Le choix de ce sujet comme thème du XXXIVe Cycle Régional d’Information de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale me paraît particulièrement heureux pour plusieurs raisons.
Il est d’une grande actualité à l’heure où les Pouvoirs Publics ont décidé de mener une vigoureuse politique d’industrialisation et de promouvoir une politique méditerranéenne, c’est-à-dire, selon les termes du Président de la République, « d’entretenir les meilleures relations possibles, les plus étroites, avec tous nos voisins méditerranéens sans exception et par priorité avec les plus proches soit par la géographie, soit par l’histoire ».
Il s’inscrit dans la ligne des préoccupations de l’I.H.E.D.N. puisque parmi les sujets récemment traités par les auditeurs dans des cycles régionaux figurent « l’avenir de l’industrie française » et « l’avenir de la France en Méditerranée ».
Il est particulièrement adapté au choix de Marseille comme lieu de cette session au moment où cette grande ville voit profondément se transformer les perspectives de son avenir.
Mais ce sujet est aussi particulièrement complexe, délicat et finalement peu connu et je n’aurai pas la prétention d’en examiner toutes les données en un si court laps de temps. Je ne veux pas de plus déflorer l’intérêt pour les travaux à venir. Aussi mon propos sera-t-il volontairement général et s’ordonnera autour de ces deux thèmes :
I. — Les traits généraux de la Méditerranée d’aujourd’hui.
II. — Les conditions d’une industrialisation méditerranéenne.
Les traits généraux de la Méditerranée d’aujourd’hui
Il me semble nécessaire de rappeler les traits généraux de la Méditerranée car ils expliquent la pénombre — si on peut employer une telle expression sous un ciel gréco-latin — qui a entouré pendant longtemps les pays méditerranéens et le regain d’actualité qu’ils connaissent depuis la deuxième guerre mondiale. Ils peuvent aider aussi à comprendre les difficultés de l’industrialisation méditerranéenne.
La Méditerranée se présente comme :
Un espace marin bien caractérisé
La Méditerranée est une entaille profonde de l’écorce terrestre dont la longueur de Gibraltar à la côte syrienne est de 3 800 km. Si l’on rabat cette distance sur la carte, on arrive à l’Ouest dans l’Atlantique à la hauteur du Groënland, à l’Est jusqu’à Delhi. Cet allongement en longitude est un des traits les plus remarquables de la Méditerranée qui n’a nulle part son équivalent dans le monde. En revanche, sa largeur est faible : elle atteint au maximum 800 km de Gênes à Annaba. Les mers annexes sont également resserrées : l’Adriatique avec 800 km sur 200 au maximum, la Mer Noire avec 1 100 km sur 600.
Ce caractère « articulé », cette suite de profondes fosses sous-marines, qui contraste si vigoureusement avec la massivité des océans, est un des traits géographiques les plus riches de conséquences de la Méditerranée : absence d’unité sous-marine, pauvreté de la faune marine, impossibilité de grandes pêches… C’est donc une mer très particulière, une « mer des surprises » comme l’appelait Paul Morand, une mer, comme cela ressort de son nom même, très étroitement enserrée entre les terres, à propos de laquelle les marins ressentent comme une sorte de piété. Il faut relire à ce sujet ce qu’écrivait Conrad, dans le « Miroir de la Mer » :
« Berceau de la navigation maritime de haute mer et de l’art des guerres navales, la Méditerranée touche tendrement la sensibilité de tout marin. Il la considère comme une vaste nursery, dans une vieille, très vieille demeure où d’innombrables générations ont appris à marcher, elle a bercé l’enfance de leur profession ». Le berceau de l’industrie, malheureusement, est ailleurs.
Autre caractéristique de cet espace qui vient justement de sa dimension et de sa longueur : son caractère de transition entre l’Europe tempérée et les régions chaudes de l’Afrique.
