La frappe dans la profondeur consiste en une action cinétique ou non qui s’intègre pleinement dans la conflictualité moderne, est réalisée avec un armement conventionnel et produit soit des effets de niveau stratégique en visant les points décisifs et les centres de gravité, soit des effets de niveau opératif ou tactique en neutralisant voire détruisant la cohérence du dispositif adverse. Conduite au-delà de la zone d’influence terrestre, elle s’inscrit dans un système C4ISR cohérent et pourrait, en France, s’appuyer sur un mixte capacitaire à base de quelques missiles hypersoniques, de dizaines de missiles supersoniques, de centaines de missiles subsoniques low cost et surtout de plusieurs milliers de munitions téléopérées et planantes.
Frappe dans la profondeur terrestre : quel rôle dans les opérations futures françaises ?
Interrogé sur les enseignements tirés du conflit ukrainien, le ministre des Armées Sébastien Lecornu a exposé quelques orientations de la prochaine Loi de programmation militaire (LPM 2024-2030) (1) : « Un engagement majeur comme en Ukraine nous montre l’importance de renforcer le renseignement, la capacité des états-majors à bien fonctionner ensemble, le rôle des frappes en profondeur, de la défense sol-air, etc. Autant de priorités de notre prochaine [LPM]. »
La notion de « frappe dans la profondeur » peut interroger. Alors que nos ressources sont comptées, et qu’il convient de disposer de moyens et de modes d’actions adaptés aux conflits présents et futurs, la frappe dans la profondeur apparaît offrir un avantage compétitif sous réserve de pouvoir durer, faire preuve de complémentarité entre les différents effecteurs et surtout de cohérence avec nos chaînes d’engagement. Ainsi, après en avoir proposé une définition, nous analyserons ses finalités, son cadre conceptuel puis les moyens contribuant à la réalisation de ces frappes afin de proposer une solution à base d’un mixte capacitaire au coût maîtrisé.
Définition de la frappe dans la profondeur terrestre
Selon la doctrine interarmées française (2), une frappe dans la profondeur consiste :
1) Au niveau stratégique, en une action de force qui vise les points décisifs et les centres de gravité de niveau stratégique. Les cibles visées ont un lien immédiat avec l’objectif politique poursuivi et l’État final recherché (EFR). Ces attaques sont de nature à avoir un impact majeur sur la volonté de l’adversaire et sa capacité à poursuivre son action.
2) Au niveau opératif, en une action de force qui recherche la neutralisation ou la destruction de la cohérence du dispositif adverse, qu’il soit aérien ou terrestre, le cloisonnement du terrain, l’isolement des unités, ainsi que l’affaiblissement des points décisifs et du centre de gravité.
Cette notion de « frappe dans la profondeur » exprime donc une dualité qui s’exerce à des niveaux différents. Alors que le champ de bataille s’entend dans sa dimension géographique, il paraît normal de s’interroger tout particulièrement sur la signification de cette notion de profondeur afin de la clarifier. En outre, cette notion exclut implicitement la frappe nucléaire qu’elle soit tactique, préstratégique ou stratégique. En effet, il s’avère que tenter d’associer une notion de profondeur à l’arme nucléaire n’aura jamais été bien convaincant, alors que son emploi fait rentrer la guerre dans une tout autre dimension, et cela, où qu’elle soit réalisée sur le territoire ennemi.
Dans le champ stratégique, les frappes par Kalibr russes réalisées contre les infrastructures énergétiques ou les centres de commandement ukrainiens contribuent à une stratégie de coercition par essence stratégique qui vise à démoraliser la nation ukrainienne et à réduire ses capacités militaires afin de la dissuader de poursuivre la lutte (3). Comme lors de l’opération Hamilton (4) en Syrie et en raison de l’absence de supériorité aérienne au-dessus du territoire de l’adversaire, chaque camp, pour atteindre le cœur de son adversaire, va employer quasi exclusivement des missiles de croisière.
Par ailleurs, au niveau opératif, cette notion paraît également adaptée car elle s’avère liée à un théâtre d’opérations et à la portée des armes en présence. Au début de « l’opération militaire spéciale » russe, alors qu’il y avait plusieurs axes de pénétrations (ou fronts), certaines frappes réalisées sur des colonnes logistiques russes par les Ukrainiens à proximité de Kiev dans le nord du pays (qui n’avaient pas d’impact sur le front sud) pouvaient être considérées comme opératives.
Dans le cas d’une guerre sur le théâtre Pacifique, cette différenciation de niveau serait toujours adaptée mais les portées des effecteurs seraient probablement différentes en raison de la géographie avec notamment sa dimension archipélisée. En effet, les distances séparant les objectifs des plateformes de tir approchent plutôt du millier de kilomètres. Ainsi, en se limitant à une nomenclature liée à la portée, la même portée pourrait être vue comme stratégique sur un théâtre et opérative sur un autre. La limite courte de cette profondeur apparaît donc évolutive et liée à un théâtre d’opérations et au niveau de l’articulation de la guerre (stratégique, opératif, tactique) auquel on se place. Mais comment la caractériser sur un théâtre donné ?
La doctrine terrestre mentionne la notion de profondeur par la définition de la « zone d’influence » d’une unité qui constitue sa zone planifiée d’efficacité tactique. L’influence consiste ici à produire des effets continus ou discontinus sur l’adversaire et à mettre à jour la connaissance de l’environnement opérationnel au-delà de la zone d’occupation du pion de manœuvre. Au sein de cette zone d’influence, les portées techniques de ses effecteurs et de ses capteurs s’échelonnent dans la profondeur tactique. Ainsi la profondeur serait la zone qui débute au-delà de celle qu’occupe physiquement le pion de manœuvre mais où il peut toutefois produire des effets ou générer de la connaissance.
