Les évolutions doctrinales en cours, notamment aux États-Unis et en Russie, démontrent de nouvelles ambitions accélérant le rythme de la manœuvre et la synergie entre les domaines. Les opérations de demain seront plus complexes et exigeront des architectures dynamiques, avec des outils numériques puissants. La France doit s’inscrire dans cette perspective.
Entre Multi-Domain Operations et « Guerre nouvelle génération », quelles voies pour les armées françaises ?
Depuis une décennie, le retour d’une guerre majeure structure la pensée des puissances militaires de premier ordre. Pour vaincre, il faudra dans une logique stratégique classique produire des effets décisifs par la manœuvre. Toutefois, celle-ci devra s’accommoder de deux variables : la maîtrise opérationnelle du second âge des technologies numériques (IA, robotique, etc.) et la capacité à outrepasser les nouvelles formes d’attrition résultant de la multiplication des capacités adverses de déni d’accès et d’actions indirectes dans la profondeur. Une refonte doctrinale au sein des grandes puissances est donc en cours, avec en tête les États-Unis et la Russie, pour déterminer les voies et moyens nécessaires à la restauration de la liberté d’action.
Une variable commune émerge : la synergie entre les domaines (1). Pour les Américains elle s’incarne dans les Multi-Domain Operations (MDO) définies par l’Army comme les « opérations menées pour dominer les forces d’un adversaire en lui présentant plusieurs dilemmes opérationnels et tactiques, par la convergence des capacités entre domaines, environnements et fonctions, dans le temps et l’espace » (2) ; tandis que la Russie utilise le terme de « Guerre nouvelle génération », caractérisant les opérations futures comme relevant de l’emploi coordonné des moyens de toute nature pour une action sur l’ensemble des capacités ennemies (3).
L’interarméisation entamée dans les années 1990 est donc amenée à se densifier et s’étendre à l’ensemble de l’éventail des opérations. Néanmoins, bien que l’objectif fasse consensus, les moyens pour le réaliser demeurent divergents tant pour des raisons de spécificités nationales que de disparités de moyens ; l’inspiration française de ces doctrines devra par conséquent discriminer entre les voies proposées pour tenir compte de sa spécificité politico-militaire.
MDO et « Guerre nouvelle génération », une ambition commune
Les doctrines russes et américaines des opérations futures convergent sur la nature de la manœuvre envisagée, qui devra être une synergie des domaines. Afin d’outrepasser les capacités de déni d’accès (A2/AD) sans cesse renforcées par les progrès technologiques, il faut parvenir à fonder des dilemmes opérationnels à l’adversaire, saturant ses capacités de réaction par l’intégration des domaines de lutte dans la profondeur. Toutefois, dans un contexte stratégique d’affrontement majeur, la variable nucléaire demeure structurante, ce qui fait qu’en réalité ces opérations en synergie font prendre en considération un retour de la « guerre limitée », puisqu’il s’agit d’obtenir des effets tout en contenant les risques d’escalade pour ne pas atteindre le seuil nucléaire. Cet impératif commun est marqué dans la doctrine américaine par l’arrêt des manœuvres aux frontières de l’adversaire (seuls les tirs indirects étant possibles au-delà de cette zone) (4) ; tandis que pour la Russie l’agitation permanente du parapluie nucléaire est justement faite pour cantonner les opérations entre États en deçà de son usage (5).
L’objectif poursuivi est double : limiter la durée des opérations pour diminuer les risques d’escalade et conduire rapidement l’adversaire à la négociation pour éviter le basculement du conflit dans une dimension asymétrique (6).
À cette vision doctrinale, répond un plan capacitaire semblable pour ces deux États dans l’usage des technologies de la deuxième génération du numérique. Dans ce cadre, une cybernétisation générale de l’action est envisagée (IA, systèmes autonomes, communications globales) ainsi qu’un développement des moyens d’action en profondeur (allongement des portées des tirs indirects, durcissement des moyens de projection).
In fine, ces doctrines de la synergie des domaines calquent le modèle stratégique énoncé par Basil Liddell-Hart (7), avec la volonté par une action limitée, de produire des effets par contournement de la puissance ennemie et paralysie de ses capacités. Pour ce faire, l’action coordonnée de tous les moyens disponibles permet d’outrepasser les capacités défensives en plaçant l’ennemi « sur les cornes d’un dilemme » (8), pour créer des faits accomplis poussant l’adversaire au compromis. On retrouve le schéma utilisé par la Russie lors de l’annexion de la Crimée en 2014, action rapide et coordonnée de l’ensemble des moyens militaires (conventionnels et non-conventionnels) et des domaines (droit international, gesticula tions nucléaires, désinformation…) pour créer un fait accompli paralysant la riposte occidentale en renversant la charge de l’agression.