Rappelons, en effet, qu’en latitude, Tripoli est à la hauteur de la Louisiane et de Shanghaï et que Trieste au Nord est à la latitude de Montréal et de Yeso, et l’évocation de ces villes, beaucoup plus industrialisées que les villes méditerranéennes, suffit à montrer à quel point la Méditerranée s’est trouvée à l’écart du grand mouvement d’industrialisation.
Une route
Il est évident que la Méditerranée, de par sa configuration géographique, est une voie naturelle de communication, un carrefour de routes entre l’Orient et l’Occident, entre l’Europe et l’Afrique. On comprend dès lors l’importance des détroits qui la ferment, et qui ont joué dans l’histoire un tel rôle.
Le Bosphore : 550 mètres de large dans sa partie la plus resserrée, 4 700 mètres à l’entrée de la Mer Noire, 2 500 à l’entrée de la Mer de Marmara : serrure et double serrure puisque ce détroit est renforcé par celui des Dardanelles, large de 4 à 5 km. Serrure, mais aussi lien avec le monde communiste.
Gibraltar : 14 km seulement de largeur.
Le canal de Suez, à propos duquel je ne peux me retenir de rappeler les paroles par lesquelles, en 1885, Renan accueillait Ferdinand de Lesseps à l’Académie Française :
« Le grand mot, je suis venu apporter, non la paix mais la guerre a dû se présenter souvent à votre esprit. L’isthme coupé devient un détroit, c’est-à-dire un champ de bataille. Un seul Bosphore avait suffi jusqu’ici aux embarras du monde : vous en avez créé un second, bien plus important que l’autre car il ne met pas seulement en communication deux parties de mer intérieure : il sert de couloir de communication à toutes les grandes mers du globe. En cas de guerre maritime, il serait le suprême intérêt, le point pour l’occupation duquel tout le monde lutterait de vitesse. Vous aurez ainsi marqué la place des grandes batailles de l’avenir ».
Il faut donc toujours avoir présent à l’esprit que la Méditerranée est une route, l’ancienne route impériale. Mais, n’en déplaise à Renan, elle n’est qu’une route parmi d’autres qui peut toujours, selon la situation politique qui y règne, être concurrencée, voire supplantée par d’autres voies de communication, ce qui est le cas actuellement pour les transports pétroliers.
Une civilisation
Il est inutile d’insister sur ce point ; tant de pages admirables ont été écrites depuis l’Antiquité à ce sujet. Disons, pour résumer, que notre civilisation issue des Grecs a conçu ses mesures sur celles de cette mer à laquelle l’homme n’est pas disproportionné. La parole de Protagoras selon laquelle « l’homme est la mesure des choses », est une parole caractéristique, essentiellement méditerranéenne. Or, le monde moderne, dont le centre de gravité s’est déplacé à l’Ouest et à l’Est de la Méditerranée, connaît d’autres proportions.
Que représentent les 3 millions de km2 de cette mer si on les compare avec les 78 millions de l’Atlantique, les 162 millions du Pacifique, les 21 millions de l’U.R.S.S., les 9 millions des États-Unis ?
L’ordre de grandeur n’est plus le même et les principes de la civilisation industrielle sont, à l’opposé de ceux de la civilisation méditerranéenne, fondés sur la philosophie et la frugalité.
Ces caractéristiques semblaient condamner la Méditerranée au déclin.
Il n’y a plus, en effet, depuis très longtemps d’unité politique du bassin méditerranéen, dont les différentes régions sont soumises au contraire à de puissantes forces centrifuges. Certes la « paix romaine » qui régna pendant deux siècles a laissé des traces profondes dans notre civilisation. Mais le choix, quelques siècles plus tard, par Charlemagne, d’Aix-la-Chapelle comme capitale, montrait déjà que l’axe de la civilisation s’était définitivement déplacé vers le Nord-Ouest au sol plus riche et largement ouvert sur des mers peu connues. Certes, depuis cette époque la Méditerranée connut encore de grandes heures, où dominèrent successivement l’Orient et l’Occident. Mais le dynamisme créateur n’en était pas moins passé aux pays atlantiques, et au moment de la révolution industrielle, le bassin méditerranéen reste quelque peu en dehors du grand mouvement qui bouleverse les conditions de vie de l’Occident en quelques siècles.