Historiquement, la portée maximale des pièces d’artillerie, à savoir environ 100 km, était retenue (5) pour séparer les zones tactiques et opératives car elle correspondait à la notion de FSCL (6) (Fire Support Coordination Line). Cette ligne, déterminée par le commandant d’une force terrestre ou amphibie, s’applique à des fins de coordination avec les moyens aériens, terrestres ou navals tirant n’importe quel type de munitions contre des objectifs de surface. Au-delà de cette frontière généralement située à la limite de portée de l’artillerie de nos forces, il n’existe donc plus de risque de tirs fratricides ni de besoin de coordination avec les forces terrestres au contact. En outre, les capacités de détection des radars de contrebatterie sont limitées en raison de la rotondité de la Terre et des obstacles naturels, celles des drones tactiques par leur autonomie (7).
Ainsi, il était cohérent de retenir cette notion de FSCL pour définir le début de la profondeur, et la valeur de 100 km apparaissait adaptée au théâtre Centre Europe durant la guerre froide. Cette zone des 100 km laissait déjà un nombre important de cibles à traiter pour la composante terrestre, tant avec ses capacités d’engagement direct qu’avec ses moyens d’artillerie ou d’aérocombat. Ce défi nécessitait de pouvoir rapidement identifier puis engager des cibles qui, se sachant vulnérables, ne perdaient pas de temps à se déplacer. Toutefois, avec l’accroissement de la portée des pièces d’artillerie, il paraît plus adapté aujourd’hui de retenir la valeur de 300 km au-delà de la FLOT (8) (Forward Line of Own Troops) pour définir la position de la FSCL qui constitue désormais cette frontière, c’est-à-dire le début de la profondeur. C’est à cette distance de la ligne de contact qu’il est communément admis que les grandes unités terrestres, se considérant en sécurité, se regroupent avant de débuter une manœuvre. En effet, cette valeur correspond à la portée de l’ATACMS (Army Tactical Missile System) américain qui constitue à ce jour le champion de la frappe sol-sol dans la profondeur (9). Cette valeur n’est toutefois qu’informative et liée au théâtre Europe.
Bien que l’on puisse voir la frappe dans la profondeur comme une extension de la puissance aérienne à d’autres vecteurs (artillerie longue portée notamment) et même si la grande majorité des munitions transitent par le milieu aérien, il ne faut pas limiter cette notion à des effecteurs cinétiques aérobies. En effet, un effet de destruction sur un système situé dans la profondeur ennemie peut très bien être atteint par une attaque cyber voire un raid de forces spéciales. Une action de brouillage ou d’aveuglement peut être obtenue depuis la haute atmosphère ou l’Espace. Ainsi, il convient bien de raisonner selon une conception Multi-milieux multi-champs (10) (M2MC).
Enfin, on peut penser que cette notion de profondeur n’est pas adaptée à des opérations de contre-insurrection ou à des combats dits de basse intensité car la notion de profondeur géographique ne s’applique pas à un champ de bataille lacunaire. Toutefois, du point de vue systémique, la profondeur ne sera plus géographique mais fonctionnelle, le système ennemi pouvant être frappé en son cœur (leadership) ou sur un des cercles extérieurs selon le colonel John A. Warden (11) (soutien logistique des combattants par exemple).
Aussi, nous pouvons donc proposer comme définition de la frappe dans la profondeur, une action cinétique ou non, qui s’intègre pleinement dans la conflictualité M2MC, réalisée avec un armement conventionnel, et qui vise à produire soit :
– des effets de niveau stratégique en visant les points décisifs et les centres de gravité (les cibles visées ayant un lien immédiat avec l’objectif politique poursuivi et l’EFR) ;
– des effets au niveau opératif ou tactique, neutralisant ou détruisant la cohérence du dispositif adverse pour le fragiliser.
Cette frappe est conduite au-delà de la zone d’influence terrestre, où une coordination est nécessaire avec les opérations conduites depuis les autres milieux. Dans le cas où un front est clairement établi, et sur le théâtre Europe, il est proposé de retenir la valeur de 300 km au-delà de la ligne de contact (FLOT) pour délimiter le début de la profondeur car c’est la portée maximale obtenue avec un système d’artillerie allié.
Finalités de la frappe dans la profondeur terrestre
La paralysie stratégique
Elle constitue la première finalité de la frappe de nature stratégique effectuée dans la profondeur. Elle trouve son origine dans les travaux conduits par le colonel Warden (12), le concept d’Effect Based Operations théorisé par le général David A. Deptula (13), ou celui de la Comprehensive approach, qui conduit à penser l’ennemi comme un système composé de plusieurs sous-systèmes interagissant entre eux et présentant des éléments essentiels et des vulnérabilités. Ces approches préconisent de cibler principalement la dimension physique du système ennemi en lui imposant des changements d’état à tel point qu’il se voit contraint d’agir comme nous le souhaitons, ou en le rendant physiquement incapable de s’opposer à notre bon vouloir.
Dans l’analyse de Warden, qui fut initialement développée lors de la première guerre du Golfe (1990-1991), ce dernier décrit le système ennemi en cinq sous-systèmes concentriques : au centre, le leadership, puis les fonctions essentielles d’un État, les infrastructures, la population et enfin, à la périphérie, les forces combattantes. En agissant sur le système global, et non uniquement sur ses forces armées, la guerre est gagnée en imposant notre volonté à notre ennemi. Dans cette vision systémique, Warden explique que le mode d’action préférentiel pour une victoire rapide est l’attaque simultanée de toutes les vulnérabilités ennemies afin d’obtenir un effet de sidération et de blocage (Shock and Awe). Cette simultanéité est rendue possible par l’évolution technique des armements (précision, puissance explosive, portée) alors que par le passé seule une partie du système pouvait être ciblée et à un moment donné seulement.
Le politologue américain Robert A. Pape prolonge cette analyse en développant la notion de coercition dans son ouvrage Bombing to Win (14) : la coercition fonctionne soit en retirant à son ennemi la capacité d’agir (déni), soit par châtiment, mode d’action (punitif) qui s’avère moralement discutable, voire parfois inefficace (la population ayant une plus forte résilience qu’escomptée).