Des doctrines futures aux méthodes divergentes
Bien qu’expérimentée en partie lors des engagements contemporains, et relevant d’une tendance consensuelle, la synergie des domaines n’est ni achevée ni universelle. En outre, toute doctrine étant le fruit d’une conception nationale, la réalisation de celle-ci diverge entre la Russie et les États-Unis, ouvrant autant de voies possibles pour la France.
La vision américaine : retrouver la manœuvre interarmées par la convergence
L’ambition de la doctrine américaine du multidomaines réside dans la capacité à pouvoir déployer sa manœuvre interarmées malgré le déni d’accès adverse. Pour ce faire, la convergence des moyens doit rétablir la liberté d’action par des opérations conduites en trois temps (9). D’abord la destruction des capacités A2/AD vulnérables par des tirs indirects coordonnés, puis la saturation des capacités restantes par l’action multidomaines permettant, pour finir, une manœuvre dans la profondeur pour des gains opératifs.
La conduite des opérations est alors envisagée comme interarmées de manière permanente et selon un schéma prévu dès le temps de paix pour une action optimale dans tous les milieux (10). À cet effet la doctrine est développée dans chaque armée (11), pour une convergence optimale (des brigades MDO test sont d’ailleurs déployées en Allemagne et en Asie depuis 2019).
L’action américaine synergique se veut donc centrée sur la convergence pour produire un effet opérationnel dans la profondeur et sur l’ensemble des capacités ennemies.
Ce renouveau doctrinal est renforcé par un développement capacitaire conjoint articulé autour de deux priorités. En premier lieu, le développement de l’action en profondeur, par les tirs indirects (allongement des portées, architectures numériques globales) et les capacités de projection (hélicoptères lourds, défense sol-air de basse couche d’accompagnement) ; ainsi que le développement des capacités numériques en second lieu et avec pour priorité les systèmes autonomes collaboratifs, cœur du succès de MDO sur le long terme par la maîtrise des actions cyber et le développement des IA complexes (12).
La vision russe : conduire des opérations hybrides dans la profondeur
La volonté russe de l’action en synergie s’inscrit dans une vision de l’adversaire comme un ensemble intégral, mêlant tous les ressorts de la puissance, tant civils que militaires. Pour produire des effets décisifs dans un cadre limité, il faut donc multiplier les gains faibles contribuant à la paralysie du système adverse. Or, ladite paralysie ne peut opérer que si les moyens font défaut et de ce fait qu’une somme suffisante des domaines adverses est immobilisée.
De ce constat émerge une doctrine de l’action dans la profondeur – à l’heure d’une guerre jugée sans fronts – et dans l’épaisseur (ensemble des couches de la puissance) (13).
Les opérations seront conduites en deux temps (14) : une attrition tactique pour fixer les éléments ennemis de manœuvre, laissant libre cours à une capacité d’action suffisante pour, en parallèle, produire des effets dans la profondeur (tirs indirects et troupes aéroportées).
Bien qu’à vocation interarmées, ce schéma stratégique est exprimé conformément à la vision russe de la guerre, et par conséquent emporte deux spécialisations. La première dans l’usage systématique du combat couplé, c’est-à-dire des actions conventionnelles et non-conventionnelles de manière indifférenciée, et en appui réciproque pour démultiplier les effets de la manœuvre (guerre non-linéaire) (15). La seconde particularité provient de l’héritage soviétique invétéré d’une centralité de l’Armée de terre dans les opérations, cœur de l’action dans la profondeur, tant pour les tirs indirects (capacités roquettes et missiles sol-sol de longue portée) que pour les forces de manœuvre (troupes aéroportées durcies).
La traduction capacitaire de ces inclinaisons doctrinales est structurée autour de trois éléments complémentaires. La saturation de l’espace de contact pour immobiliser les éléments de manœuvre ennemis est considérée comme le point le plus délicat, aussi dans l’optique de « retirer l’Homme des risques du combat » (16) le développement d’une capacité robotisée à bas coûts agissant au contact est envisagée. Ensuite, afin de maximiser les effets des tirs indirects, clé de l’action dans la profondeur, une attention particulière est portée au développement de leur capacité d’entrée par l’hypervélocité et l’allongement des portées. La doctrine russe insiste enfin sur l’acquisition d’une architecture numérique globale et pandomaines. L’Unified Information Environment prévu pour 2040 étant le pré requis à toute opération numérique, indépassable réalité pour lier ensemble les capteurs et effecteurs multipliés par l’introduction en masse de systèmes cybernétisés (17).