Or voici que la pénombre qui entourait les pays méditerranéens semble maintenant se dissiper et que sur le triple plan de la stratégie, de la politique et de l’économie, la Méditerranée se trouve de nouveau au premier plan des préoccupations internationales.
Sur le plan de la stratégie
La position géographique de la Méditerranée au carrefour de l’Est et l’Ouest, du Nord et du Sud, de l’Océan Indien et de l’Océan Atlantique, son importance en tant que voie maritime fondamentale, tant sur le plan militaire que sur le plan civil, puisque 3 000 bâtiments la sillonnent tous les jours, en font un atout stratégique de première grandeur. Il y a deux décennies la Méditerranée pouvait être considérée comme un lac américain entièrement contrôlé par la VIe Flotte et les bases américaines. Mais depuis la deuxième guerre mondiale, la pénétration soviétique n’a cessé d’y faire des progrès, d’abord par l’intermédiaire de la Yougoslavie et de l’Albanie, ensuite directement. Depuis une décennie environ, l’Union Soviétique est passée d’une stratégie continentale à une stratégie à l’échelle mondiale, avec la volonté d’acquérir une certaine suprématie sur mer, en Méditerranée comme sur les océans. Cette reconversion de la stratégie et de la politique soviétiques a été facilitée par le conflit israélo-arabe de juin 1967, par la décision du gouvernement travailliste de retirer les soldats britanniques à l’Est de Suez et par une certaine passivité des pays occidentaux. On connaît l’importance de l’influence soviétique en Algérie, en Syrie, en Irak, en Égypte notamment. La récente disparition du Président Nasser, le « plus grand homme d’État que les Arabes aient jamais eu » (Ben Gourion), fait apparaître clairement la lutte d’influence entre les États-Unis et l’Union Soviétique en Méditerranée : les entretiens au Caire de M. Kossyguine, comme la tournée méditerranéenne de Richard Nixon, le montrent.
Sur le plan politique
Tous les grands mouvements de fond qui agitent les nations du globe ont trouvé une illustration particulière sur les bords de la Méditerranée. C’est le cas, nous venons de le voir, de la lutte d’influence entre les deux super-grands. C’est le cas également du mouvement d’émancipation qui entraîne les pays à vouloir obtenir leur pleine indépendance et à jouir du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le grand mouvement de décolonisation puis de coopération entre les anciennes colonies et leurs tuteurs européens a connu en Méditerranée une ampleur particulière. Rappelons également que c’est l’expérience du débarquement d’un corps expéditionnaire américain au Liban en 1958 qui a été historiquement la première occasion saisie par le Général de Gaulle pour manifester son hostilité envers les systèmes intégrés et annoncer déjà sa volonté de se retirer de l’organisation militaire de l’Alliance Atlantique. C’est le cas ensuite de l’immense problème des pays en voie de développement et des relations difficiles entre pays développés et pays en voie de développement. C’est le cas enfin de l’évolution de l’organisation du monde arabe, puisque sur la vingtaine de pays riverains de la Méditerranée, la moitié sont arabes.
Sur le plan économique
Il s’agit du pétrole d’abord bien évidemment. La Méditerranée est devenue l’axe principal du trafic pétrolier international et l’artère vitale de l’approvisionnement de l’Europe en Pétrole. D’ores et déjà près de 60 % du pétrole consommé en Europe non communiste transite par la Méditerranée. L’Europe non communiste utilise pour sa consommation 90 % de pétrole d’origine arabe. La France pour sa part dépend à 83 % du monde arabe pour son propre approvisionnement (dont 27 % de l’Algérie, et 17 % de la Libye). Il s’agit également du marché considérable que représentent les pays méditerranéens pour les industriels occidentaux et pour l’industrie des pays communistes. Les investissements des États-Unis dans cette région, et notamment au Moyen-Orient, sont considérables. Quant à la France, ses échanges avec les pays arabes se sont élevés à 14,5 milliards de francs en 1969, tandis que dans le même temps, ses échanges avec Israël représentaient 0,5 milliard de francs.