C’est donc bien dans ce cadre conceptuel coercitif que se conduit une frappe dans la profondeur dans sa dimension stratégique.
Contrer la manœuvre ennemie
La deuxième finalité qu’offre la frappe dans la profondeur dans le champ opératif cette fois, consiste à contrer la manœuvre ennemie, voire à affaiblir ses forces jusqu’à ce qu’elles ne puissent plus soutenir une offensive (finale).
Développé afin de contrer la manœuvre opérative soviétique, qui consistait à s’appuyer sur sa masse et ses réserves afin de percer la ligne de front à un point de vulnérabilité puis encercler les forces otaniennes, le concept américain d’Air Land Battle visait à contrer ce débouché massif, soit en interdisant son mouvement (contre-mobilité), soit en empêchant son regroupement, soit tout simplement en détruisant les forces avant leur arrivée dans la zone de contact. Ce concept a reposé initialement sur l’emploi de l’arme nucléaire tactique sur les deuxièmes échelons lors de leur regroupement avant la rejointe de la zone avant. Face à cette menace, les forces du Pacte de Varsovie, qui étaient à l’époque bien supérieures en nombre à celles de l’Otan, se voyaient contraintes à ne s’engager sur le front qu’à hauteur de 15 % de leur effectif total (15), ce qui restait gérable pour les forces de l’Otan. On recherchait donc un combat sur deux fronts : le premier sur la ligne de front, et le second dans la profondeur contre les réserves. Avec l’arrivée d’une capacité de frappe conventionnelle dans la profondeur, l’Otan pouvait cibler ces renforts en s’évitant l’emploi de l’arme nucléaire, ce qui constituait une stratégie défensive plus crédible. Une variante de ce concept, que privilégiaient plusieurs nations européennes, fut d’envisager une frappe sur les bases aériennes soviétiques qui, contrairement aux forces terrestres, offraient l’avantage d’être statiques, facilitant donc significativement leur engagement.
Ce concept d’Air Land Battle repris dans l’Otan sous le nom de FOFA pour Follow-on Forces Attack est toujours d’actualité et repose bien sur la capacité de frapper dans la profondeur tout en portant une offensive terrestre interarmées, de sorte que l’ennemi groggy ait, en plus du coup porté à distance, à encaisser une offensive terrestre.
Contre-déni d’accès
Rendue possible par les évolutions technologiques, une troisième finalité de la frappe dans la profondeur, également dans le champ opératif, pourrait être qualifiée de contre-déni d’accès.
Nos adversaires, conscients de leur vulnérabilité, ont développé des capacités de déni d’accès (A2/AD) aérien reposant sur des systèmes sol-air performants, ainsi que maritime à base de batteries de défense côtières longue portée ou terrestre via une interdiction du terrain qui est battu sous les feux ennemis depuis une position de tir distante de plusieurs centaines de kilomètres.
Une réponse possible à ce déni d’accès consiste à cibler ces systèmes ennemis. Pour ce faire, à l’ère du M2MC, ces frappes peuvent être réalisées selon une logique trans-milieux (cross-domain) : un aéronef pouvant détruire à distance une pièce d’artillerie, une attaque cyber voire un tir d’artillerie pouvant rendre inopérant un système sol-air.
Protéger nos combattants
Une quatrième finalité de la frappe dans la profondeur est à trouver dans l’avantage qu’elle offre en matière de risques. En effet, à modes d’actions équivalents en termes d’atteinte de l’effet militaire, la frappe dans la profondeur offre l’avantage de ne pas exposer nos combattants comme le ferait un raid de bombardiers ou l’emploi d’un système sol-sol à portée de tirs de contrebatterie par exemple.
Quelle que puisse être la finalité d’une frappe dans la profondeur, sa réalisation, comme toute opération de ciblage, passe par une évaluation a priori des effets à produire au regard des risques potentiels de l’action.
Un point de vigilance lié à l’accroissement de la capacité de frappe dans la profondeur repose sur la dualité potentielle des porteurs, source d’ambiguïté, entre la nature conventionnelle ou nucléaire de la frappe, qui peut accroître le risque d’instabilité stratégique par escalade résultant d’un mauvais calcul (miscalculation). Ainsi, la position historique française s’appuie sur la ségrégation technologique entre les missiles à capacité nucléaire et les vecteurs conventionnels. Ceci est d’autant plus justifié que notre doctrine d’emploi nucléaire n’exclut pas la frappe en premier, quelle que soit la nature de l’attaque contre nos intérêts vitaux, y compris comme ultime avertissement pour signifier l’approche du seuil nucléaire et rétablir la dissuasion.
Cette position n’est toutefois pas partagée par la Russie qui dispose en majorité de porteurs et vecteurs duaux (Kh101/102, Kh55/555).
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Quant aux cibles à traiter dans ces quatre finalités, elles peuvent être fixes (infrastructures stratégiques notamment) ou mobiles (poste de commandement d’une division ou encore système sol-air par exemple). Lorsqu’il convient de frapper des systèmes mobiles, deux options sont offertes : soit disposer d’un armement particulièrement précis et manœuvrant pour porter un coup au but, coup qui n’est pas forcément physique mais peut être un déni d’accès sur une adresse IP par exemple, soit employer un effecteur qui dispose d’effets larges (faute de connaître cette adresse IP, on peut détruire tout le serveur) qu’il conviendra d’évaluer voire de minimiser en raison des risques collatéraux existants.
Le processus constitutif de la frappe dans la profondeur
Malgré une plus grande transparence du champ de bataille rendue possible par des moyens satellitaires géostationnaires ou une observation indirecte (par un flux vidéo via réseaux sociaux par exemple), un objectif à traiter dans la profondeur est généralement hors de la vue directe. En conséquence, la clé du succès réside avant tout dans l’architecture décisionnelle globale plus connue sous l’acronyme C4ISR pour Command, Control, Communications, Computers, Intelligence, Surveillance, Reconnaissance.