Opérations futures russes et américaines, quelles inspirations pour la France ?
Une nécessité, l’adaptation à la tendance des opérations en synergie
Il s’agit d’une accélération du virage interarmes et interarmées entamé par les forces françaises depuis le début du siècle. Le développement des moyens infovalorisés et leur corollaire tactique qu’est pour les trois armées le combat collaboratif (18), imposeront par la liaison entre les capteurs et effecteurs des synergies de fait. Néanmoins, ces modèles sont encore tributaires d’une logique d’armées, et les actions en interarmées systématiques, selon un schéma conçu dès le temps de paix, n’existent pas. C’est pourtant dans ce seul cadre que pourront être conduites des opérations synergiques liant les domaines pour intégrer les effets.
Deux axes de développement pourraient renforcer l’intégration interarmées : la liaison des combats collaboratifs (connect@aéro, axon@v, combat collaboratif terrestre) en un ensemble tactique unique ; ainsi qu’une coordination accrue par l’extension des structures conjointes existantes, les « seams » (opérations à la frontière entre les milieux) telles que la défense antiaérienne ou les opérations amphibies et aéroportées, semblant être le terreau idéal pour basculer d’un procédé d’opportunité à une véritable synergie (19) alors que l’ensemble des milieux peuvent être simultanément contestés.
Des opportunités dans les procédés et les capacités
Les divergences de mise en œuvre de la logique multidomaines, entre les États-Unis et la Russie, posent la spécificité du cadre national pour répondre aux défis de la numérisation et du retour de l’attrition par le déni d’accès. En miroir des orientations décrites précédemment un ensemble de voies d’inspiration apparaissent pour la France.
En termes de procédés, l’on relève l’intérêt du combat couplé, avec l’usage des actions non-conventionnelles pour démultiplier les effets des opérations conventionnelles. De même la conduite d’opérations en profondeur et dans l’épaisseur pour des objectifs limités créant un fait accompli opératif, est un cadre conceptuel propre à institutionnaliser l’action pandomaines et interarmées.
En ce qui concerne les développements capacitaires, les doctrines américaines et russes mettent en lumière le besoin pour la France d’une parade à la fixation tactique par un usage massif de la robotique. Dans cette optique la réintroduction des capacités antiaériennes de basses couches d’accompagnement comme l’envisagent les Américains semble essentielle, de même que le renforcement des moyens de guerre électronique sur l’ensemble du théâtre. Sans oublier la nécessité de l’allongement de portée des tirs indirects et la question de l’introduction d’une composante missiles dans les forces terrestres pour produire des effets dans la pro fondeur. Enfin, en inspiration des actions russes conduites en 2014, un développement de l’intégration à la manœuvre des actions sur les champs immatériels (psyops, cyber, guerre électronique) semble souhaitable pour produire un appui à l’engagement optimal par coordination tactique éprouvée dès le temps de paix.
Un indispensable, le développement des architectures numériques complexes
L’étude de la doctrine russe et son emphase sur la fondation d’un système de liaison et de coordination numérique global pour garantir le succès, de même que l’objectif d’intégration des capacités interarmées de manière permanente, énoncent que toute logique synergique devra passer par les architectures numériques (20).
Point souvent délaissé au profit des programmes d’armements, plus visibles et concrets, les systèmes de liaison des données et de traitement de l’information sont pourtant la clé de l’action multidomaines et d’une intégration des effets interarmées. De fait, seule l’acquisition d’une capacité de communication unifiée de sélection et de répartition optimale et instantanée des informations, adaptée à la multiplication des capteurs automatisés et des effecteurs infovalorisés, permettra une liaison des armées et des domaines. C’est une difficulté majeure pour toutes les grandes puissances (21), tant est complexe la jonction des divers éléments numériques (systèmes infovalorisés, robots…) sans alourdir la manœuvre. La mise en œuvre d’une telle structure apparaît donc comme la priorité capacitaire française, en vue d’acquérir une coordination interarmées permanente et la liaison optimale des domaines dans les opérations.