Ces faits et ces chiffres parlent d’eux-mêmes, expliquent l’intérêt que suscite aujourd’hui la Méditerranée et constituent la toile de fond indispensable pour l’examen des perspectives industrielles en Méditerranée à l’heure de l’élargissement du cadre national, sujet qui est proposé à la sagacité des auditeurs du Cycle de Marseille. Dès maintenant, quelques enseignements se dégagent de l’examen auquel nous venons de nous livrer :
— Dans une région aussi cloisonnée que la Méditerranée, le poids de la géographie pèsera toujours très lourd dans l’œuvre d’industrialisation et dans un sens qui n’est pas toujours favorable.
— Les pays méditerranéens, à l’exception de certaines régions bien déterminées, n’ont pas de traditions industrielles. Leurs traditions sont agricoles, commerçantes, maritimes. Or « le progrès industriel n’est pas comme une frontière déterminée qu’il s’agit de franchir : c’est une attitude, une atmosphère » (Ford).
— Les motivations d’ordre économique ne sont pas dans cette région du globe les plus importantes. Les rivalités raciales et religieuses, l’âpreté des luttes politiques, la fragilité des régimes établis, comme le montrent les changements récemment intervenus au Nord (Grèce) comme au Sud (Libye) de la Méditerranée, la complexité des civilisations, illustrée par exemple par le nombre élevé des alphabets (arabe, hébreu, géorgien, cyrillique, grec, latin…), autant d’éléments se superposant ou supplantant les calculs des économistes et le regain d’actualité que connaît la Méditerranée peut être aussi défavorable pour son industrialisation que naguère son déclin.
Il faut remarquer, en effet, qu’en dépit de sa longue histoire qui se confond avec les origines mêmes de notre civilisation marquée par des périodes de splendide prospérité suivies par un long déclin, la région méditerranéenne aborde l’aventure industrielle d’aujourd’hui dans des conditions incertaines.
Soulignons également l’absence d’unité économique de cette région. L’intégration mutuelle de ces pays pris dans leur ensemble est faible. Certes il existe des liens et l’analyse des conditions locales fait apparaître un certain nombre de facteurs communs ou du moins analogues qui confèrent un air de famille à ces éléments si disparates par ailleurs. Cependant, les différences qui existent entre les pays riverains de la Méditerranée sont considérables, et à l’intérieur du déclin économique relatif de l’ensemble du bassin méditerranéen depuis quelques siècles, les rythmes d’évolution des pays qui en font partie connaissaient de profondes divergences.
Les conditions d’une industrialisation méditerranéenne
Mais les perspectives industrielles en Méditerranée apparaissent cependant aujourd’hui de façon très différente qu’au début du siècle. L’apparition de nouvelles sources d’énergie, la transformation des modes de transport et notamment l’effondrement des coûts du fret maritime modifient complètement les perspectives industrielles de régions dans lesquelles l’absence du fer et du charbon a lourdement pesé. En outre, l’élargissement du cadre national et l’apparition d’une volonté politique d’aménagement rationnel des territoires peuvent contribuer à interrompre le mouvement qui conduisait les pays méditerranéens vers un état de relatif sous-développement. Il convient maintenant de rappeler brièvement les données générales et les principaux facteurs d’une industrialisation en Méditerranée.
Les données générales
L’industrialisation s’impose dans les pays méditerranéens
Depuis la deuxième guerre mondiale, le monde occidental connaît une expansion économique qui n’a pas de précédent dans l’histoire. L’ensemble des peuples du monde désire participer à ce progrès ; et c’est le cas notamment des 270 millions d’habitants qui vivent sur les rives de la Méditerranée et sur ses abords immédiats. Il faut noter également le rythme véritablement explosif du taux d’accroissement démographique dans certains de ces pays. Alors que l’Europe, en ses plus beaux jours, n’avait qu’un accroissement annuel de l’ordre de 1,5 %, en certains points du bassin méditerranéen et des régions limitrophes cet accroissement atteint 2,5 ou même 3 %, assurant presque dans certains cas le doublement de la population en une génération. Cette explosion démographique accroît la nécessité et les difficultés d’une industrialisation.