La récente résurgence du conflit Arménie-Azerbaïdjan offre un exemple intéressant d’application de ce concept de frappes dans la profondeur. Lors de l’assaut azerbaïdjanais de septembre 2022, les forces arméniennes du Haut-Karabagh sont surprises et deux bastions tombent rapidement. Cependant, c’est l’attaque par des drones suicides des renforts arméniens dépêchés en camion qui va s’avérer décisive. En outre, après avoir détruit des sites de SA-8 repérés avant la guerre, l’Azerbaïdjan va recourir à la ruse, en employant d’anciens biplans An-2 pilotés à distance, pour faire gaspiller de précieux missiles sol-air arméniens, diluant au milieu de ces cibles sans valeur ses drones suicides israéliens IAI Harop ou ses drones tactiques turcs Baykar Bayraktar TB2 guidant des tirs de roquette longue portée sur les S-300. Outre ces missions de destruction des moyens de défense aérienne, les attaques de Bakou se sont portées sur les SCUD et les lance-roquettes multiple BM-30 arméniens. Dès lors, sans feu ni défense sol-air, les forces arméniennes n’avaient aucune chance de s’opposer à la progression des forces de Bakou.
Par cet exemple, nous pouvons mesurer l’impact des frappes réalisées sur le système de défense sol-air intégré arménien, sur ses renforts opératifs ainsi que sur ses capacités de déni d’accès. Les trois missions ont été conduites avec succès.
Un processus méthodique de ciblage prend sa source au niveau interarmées à travers la réunion de validation et de coordination du ciblage interarmées (Joint Targetting Coordination Board) qui permet de planifier des actions liées au processus de ciblage en respect de la notion de kill chain F2T2EA (Find-Fix-Track-Target-Engage-Assess (16)). En effet, pour frapper il faut analyser le système ennemi et ses vulnérabilités afin de savoir ce qu’il faut frapper, le localiser avant d’évaluer l’opportunité d’une frappe, notamment en considérant les risques de dommages collatéraux et en définissant le moment propice. Après cette frappe, il faut évaluer les effets obtenus. Ce processus dans sa partie initiale (F2T2) est conduit par des cibleurs au sein des cellules ciblage des composantes terrestre, aérienne ou navale puis aux niveaux supérieurs interarmées (JFC voire état-major stratégique – CPCO (17) ou COCOM [Combattant Command] pour les États-Unis).
Raisonner en effet avec une logique M2MC : la complémentarité de l’interarmées
Chaque composante porte ses spécificités et, avec elles, ses forces et faiblesses. En effet, le milieu terrestre et la composante navale offrent la permanence que ne peut offrir la composante aérienne.
Chaque composante subit le déni d’accès mais certaines plus que d’autres. Ainsi, un navire de surface ne se risquera que temporairement dans la zone d’engagement des batteries côtières, tout comme un avion de combat ou un drone cherchera à larguer son missile de croisière avant de rentrer à portée des sites sol-air ennemis. Quant à une pièce d’artillerie, elle sait qu’elle devra faire rapidement mouvement après son tir afin d’éviter un tir de contrebatterie. Le sous-marin constitue, lui, sous réserve de n’être pas pisté, une option de quasi-invulnérabilité avant le tir.
L’aspect soutien est un élément discriminant qui impose une manœuvre ad hoc dans la zone d’action terrestre pour une pièce d’artillerie lors de son recomplètement après un tir, alors qu’un navire dispose de sa dotation en munitions jusqu’à son retour à terre, tout comme un aéronef.
En outre, un avion est limité par sa capacité d’emport alors qu’une frégate dispose d’une capacité d’emport plus significative mais également finie. Les pièces d’artillerie, quant à elles, ne touchent leur limite d’emport qu’avec la notion de mobilité notamment lorsque le terrain est peu praticable.
Assigner par facilité ou simplicité à une composante les cibles qui la concernent apparaît parfois peu efficient, voire risqué, comme lors d’un tir de contrebatterie contre une pièce ennemie qui serait réalisé par une pièce d’artillerie déjà ciblée (et donc vulnérable) alors qu’une frappe depuis les airs apparaît plus aisée et moins risquée.
Dans un souci d’optimisation de la manœuvre et d’efficience des moyens, une cible d’intérêt pour la composante terrestre (ou aérienne) pourra ne pas être traitée par cette dernière. Elle sera idéalement traitée par une combinaison d’effecteurs pouvant provenir de plusieurs composantes. Ainsi, on pourra, par exemple, localiser un regroupement de pièces d’artillerie avec un satellite optique, puis confirmer la présence d’un radar de contrebatterie (qui constitue la vulnérabilité d’un système d’artillerie) avec un moyen d’écoute électromagnétique terrestre voire une information en source ouverte pour employer une munition rôdeuse ou propulsée tirée depuis un avion de chasse à partir de l’espace aérien allié. S’appuyant sur une liaison de données satellitaire, la munition propulsée pourrait être réorientée, en cas de mouvement de la cible, sur sa nouvelle coordonnée obtenue avec précision par un dispositif d’observation commando à proximité. Sans envisager systématiquement un tel dispositif, c’est bien ce type d’opération interarmées qui s’avère aujourd’hui possible.
Cependant, pour assigner une cible ou plutôt construire la manœuvre en M2MC, il est essentiel de disposer d’une capacité C4ISR robuste et centralisée, si possible distribuée sur le terrain, dans un souci de résilience.