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Pour conclure, les doctrines des opérations futures, russes et américaines, fournissent un objectif commun dans la réalisation d’une manœuvre synergique liant les domaines de l’action. Cette ambition amène cependant une mise en œuvre différenciée suivant le cadre national. Ainsi, la France peut s’inspirer de ces visions par la nécessité de prendre en compte leur tendance à la conduite d’opérations en synergie dans tous les champs et milieux, et les opportunités capacitaires évoquées tant qu’elles correspondent au modèle de force, avec cependant un prérequis : l’évolution du commandement interarmées avec le développement des architectures numériques complexes. À ce titre, une voie d’approfondissement pourrait être conduite sur l’extension des synergies tactiques fondées par le combat collaboratif, pour basculer à terme dans de véritables opérations collaboratives. ♦
(1) Aucune doctrine ne fournit de définition nette de ce qu’est un « domaine » et la confusion est récurrente entre domaines, espaces et milieux. Pour plus de clarté, les domaines seront ici entendus comme l’ensemble des champs opérationnels produisant des effets. Ils comprennent donc les champs de la lutte (avec les milieux géographiques ainsi que le cyber), plus les moyens de la puissance (militaire, diplomatie, économie, influence, etc.).
(2) TRADOC pamphlet 525-3-1 : « The US Army in Multi-Domain Operations 2028 », US Army, 2018, p. 7.
(3) Valery Gerasimov : « Presentation to the General Staff Academy: Thoughts on Future Military Conflict », Moscou, General Staff Academy, 2018.
(4) TRADOC pamphlet 525-3-1 : « The US Army in Multi-Domain Operations 2028 » ; op. cit., p. 26.
(5) Thibault Fouillet, Bruno Lassalle : « Le concept russe de guerre “nouvelle génération” du général Gerasimov : quelle exploitation pour l’Armée de terre ? », FRS-Eurocrise – Observatoire de l’Armée de terre 2035, 2020.
(6) Nous constatons ici les leçons tirées des doctrines des années 1990 centrées sur la guerre-éclair technologique pour une victoire totale, ayant abouti après des victoires rapides (Irak, Afghanistan) à des conflits de contre-insurrection non prévus et causes d’enlisement et de revers.
(7) Basil Liddell Hart : Stratégie ; Paris, Tempus Perrin, 2015 (voir en particulier le dernier chapitre).
(8) Ibidem.
(9) TRADOC : « Multi-Domain Battle: Evolution of Combined Armes Fort the 21s Century, 2025-2040 », Version 1.0, US Army, 2017.
(10) Isabelle Dufour, Nicole Vilboux : « Le concept américain “ Multi-Domain Operations ” : quelle exploitation possible pour l’Armée de terre ? » ; Paris, FRS-Eurocrise – Observatoire de l’Armée de terre 2035, 2020.
(11) Seule exception notable, l’absence d’un document multidomaine édité par la Navy. Toutefois, il ne s’agit que d’un léger bémol puisque les Marines usant des structures de la Navy ont édité leur vision sur le sujet, confirmant la forte convergence des armées américaines.
(12) Future Warfare Division : « Operationalizing Robotic and Autonomous Systems in Support of Multi-Domain Operations White Paper », Army Capabilities Integration Center, 2018, p. 3-39.
(13) Thibault Fouillet, Bruno Lassalle : « Le concept russe de guerre “nouvelle génération” du général Gerasimov : quelle exploitation pour l’Armée de terre ? », op. cit., p. 25.
(14) Dave Johnson : « General Gerasimov on the Vectors of the Development of Military Strategy », Russian Studies 4/19, Nato Defense College, 2019.
(15) Souvent confondue à tort avec la « Guerre nouvelle génération », voir à ce propos, Ibid. p. 2-7.
(16) David Majumbar : « Russia’s Military in 2035: Killing the Enemy from Distance (With Cruise Missiles) », The National Interest, 26 décembre 2017 (https://nationalinterest.org/).
(17) Andrew Radin : The Future of the Russian Military: Russia’s Ground Combat Capabilities and Implications for US-Russia Competition (Part II) ; Aroyo, Rand corporation, 2019.
(18) Revue de doctrine des forces terrestres : « Les attendus de Scorpion », Paris, Centre de doctrine et d’enseignement du commandement, Armée de terre, 2019.
(19) Philippe Gros, Vincent Tourret : « La synergie multidomaine », Paris, FRS – Observatoire des conflits futurs, 2019.
(20) Centre de doctrine et d’enseignement du commandement : « Les enjeux de l’infovalorisation : quels systèmes d’information pour demain ? », Cahier de la pensée militaire, n° 49, 2018.
(21) Seuls les Américains sont aujourd’hui en mesure de proposer un système global et cohérent, encore qu’il souffre de difficultés opérationnelles (qui devraient être réglées à moyen terme), notamment pour la question de l’interopérabilité.