En effet, dans une économie ouverte telle qu’elle existe aujourd’hui, l’industrie constitue le principal moteur de la croissance équilibrée. Elle permet seule d’atteindre l’objectif recherché par toutes les politiques économiques : obtenir le taux maximum de croissance de la production intérieure brute tout en assurant le maintien des équilibres économiques fondamentaux dans le domaine de la main-d’œuvre, des prix ou du commerce extérieur.
Cette prise de conscience de l’importance de l’industrialisation n’est pas encore suffisamment répandue. En prenant par exemple le cas de la France, qui est certainement avec l’Italie le pays le plus industriel de l’ensemble méditerranéen, force est de constater l’insuffisance du secteur industriel dans l’économie française. Malgré les importants progrès réalisés depuis la deuxième guerre mondiale, l’industrie française, quel que soit le critère retenu, paraît en position défavorable par rapport aux industries des grands pays occidentaux ; la population active employée dans le secteur secondaire en France n’est que de 30 % environ alors que cette proportion avoisine 40 % en Grande-Bretagne et en Allemagne. La part de l’industrie dans la production intérieure brute atteint 47 % en France, alors qu’elle dépasse 52 % en République Fédérale. À cette insuffisance quantitative s’ajoute une faiblesse qualitative des principaux secteurs industriels d’entraînement, par exemple de celui des biens d’équipement.
Et cette sous-industrialisation est particulièrement marquée dans la région Provence - Côte d’Azur caractérisée par un sous-emploi et un mauvais emploi graves.
Si l’industrialisation est particulièrement nécessaire pour l’ensemble de la France, à plus forte raison est-elle souhaitable pour sa partie méridionale et pour l’ensemble des pays méditerranéens dont le rythme d’évolution est beaucoup plus lent.
Le temps est définitivement révolu où il était encore loisible de poser la question de l’opportunité et de la sagesse d’une industrialisation des pays méditerranéens. Dans un remarquable survol de la Méditerranée, en 1943, André Siegfried notait que la Méditerranée reste par rapport à l’Europe industrielle du Nord et du Centre dans la position du fournisseur de produits bruts ou demi-bruts qui reçoit en échange des articles manufacturés et il ajoutait :
« À la vérité, la Méditerranée n’est vraiment industrielle ni par les moyens de transformation dont elle dispose, ni par son climat économique. Un certain domaine industriel limité répond à son individualité ; si elle en sort elle risque de sortir de son génie. »
On peut dire aussi cela de bien des pays extra-européens actuellement en voie de s’industrialiser. Ont-ils tort de le faire et finiront-ils par s’en repentir ? La sagesse économique d’hier pouvait le penser, mais la sagesse de demain ne tiendra-t-elle pas un autre langage ? »
La sagesse de demain d’André Siegfried est la sagesse économique d’aujourd’hui. La Méditerranée doit s’industrialiser : l’impératif industriel s’impose à elle comme aux autres régions du monde. Or, d’après certains rapports récents, « la création du Marché Commun, faute d’une politique d’aménagement régional a surtout contribué à l’expansion d’une zone centrale qui va des Pays-Bas au Nord de l’Italie, en laissant de côté les régions périphériques ». Il est nécessaire en effet de prendre en considération le cadre particulièrement complexe dans lequel se fera cette industrialisation méditerranéenne.
Le cadre dans lequel se fera cette industrialisation est particulièrement complexe.