Le Game Changer = un C4ISR robuste
Alors que le champ de bataille est aujourd’hui de plus en plus transparent grâce notamment à l’observation satellitaire, à l’écoute électromagnétique ou encore via des observations en source ouverte, il est de plus en plus facile de détecter une cible même mobile. Toutefois, le maintien de son identification en tant que cible légitime nécessite un suivi quasi permanent jusqu’à l’atteinte de l’effet ; sauf à accepter le risque d’une frappe « pour rien » et d’un dommage collatéral. Une fois obtenue cette identification et vérifié que cette cible s’inscrit bien dans le plan de frappe, la décision d’engager le moyen le plus efficient sera prise par un décideur qui dispose au minimum de capacités de communication pour ordonner la frappe. Puis, en fonction des risques évalués, on pourra même se préparer à réorienter l’effecteur afin d’éviter des dommages collatéraux. Ceci nécessite donc de disposer d’une capacité de réversibilité dont tous les effecteurs ne disposent pas. Enfin, l’évaluation des effets produits s’avère impérative afin de décider du besoin d’une réattaque éventuelle.
Il s’agit ainsi de disposer d’un processus robuste capable de conduire un ciblage dynamique. Pour ce faire, plusieurs capacités sont essentielles : observer la cible, la localiser, transmettre sa position avec précision puis au besoin, et idéalement, actualiser les données vers l’effecteur alors qu’il est en vol.
On peut évaluer, compte tenu de la technologie déjà disponible, que les vulnérabilités critiques de l’architecture C4ISR sont à trouver dans ses capacités d’une part, de surveillance permanente d’une cible (capteur satellitaire ou aérien de type ISR ou SAR/MTI (18), voire observation depuis le sol) et d’autre part, de transmission des coordonnées de cette dernière (au moins grossière dans le cas d’une munition rôdeuse) à l’effecteur. Le segment satellitaire est alors un élément clé car il permet à longue distance de diffuser les détections puis de transmettre les réactualisations de la position ciblée à l’effecteur qui serait en route vers sa cible. Notons que l’effecteur devra également, pour atteindre sa cible, disposer d’un système de positionnement précis à base de Géo-positionnement par satellite (GPS), Galiléo ou d’une centrale inertielle à très faible dérive voire d’une capacité de reconnaissance en phase finale (imageur infrarouge avec comparaison de forme par exemple). Plus le temps de ralliement de la cible sera long, plus cette problématique sera prégnante.
Toujours en rapport avec cette architecture C4ISR, l’opération Hamilton a démontré combien il était nécessaire de penser la déconfliction potentielle des vecteurs employés dans une manœuvre de frappe dans la profondeur alors que plusieurs dizaines de missiles évoluent simultanément en vol à des fins de saturation des défenses ennemies et vont impacter dans une fenêtre temporelle très resserrée. Ceci passe immanquablement par une centralisation de la manœuvre sous la responsabilité de l’autorité en charge de la coordination de l’espace aérien (Airspace Control Autority (19)), qui est en général également en charge de la coordination de la défense aérienne (Air Defence Commander).
Décider selon l’effet recherché avec efficience
Dans le processus décisionnel de frappe dans la profondeur, le principe stratégique d’économie des moyens reste essentiel. Lors de la prise de décision, plusieurs modes d’action seront souvent départagés par cet impératif sous réserve qu’ils réalisent bien l’effet recherché. En effet, en raison de leur coût, voire du délai nécessaire à leur production, certaines ressources rares doivent être économisées.
L’outil de la conduite de ce processus de ciblage en M2MC et en temps réel pourrait reposer sur une équipe d’experts que sont les cibleurs qui doivent être formés à la bonne connaissance des capacités de tous les effecteurs ainsi qu’à leurs contraintes. À l’instar de ce que réalise un Contrôleur aérien avancé (FAC) en intégrant l’appui de la composante aérienne à la manœuvre de la composante terrestre dans la zone de contact, des cibleurs experts de la frappe en M2MC pourraient porter la décentralisation de la décision au niveau opératif sous réserve de disposer au moins des éléments constitutifs essentiels au processus de ciblage F2T2EA (ce qui s’avère aujourd’hui encore délicat alors que ces éléments sont centralisés au niveau stratégique en raison de leur rareté, de leur coût ou de l’impératif du secret). Cela passerait par la capacité à assigner prioritairement une cible à tout effecteur.
Notons que l’avion américain Northrop Grumman E-8 JSTARS (Joint Surveillance Target Attack Radar System, développé sur un Boeing 707), qui aura contribué à la Révolution dans les affaires militaires (RMA), pourrait constituer le modèle d’une plateforme intégratrice des capacités offertes en M2MC au niveau de l’opération. Ce type de plateforme constitue un modèle intéressant, de par sa position centrale dans le réseau d’effecteurs, car il permet au décideur d’orienter la recherche, de récupérer l’observation et l’analyse associée (éventuellement via une Intelligence artificielle, IA), puis d’assigner la mission via un réseau tactique ou de communication. La même fonction peut également être tenue au sol ou sur un navire sous réserve de disposer des différents réseaux de communication.
Ainsi, l’équipe de cibleurs M2MC pourrait être ce point nodal qui conduirait efficacement la manœuvre de frappe dans la profondeur.
Quelles capacités pour les armées françaises ?
Le 18 mars 2022 aura vu le premier tir au combat d’un missile Kh-47M2 Kinjal par un MiG-31 Foxhound russe sur une cible en Ukraine. Missile aérobalistique hypersonique d’une portée annoncée de 2 000 km, il avait été présenté en mars 2018 (20) comme l’une des nouvelles armes stratégiques russes. Ainsi, la diversité grandissante des vecteurs pouvant frapper dans la profondeur s’avère impressionnante : planeurs hypersoniques, missiles balistiques intercontinentaux, missiles de croisière de subsonique à hypervéloce, drones, bombes propulsées, munitions rôdeuses, ogives manœuvrantes et certains systèmes à base d’obus ou de roquettes d’artillerie longue portée. On pourrait également y ajouter des modes d’action à base de forces spéciales ou cyberattaques, qui seront immanquablement parmi les options envisageables lors de la décision qu’il conviendra de prendre au sein de la cellule ciblage en M2MC.
