Forces, faiblesses et impératifs de la stratégie occidentale
LES changements intervenus dans la politique soviétique — qui se sont traduits par la substitution de la coexistence pacifique à la guerre froide — ont provoqué des troubles sérieux dans l’opinion occidentale. Depuis plusieurs années nous étions devant une menace essentiellement européenne et militaire, à laquelle nous avons fait face par la création de l’OTAN. Aujourd’hui nous sommes devant une menace plus extra-européenne qu’européenne, moins militaire que psychologique, politique, économique, sociale, et certains en tirent argument pour condamner la stratégie adoptée jusqu’ici, n’hésitant même pas, parfois, à parler de « faillite ». Il y a là un fait extrêmement grave qui, s’il se généralisait, consacrerait le triomphe de l’Union Soviétique, car celle-ci a toujours recherché une distension des ressorts de l’opinion occidentale. Le problème nous paraît mériter une analyse, celle-ci mettant en jeu, simultanément, les raisons pour lesquelles l’U.R.S.S. prône maintenant la coexistence pacifique, les possibilités dont dispose l’Occident pour faire face à la nouvelle politique soviétique, et la notion même de stratégie. Avant d’aborder cette analyse, il nous paraît nécessaire de rappeler les bases de la stratégie de l’OTAN.
« Dans l’Antiquité, on se servait pour faire la guerre de lances et de boucliers. La lance servait à l’offensive pour anéantir l’ennemi et le bouclier à la défensive pour se conserver soi-même. » Lorsque Mao Tse Toung écrivait ceci en 1941, il n’apportait à première vue rien de bien nouveau à l’art militaire. Pourtant il insistait : « Le premier commandement de la science militaire, c’est de conserver ses propres forces et d’anéantir celles de l’ennemi… Le principe de la conservation de ses propres forces et de l’anéantissement de celles de l’ennemi constitue la base de tous les principes de la guerre. » Cette allégorie de la lance et du bouclier a été reprise par les responsables militaires de l’OTAN : la lance est la puissance atomique, dont le véhicule, l’U.S. Air Force, tend de ce fait à devenir la « reine des batailles », le rôle de bouclier étant dévolu aux armées de terre et de mer. Aujourd’hui les antagonistes virtuels ont des lances, sinon exactement du même modèle, du moins d’efficacité comparable — ce qui ne permet pas de brandir un big stick atomique pour réfréner les appétits soviétiques, puisque l’U.R.S.S. a elle aussi un big stick atomique. C’est alors qu’apparaît la politique de deterrent, de dissuasion de l’agression : elle consiste à placer l’agresseur éventuel devant la certitude que, s’il tente une attaque, il sera lui-même détruit par les moyens résiduels qu’en tout état de cause conservera la victime de l’agression. Sans doute cette politique repose-t-elle sur une hypothèse, celle de la survivance de moyens résiduels pour les représailles. En fait, il ne s’agit pas d’une hypothèse, mais d’une certitude quasi-mathématique. S’il ne veut pas être lui-même victime de représailles totales, l’agresseur doit, au même instant, détruire tous les moyens et toutes les bases de représailles, ce qui est mathématiquement impossible. Les rapports enjeu-risque et agression-défense, tels qu’on les concevait jusqu’alors, se trouvent inversés.
La voie de l’agression atomique étant barrée aussi longtemps qu’agit le deterrent, l’U.R.S.S. pouvait rechercher (et elle recherchait effectivement) d’autres moyens de parvenir à ses fins. Afin d’éviter les représailles atomiques, elle aurait pu effectuer contre la zone OTAN une action massive avec des moyens uniquement conventionnels. Sa supériorité en ce domaine lui aurait assuré le succès : le bouclier aurait été enfoncé, la lance n’aurait pu, théoriquement, agir. Devant un tel danger, le Conseil de l’Atlantique-Nord a solennellement déclaré, en 1954, que les armées atlantiques opposeraient leurs moyens atomiques à toute attaque importante (major attack), même si celle-ci n’utilisait que des moyens non atomiques.
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