Cette complexité est le reflet de la situation géographique de la Méditerranée et du monde dans lequel nous vivons. Sur les rives du bassin méditerranéen vivent 7 % environ de la population du globe à la jonction de trois mondes, aux modes de vie et de pensée différents qui, depuis des millénaires, n’ont cessé de se pénétrer : l’asiatique, l’africain et l’européen. La Méditerranée est en effet au carrefour :
— de l’Est et de l’Occident, de la civilisation atlantique dominée par la concurrence internationale et du monde communiste. L’évolution des rapports entre l’Est et l’Ouest, l’évolution du monde arabe et du conflit du Moyen-Orient, la nature des relations avec l’Extrême-Orient ne peuvent manquer d’avoir des répercussions sur la vie économique de cette région ;
— des pays développés et des pays en voie de développement : les difficultés que pose, dans un monde dont l’unité ne cesse de grandir, la coexistence de pays dont le degré de développement est très différent se retrouvent avec une particulière acuité dans cette région. Notamment se posent les problèmes du financement de l’industrialisation, du montant et de l’origine de l’épargne qui doit y être affectée — et on connaît à la fois la difficulté de dégager l’épargne nécessaire spécialement dans les pays sous-développés et l’ampleur des capitaux indispensables — du mode de fixation du prix des matières premières qui constituent souvent la principale richesse monnayable des pays en voie de développement et du lieu géographique de leur transformation et de leur valorisation ; des migrations de travailleurs devant exercer leur emploi à l’extérieur de leur pays d’origine.
Mais à l’intérieur de ces deux grandes lignes de force, les perspectives industrielles en Méditerranée seront également influencées par :
— l’édification de la Communauté Économique Européenne. La C.E.E. ne comprend pas seulement parmi ses membres deux pays méditerranéens, la France et l’Italie, mais a noué toute une série de relations avec un certain nombre d’autres pays de cette région (1) ;
— l’évolution de l’Islam et l’organisation des pays arabes ;
— les diverses politiques d’industrialisation poursuivies par les États nationaux. Mentionnons, à titre d’exemple, les actions poursuivies par le Gouvernement Italien pour la mise en valeur de l’Italie méridionale, par le Gouvernement Algérien pour l’industrialisation de l’Algérie, par le Gouvernement Français en faveur de l’aménagement de la « façade méditerranéenne » ;
— des liens qui peuvent exister entre les diverses régions méditerranéennes. Ainsi l’Italie constitue à la fois le principal client et le principal fournisseur de la région « Provence - Côte d’Azur » et l’analyse du commerce extérieur de cette région avec ce pays révèle un grave déséquilibre : les importations qui en proviennent sont deux fois plus importantes que les exportations ; la pénétration commerciale italienne constitue pour cette région un phénomène caractéristique de ces dernières années.
Les facteurs de l’industrialisation en Méditerranée
Le cadre ainsi défini, il convient de recenser les atouts et les obstacles susceptibles de favoriser ou de freiner l’industrialisation méditerranéenne en ayant bien conscience de l’infinie diversité des situations particulières au-delà d’un certain nombre de traits communs. Pour en faciliter la présentation, nous distinguerons, malgré l’arbitraire d’une telle distinction, les facteurs naturels et leur mise en œuvre.
Les facteurs naturels
Si la sous-industrialisation représente aujourd’hui une des faiblesses majeures des pays méditerranéens, cette région possède des atouts qui devraient permettre un renversement de tendance.
a) Le relief
La structure géologique explique la nature du relief des côtes méditerranéennes et ses conséquences sur le plan économique sont considérables.
Première conséquence favorable : les côtes sont généralement abruptes et les ports ne connaissent pas le plus souvent le problème ailleurs si difficile de l’ensablement. L’absence de marées permet l’entrée et la sortie continues des ports.
Deuxième conséquence qui peut devenir favorable : les plaines méditerranéennes sont rares et inhospitalières, mais, drainées et assainies, elles peuvent devenir excellentes. Ainsi en France, le sol offre certains vastes espaces, par exemple, dans le Languedoc et le petit delta du Rhône utilisables pour l’économie moderne.