Missiles de croisière et/ou bombes propulsées contre les infrastructures ennemies
Face à un ennemi doté, la ségrégation (qui évite toute ambiguïté) entre vecteurs conventionnels et nucléaires apparaît sage. Lorsque l’ambiguïté avec une frappe nucléaire existe, il convient donc d’exclure une frappe par missile hypersonique (car assimilable à l’ASN4G) ou balistique (car similaire au M51). A contrario dans un scénario où cette ambiguïté est écartée ou si, dans l’avenir, la logique de ségrégation n’était plus pertinente, le développement de ces capacités n’est pas inintéressant.
À moindre coût, nous pourrions envisager d’employer d’anciens vecteurs dédiés autrefois au nucléaire (ASMP) dont la tête nucléaire serait remplacée par un explosif conventionnel. Concernant le missile balistique M51, cette option de recyclage qui repose sur l’emploi des Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) n’apparaît pas adaptée, ces derniers devant rester prêts à ne tirer qu’en ultime nécessité leurs armes nucléaires afin de ne pas exposer notre ultima ratio. À noter que l’on dispose cependant d’une capacité sur Sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) classe Suffren ou sur Frégate multimissions (Fremm) avec le Missile de croisière naval (MdCN).
Une autre option haut du spectre (et à coût unitaire élevé) serait à rechercher en s’appuyant sur le démonstrateur VMaX (Véhicule manœuvrant expérimental) (21). Ce planeur hypersonique offrirait une solution qui apparaît quasi invulnérable au stade de la recherche antimissile actuelle. Idéalement, il larguerait plusieurs projectiles vers différentes cibles dans le cadre d’une attaque sur plusieurs infrastructures critiques du système ennemi visé. Toutefois, ces options de haut du spectre sont (en raison notamment de leur coût) à réserver pour les cibles de type infrastructure à très forte valeur pour notre ennemi.
Notre chaîne C4ISR nationale est encore tout à fait adaptée pour le ciblage d’infrastructures ; aussi, ce sont bien le coût financier, la portée et la survivabilité qu’il conviendra de considérer pour choisir un effecteur capable de frapper une infrastructure dans la profondeur terrestre. Une vitesse élevée de l’effecteur, un profil de vol épousant le relief pour utiliser les masques du terrain ainsi qu’une manœuvrabilité en phase finale sont bien évidemment un gage de survie face à des systèmes A2/AD. Il s’agit donc de développer une capacité à coût mesuré – i.e. coût effecteur proche de celui de la cible traité – pouvant traverser les défenses sol-air ennemies à base d’un missile supersonique ou d’un missile subsonique furtif adaptés de missiles existants et capables de voler à très basse altitude. Le coût maîtrisé offrirait des options de saturation probablement déterminantes.
Un complément pourrait être l’emploi de bombes propulsées et planantes à guidage terminal ou rôdeuses car l’excellente capacité d’emport de nos chasseurs et le faible coût de ces armements (comparé à un missile de croisière) permettraient une option saturante à la probabilité de succès élevée malgré un risque d’interception réel. Dans la même catégorie, on pourrait également envisager des munitions similaires tirées depuis le sol par une pièce d’artillerie. En raison de leur portée plus élevée, les moyens aériens apparaissent cependant plus efficients que les capacités terrestres, dont la permanence n’apparaît pas nécessaire face à une cible fixe qui peut donc être frappée à temps.
Munitions téléopérées ou guidées à longue portée contre les cibles mobiles ?
Pour des cibles mobiles, comme un radar de défense sol-air, c’est bien la capacité de suivi en temps réel et de correction éventuelle du point visé qui devient le facteur crucial.
Il s’agit donc de disposer d’un système C4ISR complet afin de localiser la cible, de l’identifier puis de la suivre en cas de mouvement. Quand bien même nous disposerions d’un système de guidage terminal de type électromagnétique ou à base d’imageur infrarouge par exemple, la première difficulté consiste à localiser la cible « en champ large », c’est-à-dire avec une précision permettant ce guidage terminal. Outre des capacités satellitaires, rarement permanentes, il s’agit de disposer de moyens aéroportés de suivi en temps réel du dispositif ennemi en profondeur. Des systèmes aéroportés disposant de radar MTI (détectant les mouvements d’unités terrestres ou maritimes) comme l’E8 J-STARS, certains drones évoluant à haute altitude (comme le Northrop Grumman RQ-4 Global Hawk), ou encore des moyens de reconnaissance furtifs ou de guerre électronique permettent de réaliser cette fonction. Le système américain de détection de tir balistique qui opère dans la grande profondeur apporte également une capacité de renseignement « champ large » intéressante.
Les carences françaises dans ce type de capacités C4ISR restreignent de fait l’accès au club des nations capables de traiter des cibles fugaces.
Sous réserve de disposer de capacité C4ISR en propre (peu réaliste) ou de reposer sur celle de l’allié américain, nous pourrions développer une capacité de frappe air-sol ou sol-sol afin de frapper le système A2/AD ennemi et réduire le risque d’interception de nos aéronefs ou de nos missiles de croisière. Le développement de moyens de ciblage des systèmes A2/AD apparaît accessible car ces derniers se découvrent avec leurs émissions électromagnétiques.
En revanche, dans un environnement non permissif, le ciblage en temps réel des deuxièmes échelons ou autres renforts apparaît plus complexe. Il s’agira donc de consentir une dépendance à notre allié américain tant la capacité est à construire.
Dans ces deux types de missions (contre-A2/AD et antiforces), il apparaît intéressant de s’appuyer pleinement sur la complémentarité entre les composantes par une capacité reposant sur des vecteurs peu coûteux (obus ou roquettes voire munitions rôdeuses propulsées depuis le sol – système Smartglider (22) qui pourrait être intégré également dans un conteneur porteur ; ou système équivalent à base d’une munition AASM – Armement air-sol modulaire – propulsée depuis le sol à l’image des systèmes M26 ou M27 MLRS (23) d’une portée dans la gamme des 300 km) et qui bénéficierait d’un effet d’éclat adapté aux cibles visées.
