons.
Quatre objectifs
Quatre grands objectifs structureront l’action de l’Armée de terre pour répondre aux besoins de la nation.
Les hommes doivent être à la hauteur des chocs futurs
Cet objectif sera atteint en rehaussant les critères de recrutement de nos hommes et en durcissant leur formation, tout en veillant à garantir les meilleures conditions d’exercice d’un métier exigeant. Nos soldats ne sont pas des machines, leur moral est un point clé. S’ils s’entraînent plus durement, nous leur devons, en retour, une juste reconnaissance des sujétions que leur engagement implique. L’instruction de nos soldats doit également intégrer le défi de l’hybridité. Outre la formation morale classique qui se développe par l’aguerrissement physique et psychologique, il nous faut aussi leur inculquer une autre forme de résistance : la résistance aux influences de l’adversaire, car nos ennemis les plus proches sont dans nos smartphones.
Nous répondrons également au défi de la masse grâce à une réserve opérationnelle plus employable et plus opérationnelle, c’est également un des projets de la « Vision stratégique ». Outre un fonctionnement modernisé, des travaux sont en cours pour déterminer le rôle que pourrait tenir la réserve dans un conflit de haute intensité.
Nos capacités doivent nous permettre de surclasser nos adversaires
L’Armée de terre a lancé, depuis plusieurs années, une réflexion en profondeur sur le combat collaboratif. Nous en voyons les résultats aujourd’hui avec le système Scorpion qui donnera la capacité à nos unités de combat de concentrer leurs effets sans avoir à concentrer excessivement leurs moyens. S’appuyant sur une compréhension partagée du champ de bataille, notre capacité à traiter un élément ennemi identifié par d’autres effecteurs que celui qui l’a détecté sera accélérée et démultipliée jusqu’aux plus bas échelons.
Dans le cadre du programme Scorpion, nos capacités sont en pleine modernisation avec la livraison du véhicule blindé Griffon et bientôt celle du blindé léger Jaguar, ainsi que le déploiement du système de communication SICS. La prochaine étape sera la modernisation du segment de décision avec, entre autres, le Main Ground Combat System (MGCS), futur char de combat franco-allemand, à l’horizon 2035, et le système d’artillerie du futur – Common Indirect Fire System (CIFS) – qui permettra, couplé aux drones et aux satellites, de traiter l’ennemi dans la profondeur et de fragiliser les bulles d’interdiction par des tirs de longue portée. C’est aussi une réponse au défi du déni d’accès.
Tous ces projets doivent néanmoins être intégrés à une réflexion plus large sur la part grandissante des technologies dans les systèmes d’armes. Cette tendance de fond n’est pas récente et entraîne des exigences fortes pour le soutien de ces équipements à la fois performants, coûteux et complexes. C’est la raison pour laquelle, paradoxalement, nous devons rechercher le juste équilibre technologique pour permettre le maintien de notre supériorité opérationnelle. Dans nos travaux, gardons bien en tête la loi de Norman Augustine, formulée dans les années 1980 : « Si l’évolution des coûts ne change pas, le budget du Pentagone, autour de 2050, servira à acheter un seul avion tactique ! »
Notre entraînement doit être centré sur l’engagement majeur
Il faut réapprendre à faire manœuvrer ensemble de grandes unités de type brigade et division avec des appuis nouveaux : cyberattaques, lutte informationnelle, guerre électronique offensive.
Nos capacités d’entraînement vont être adaptées. Dans nos camps de Champagne, assez bien équipés pour cela, nous allons porter l’effort sur l’évaluation de nos bataillons, tous moyens déployés. Nos capacités de simulation de l’en nemi (la force adverse) vont également être renforcées pour opposer à nos unités de véritables manœuvres ennemies et les entraîner à une guerre hybride de haute intensité.
Un autre projet consiste à réaliser, en 2023, un exercice de niveau division, lui aussi tous moyens déployés, qui sera le premier test grandeur nature de notre nouveau « Concept d’emploi des forces terrestres ». La combinaison des effets dans les différents champs y aura une place significative.
Notre fonctionnement doit être simplifié
Nos formations et nos régiments sont étouffés par un excès de normes et de procédures. Pour nous entraîner plus, nous devons retrouver du temps disponible. La simplification de l’Armée de terre nécessite une revue de fond de notre manière de travailler, mais impose aussi un changement d’état d’esprit. Il nous faut aboutir à des solutions pragmatiques qui facilitent la vie de nos formations et libèrent du temps pour l’entraînement. Cela nécessitera un effort de tous, à tous les niveaux.
* * *
Avec le lancement de la « Vision stratégique », c’est bien une manœuvre globale qui est engagée, dans la durée et dans la profondeur, visant à garantir au chef d’état-major des Armées la disponibilité, sans restriction, d’une Armée de terre organisée et durcie, à même de dissuader d’éventuels adversaires et, si nécessaire, prête à s’engager d’emblée dans les combats les plus durs, aux côtés des autres armées et de ses partenaires.
Pour nous montrer à la hauteur de ces enjeux, nous devons enfin nous appuyer sur deux leviers indispensables : le commandement et l’audace. Nous ne ferons rien sans des chefs déterminés qui soient capables de voir large et de décider dans l’incertitude. C’est ainsi que j’ai voulu la réforme des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan.
Nous ne ferons rien non plus sans une forme d’audace qui nous conduira à trouver des solutions innovantes aux défis d’aujourd’hui et de demain. Cette audace, il ne suffit pas de l’invoquer, mais il faut en faire la démonstration. Là encore, tout est question d’état d’esprit. ♦