Troisième conséquence enfin : la côte méditerranéenne est souvent séparée de l’arrière-pays par des montagnes, et la direction générale des courants commerciaux en est affectée. C’est dire l’importance de l’utilisation optimale des voies de pénétration, notamment fluviales, existantes.
b) La population
Elle présente la caractéristique, notamment en Méditerranée occidentale, d’être déjà très urbanisée et dotée d’un dynamisme démographique important. Cette situation — contrairement à ce qu’on pourrait penser — présente de graves inconvénients ; le poids démographique peut étouffer tout développement industriel et le logement a le plus souvent précédé l’usine. Cependant, l’existence d’un large réservoir de main-d’œuvre peut également permettre d’assurer aux entreprises le recrutement nécessaire, à la stricte condition toutefois qu’un gigantesque effort de formation professionnelle soit entrepris. Ce réservoir est alimenté, en effet, tant par le sous-emploi et le mauvais emploi actuels que par la reconversion partielle des secteurs agricole et minier.
c) Le climat
C’est ce facteur qui permet sans doute de caractériser de façon plus précise le monde méditerranéen. Comme le note en effet Pierre Birot (2) « la définition la plus précise est d’ordre biogéographique : le monde méditerranéen correspond à la zone climatique où la culture de l’olivier est possible, ainsi que celle des céréales non irriguées ». Certes, ce climat, caractérisé par l’inégalité des températures et des précipitations, n’est pas toujours aussi clément qu’on le dit. Mais c’est à lui surtout que l’on doit aujourd’hui l’attrait qu’exerce cette région. Il est difficile de fixer dès maintenant les limites des possibilités offertes par le tourisme et par l’industrie des loisirs. En outre, la présence d’une agriculture en voie de modernisation est susceptible d’alimenter des industries agricoles modernes.
d) Les richesses naturelles
Pendant longtemps la région a été handicapée par l’absence dans son sous-sol des matières premières qui étaient au siècle dernier indispensables à l’industrie. À l’exception de certains métaux non ferreux, de la bauxite et des phosphates, le sous-sol méditerranéen apparaissait pauvre. Cet état de choses a changé avec la découverte d’importants gisements de pétrole et de gaz naturel en Afrique du Nord. De plus, qu’il s’agisse des transports aériens ou maritimes, la réduction des temps de parcours et celle des coûts amenuisent les distances et peuvent permettre un approvisionnement économique en combustibles et matières premières de toutes sortes.
En outre, en ce qui concerne l’eau, dont le défaut préoccupe au plus haut point les industriels des zones les plus développées, la région méditerranéenne n’en est pas toujours dépourvue. Ainsi le Sud-Est français offre des ressources considérables : celles du Rhône bien entendu avec ses 500 m3 de débit d’étiage, celles qui ont été rendues disponibles par les travaux de la société du Canal de Provence, celles aussi de nappes phréatiques encore peu utilisées.
Enfin, il ne faut pas oublier les ressources qu’offre l’eau salée et ses diverses possibilités techniques : refroidissement de centrales thermiques, approvisionnement en sel nécessaire en particulier aux industries chimiques (chlore, soude)… etc…
La mise en œuvre des facteurs de production
Les obstacles à l’industrialisation de la région méditerranéenne française n’en demeurent pas moins considérables : importance du retard pris par cette région et absence de traditions industrielles, inadaptation des hommes, éloignement des grands marchés de consommation et des principaux centres administratifs et industriels, ampleur des financements nécessaires, absence d’unité, etc… Seule une action volontaire, globale, coordonnée, d’une très grande ampleur peut arriver à surmonter les handicaps dont souffre la région méditerranéenne et permettre, par la mise en œuvre rationnelle des facteurs de production, l’industrialisation souhaitée. À côté de la réalisation des investissements industriels, cette action doit tendre essentiellement :
— à une meilleure formation des hommes : il s’agit sans doute là du problème le plus crucial et le plus complexe à résoudre ;
— à l’amélioration des liaisons entre la région méditerranéenne et les principaux pôles de développement économique, la réalisation de l’axe Méditerranée - Mer du Nord étant un des éléments essentiels de cette amélioration ;
— au développement des infrastructures indispensables à l’implantation d’industries et à la mobilité des personnes, avec la nécessité d’une grande cohérence dans la réalisation des divers équipements nécessaires ;
— à la création d’un environnement favorable de nature à permettre un développement harmonieux et concerté de l’ensemble des activités de la région.