La piste particulièrement intéressante consisterait bien en l’emploi de munitions rôdeuses propulsées à longue distance depuis un canon ou via un drone conteneur, et qui s’activeraient à proximité de la cible visée.
Dans un environnement évolutif par essence et où la présence de civils n’est pas à exclure, la préoccupation éthique associée à une munition rôdeuse pourra être levée par un contrôle final via éventuellement une liaison satellitaire afin de valider la cible et conserver « l’homme dans la décision ». On préférera donc la notion de munitions téléopérées à celle de rôdeuses, cette dernière étant associée à une autonomie en phase finale.
On pourrait ainsi affecter aux effecteurs terrestres, qui offrent la permanence des feux, les cibles fugaces dans la zone des 300 km, voire plus raisonnablement dans les 100 km. Au-delà de cette « limite de contrôle des munitions sol-sol » qui s’avère inférieure à la limite de la profondeur, les aéronefs pourraient engager à leur tour les cibles fugaces, la problématique de dialogue avec la munition se posant bien moins pour eux. Cette complémentarité permettrait à l’aide des capacités terrestres de supprimer les menaces sol-air (dans la bande des 300 km) pour permettre les frappes dans la profondeur depuis les airs. Il ne s’agit pas non plus d’omettre les capacités de frappe offertes par les autres champs de confrontation (cyber notamment).
De quel mixte peut-on et doit-on disposer ?
En une année de combat sur le front ukrainien, les forces armées russes ont perdu environ 2 000 chars, 600 véhicules blindés, 1 800 véhicules d’infanterie et transports de troupes, 500 pièces d’artillerie, 150 lance-roquettes multiple, 2 000 camions/jeeps et une centaine de systèmes sol-air (24). Malgré ces pertes, les armées russes disposent d’une capacité de combat encore suffisante pour tenir. Il faudrait donc leur infliger bien plus de pertes.
À l’aide de ces données, et en considérant un cas similaire d’engagement régional majeur de haute intensité, si notre pays devait assumer 20 % de l’effort de guerre conventionnelle d’une coalition en s’appuyant sur un stock initial nous permettant de durer six mois (avant recomplètement), il nous faudrait disposer au départ du conflit de la capacité de détruire au moins 10 % des forces ennemies initiales avec nos munitions de frappe dans la profondeur. En effet, en raison de nos capacités de combat direct terrestre et du risque d’une attrition significative et potentiellement paralysante, nous pouvons raisonnablement penser que l’emploi de capacités de frappe à distance, idéalement dans la profondeur, serait privilégié. C’est ainsi plus d’un millier de cibles mobiles que nous devrions être capables de traiter avec notre stock initial. La dernière approximation (probablement optimiste) consiste à partir du postulat qu’il faudrait environ 2 munitions pour une cible. C’est donc d’environ 2 000 munitions intelligentes qu’il faudrait disposer uniquement pour les cibles mobiles.
En complément, il faudrait également conduire une campagne de ciblage planifié contre les infrastructures ennemies afin de l’affaiblir. À titre d’illustration, le nombre de cibles de type infrastructure assignées à la France (10 %) serait lui de l’ordre de 5 000 si l’on extrapolait sur 6 mois les 78 jours de la campagne de ciblage d’Allied Force conduite contre la Serbie de Milosevic en 1999. Ces frappes seraient probablement réalisées à l’aide des moyens de frappe dans la profondeur tant que la supériorité aérienne ne pourrait être obtenue, les pertes de moyens aériens précieux ne pouvant être assumées en raison notamment de la tenue de la posture de dissuasion nucléaire.
Sur le plan financier, il convient de noter le fort différentiel dans les coûts d’acquisition des munitions envisagées : un missile de croisière hypersonique ou supersonique (plusieurs millions d’euros), subsonique (environ 2 M € pour un MdCN et 850 000 € pour un Scalp), une bombe propulsée AASM (165 000 €), une munition de HIMARS (150 000 €), une munition téléopérée (Smartglider entre 40 000 et 150 000 €) ou encore un obus guidé GPS (Excalibur 112 000 €) (25). Un calcul rapide établirait le besoin autour de 7 000 munitions pour traiter principalement les cibles mobiles et les cibles fixes.
Ainsi, compte tenu de nos moyens financiers, nous ne pourrions disposer que d’un bouquet qui se composerait majoritairement de munitions à faible coût mais à la capacité de frappe dans la profondeur reconnue. C’est bien la raison qui milite pour disposer d’un nombre important de munitions planantes et téléopérées ainsi que d’un missile subsonique furtif évoluant à basse altitude (Scalp furtif low cost). Le coût envisageable pour acquérir toutes ces munitions serait ainsi dans la gamme du milliard d’euros.
Aussi, un « mixte » composé de quelques missiles hypersoniques, quelques dizaines de missiles supersoniques, quelques centaines de missiles subsoniques low cost et surtout plusieurs milliers de munitions téléopérées et/ou planantes semble nécessaire à notre outil militaire.
Conclusion
La frappe dans la profondeur apparaît dans le contexte géostratégique actuel comme particulièrement adaptée pour des forces armées prêtes à s’engager dans un conflit de haute intensité. Puisque les missiles de croisière actuellement employés par nos forces armées arriveront en fin de vie à échéance de 2030, il s’agit d’envisager leur remplacement en faisant preuve de réalisme technologique et financier tout en les intégrant dans une manœuvre d’ensemble en M2MC.
Dans le cadre d’un engagement majeur otanien en Europe, et compte tenu des limitations de nos capacités C4ISR qui ne pourront couvrir tout le spectre d’opérations, les choix devront être réalisés en pleine complémentarité avec nos alliés, sans oublier nos capacités industrielles existantes. Notre modèle d’armée qui combine une force continentale et une capacité expéditionnaire apparaît bien singulier. Il s’agira donc de choisir un modèle cohérent adapté à nos capacités C4ISR futures afin de réaliser cette mission essentielle de frappe dans la profondeur avec des effecteurs complémentaires entre les différents domaines. Ainsi, un modèle réaliste pourrait se composer d’un bouquet de quelques missiles hypersoniques (utilisables dans un scénario où le risque d’ambiguïté nucléaire est absent), de dizaines de missiles supersoniques tirés depuis des navires ou des aéronefs pour frapper les infrastructures, de bombes propulsées et téléopérées larguées contre des cibles mobiles par des aéronefs qui verraient dégager la voie par des capacités terrestres de contre déni d’accès reposant sur des obus d’artillerie précis et des munitions téléopérées propulsées depuis la zone d’influence. Il pourrait être nécessaire dans un premier temps de faire un effort sur certaines capacités (munitions téléopérées planantes et missiles de croisière low cost) qui ne dépendraient pas du soutien ISR de notre allié historique. En adoptant ce mixte capacitaire, nous disposerions alors de la masse par les armements. Ainsi, cet arsenal cohérent couplé à un C4ISR moderne nous permettrait d’agir plus rapidement que notre adversaire afin de conserver l’initiative, économiser nos moyens de frapper et concentrer nos efforts pour gagner les combats futurs. ♦
(1) Falco Élodie, « Loi de programmation militaire : Sébastien Lecornu annonce allouer 5 milliards d’euros aux drones », Journal du Dimanche, 19 février 2023 (https://www.lejdd.fr/).
(2) CICDE, « DC004 Glossaire interarmées de terminologie opérationnelle (GIATO) » N° 212/DEF/CICDE/NP, 16 décembre 2013, amendé le 1er juin 2015 [accès intradef].
(3) Pietralunga Cédric, « La Russie n’a pas atteint ses objectifs en bombardant les infrastructures énergétiques de l’Ukraine », Le Monde, 13 avril 2023.
(4) Moyal Éric, « L’opération Hamilton … démonstration stratégique et puissance aérienne », Cahier de la RDN « Salon du Bourget 2019 – Enjeux de souveraineté et de la liberté d’action de la France », p. 58-64 (https://www.defnat.com/).
(5) « The optimum placement of the FSCL varies with specific Area of Operations circumstances, but considerations include the ground force positions and anticipated scheme of maneuver during the effective time period of the FSCL and their indirect fire support systems’ range limits where typically the preponderance of lethal effects on the AO shifts from the ground component to the air component », Joint Chief of Staff, Joint Publication 3-03, 9 septembre 2016, p. 77 (https://www.jcs.mil/).
(6) Ou « ligne de coordination des feux d’appui ». Otan, AAP6 Glossaire Otan des Termes et définitions, 2021, p. 54 (https://www.jcs.mil/Portals/36/Documents/Doctrine/Other_Pubs/aap6.pdf).
(7) Le drone tactique Safran Patroller, élément de la boucle de ciblage de l’armée de Terre, offrira un rayon d’action de 180 km.
(8) Ou « ligne avant des forces amies ». Otan, op. cit., p. 57.
(9) 70 km de portée pour un Lance-roquettes unitaire (LRU) français.
(10) CICDE, Concept d’emploi des forces CIA-01 (édition 2020), p. 28 (https://www.defense.gouv.fr/). « L’intégration multimilieux et multichamps vise à agir simultanément dans tous ou plusieurs milieux et champs, ou à partir de l’un vers l’autre, en jouant sur toute la gamme possible des effets, éventuellement délivrés par des effecteurs non prioritairement dédiés au milieu dans lequel ils produisent in fine un effet. »
(11) Warden John, The Air Campaign; Planning for Combat, iUniverse, 1998.
(12) Ibidem.
(13) Deptula David A., Effects-Based Operations: Change in the Nature of Warfare, février 2001 (https://www.airandspaceforces.com/PDF/DocumentFile/Documents/2005/EBO_deptula_020101.pdf).
(14) Pape Robert A., Bombing to Win: Air Power and Coercion in War. Cornell University Press, 1996, 408 pages.
(15) Meacham James, « NaTO: a two-step approach to Deep Strike », The World Today, vol. 40, n° 7, 7 juillet 1984, p. 286-291.
(16) Chaîne de destruction à six éléments : détection, localisation, poursuite, désignation d’objectif, attaque et évaluation.
(17) Centre de planification et de conduite des opérations, de l’État-major des armées (EMA), France.
(18) ISR : Renseignement, surveillance et reconnaissance. SAR/MTI : Synthetic Aperture Radar/Moving Target Indicator (en français, Radar à synthèse d’ouverture ou RSO/Visualisation des cibles mobiles ou VCM).
(19) CICDE, Doctrine interarmées DIA-3.3.5_CEAO-ASC (2020) N° 99/ARM/CICDE/NP du 27 juillet 2020 « La défense aérienne (DA) et le contrôle de l’espace aérien étant intimement liés, les fonctions d’ACA et d’Air Defence Commander (ADC) sont généralement déléguées par le COMANFOR au même commandant de composante, habituellement le commandant de la composante aérienne (COM JFAC) », p. 8 (http://portail-cicde.intradef.gouv.fr/).
(20) Poutine Vladimir, « Presidential Address to the Federal Assembly », Manezh Central Exhibition Hall [discours dit « du Manège »], 1er mars 2018 (http://www.en.kremlin.ru/events/president/transcripts/messages/56957).
(21) Lagneau Laurent, « Le ministère des Armées va financer un second démonstrateur de planeur hypersonique, le VMaX-2 », Opex360-Zone militaire, 4 mai 2023 (https://www.opex360.com/).
(22) MBDA, Smartglider (https://www.mbda-systems.com/product/smartglider/).
(23) NDLR : un type de lance-roquettes multiple que la France possède sous le nom de LRU mais dont la portée est bien plus élevée.
(24) Oryx, « Attack on Europe: Documenting Russian Equipment Losses During the 2022 Russian Invasion on Ukraine », 24 février 2022 (https://www.oryxspioenkop.com/).
(25) Selon les données disponibles sur Internet.