Si, à la suite des nombreuses études déjà réalisées, les conditions de l’industrialisation de la région méditerranéenne peuvent être aisément définies, la mise en œuvre d’une telle politique s’avère particulièrement délicate et les exigences d’une entreprise d’une telle ampleur ne sont pas encore ressenties par les principaux intéressés. Certes, depuis deux décennies d’importantes réalisations industrielles ont vu le jour sur les bords de la Méditerranée. De grands projets sont actuellement sur le point de se réaliser notamment dans le Sud-Est français. Encore ne faut-il pas se leurrer sur leur importance relative et ne pas oublier qu’ils concernent uniquement la partie occidentale du bassin méditerranéen.
En 1985, la population des pays méditerranéens comptera 115 millions d’habitants supplémentaires et atteindra environ 390 millions d’habitants et le fait fondamental est que 90 % de l’augmentation démographique sera concentrée dans les pays arabes, Israël, Chypre et la Turquie qui atteindront ainsi, en 1985, une population voisine de 250 millions d’habitants.
* * *
Sans limiter le cadre des investigations des auditeurs et en souhaitant que leurs recherches s’exercent à partir d’exemples précis de leur choix, il paraît souhaitable qu’ils s’efforcent de réfléchir aux facteurs explicatifs de la sous-industrialisation de la Méditerranée et aux conditions de succès de l’industrialisation souhaitable. À titre d’exemple, il est posé un certain nombre de questions :
— Abstraction faite de l’absence des matières premières, quelles sont les raisons susceptibles d’expliquer le déclin relatif depuis des siècles du bassin méditerranéen ? Quel rôle a joué dans ce déclin économique la structure politique, religieuse et sociale de ces régions ?
— Quels sont les principaux facteurs susceptibles d’avoir une influence sur l’industrialisation de la région méditerranéenne, que ces facteurs se situent à l’intérieur ou à l’extérieur de cette zone ?
— Y a-t-il une unité méditerranéenne ? Si oui, quelles pourront être les bases commerciales d’une telle unité ?
— Les pôles de développement industriel existants ou sur le point d’être créés ont-ils un effet d’entraînement certain sur l’industrialisation du reste du bassin méditerranéen ?
— Quelle pourrait être la structure politique et administrative susceptible d’accompagner de la façon la meilleure l’industrialisation de la région méditerranéenne ?
— Y a-t-il des leçons précises à tirer des conditions dans lesquelles s’est faite l’industrialisation des pays développés, afin d’éviter si possible dans la région méditerranéenne la reproduction de souffrances, de gaspillages et d’erreurs ?
Il convient avant tout de ne pas sous-estimer les difficultés de l’industrialisation des pays méditerranéens. Certes des chances nouvelles sont apparues et une prise de conscience de l’importance du fait industriel commence à se faire. Mais les obstacles tenant à l’histoire comme à la géographie, à la situation politique comme à la démographie ne doivent pas être ignorés. « Tantae molis erat Romanam condere gentem » dit un vers célèbre de l’Énéide, « Combien lourde était l’entreprise de fonder la nation romaine » ! Les difficultés de l’industrialisation des pays méditerranéens ne sont pas moins grandes. Puissent les travaux des auditeurs de cette session contribuer à délimiter les conditions et les exigences de cette difficile mais indispensable entreprise ! ♦
(1) Cf. notamment le rapport de la C.E.E. « Le développement économique de l’Europe Méridionale » (mars 1956).
(2) P. Birot et J. Dresch. « La Méditerranée et le Moyen-Orient » - Presses Universitaires de France (Collection « Orbis »), Paris 1953.