Conférence prononcée le 3 mars 1969 à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) par le Chef d'état-major des armées (Céma).
Emploi des différents systèmes de forces dans le cadre de la stratégie de dissuasion
Politique générale, politique de défense et politique militaire convergent pour créer les moyens de la défense militaire. L’efficacité de ceux-ci est fonction non seulement de leur volume et de leur nature mais aussi de la façon dont on les emploie. Définir les principes et les modalités d’emploi de ces moyens — autrement dit des Forces — pour la défense du territoire national tel est le but de cet exposé.
Toute doctrine étant évidemment conçue pour permettre d’agir au mieux avec les moyens dont on disposera au moment d’un conflit doit nécessairement tenir compte des caractéristiques de ces moyens. La nôtre est conçue pour l’époque désormais proche où la France sera dotée d’un armement stratégique et tactique, et où les Forces comprendront essentiellement :
— une Force nucléaire stratégique qui, tout en gardant encore l’emploi des actuels bombardiers Mirage IV, comprendra des missiles balistiques stratégiques sol-sol et mer-sol ;
— des Forces chargées de la Défense opérationnelle du territoire et de sa Défense aérienne ;
— un Corps de bataille aéroterrestre et des Forces navales pourvus d’armes nucléaires ;
— une Force d’intervention qui n’est citée ici que pour mémoire puisque sa mission principale se situe à l’extérieur du cadre européen.
Ces Forces agiront, comme elles agissent dès maintenant, dans le cadre d’une stratégie nationale de dissuasion désormais bien connue.
Avant d’en venir aux principes et règles d’emploi propres à chaque système de forces, il convient de définir ce qu’on attend d’une doctrine d’emploi à l’époque nucléaire.
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Finalité de la doctrine.
Permettre et régler la combinaison des différents systèmes de forces pour parvenir, au plus tôt et aux moindres frais, à la décision stratégique, telle est la raison d’être d’une doctrine d’emploi.
À l’époque des explosifs classiques et des portées limitées il fallait, pour obtenir le succès, réaliser l’unité d’action stratégique à partir des trois domaines d’action terre, air, mer, c’est-à-dire choisir aux différentes Armées, selon des principes généraux formant doctrine, des objectifs matériels à leur portée et dont la destruction combinée et successive finissait, à partir de la périphérie, par ébranler le cœur ; les actions à longue portée des avions n’avaient pas changé fondamentalement le problème mais seulement élargi la notion de théâtre, celui-ci étant l’espace à l’intérieur duquel toutes les actions se faisaient au bénéfice d’une même direction stratégique.
Aujourd’hui l’unité d’action est réalisée par les possibilités de la frappe stratégique permettant de réunir sur un même objectif principal les actions lancées de la terre, de la mer et de l’air et l’on considère que la victoire, c’est-à-dire le fait que notre volonté l’emporte sur celle de l’adversaire, doit être acquise par une combinaison des attitudes et, à la rigueur, des engagements « substratégiques » de tous les systèmes de forces, sous la menace effective de cette frappe stratégique.
Il ne s’agit plus seulement de combiner des actions dans l’espace, mais bien de faire en sorte que dans toutes les situations où nous pouvons nous trouver du fait de l’ennemi et en fonction de l’attitude de nos alliés, l’ennemi puisse être convaincu que nous continuons à vouloir et à pouvoir engager l’arme stratégique.
Ces deux conditions, « vouloir » et « pouvoir », sont à réaliser au moment de la crise — c’est-à-dire de l’emploi, au sens où nous l’entendons aujourd’hui — par les autorités politiques et militaires, le « vouloir » étant plus particulièrement, mais non exclusivement, le fait des premières et le « pouvoir » celui des secondes.
Une expression de J. Guitton synthétise bien (sous une forme qui n’est paradoxale qu’en apparence) la nécessité de cette attitude et de cette capacité d’action : « pour que la guerre absolue n’ait jamais lieu, il faut qu’elle puisse avoir lieu à tout instant » (1).
Rassembler les moyens et définir la doctrine d’emploi de sorte que cette guerre soit effectivement possible, c’est le rôle des chefs militaires. Mais si le but à atteindre apparaît ainsi bien clair, il reste à répondre à une question essentielle, ardue et par conséquent sujette à de multiples controverses et prises de position : comment faire ?
Théoriquement, il suffirait, après avoir pris les précautions voulues pour réduire dans toute la mesure du possible la vulnérabilité de la force nucléaire stratégique, d’en brandir la menace à la moindre manifestation d’agression. Si l’on se réfère au précédent de l’affaire de Cuba, une telle menace a été, certes, entre les mains du président J.F. Kennedy, un élément déterminant qui a contraint les Soviétiques à céder. Mais, d’une part, certains impératifs de technique militaire nous conduisent à éclairer et à appuyer l’action principale, jusque-là potentielle, de la force nucléaire stratégique et, d’autre part, on peut imaginer nombre de circonstances où l’alternative du « tout ou rien » enlèverait de la vraisemblance, de la crédibilité, à notre attitude.
Pour répondre à la question ci-dessus évoquée du « comment ? » il faut en fait envisager d’abord les conditions indispensables pour conférer à l’action potentielle de la F.N.S. le maximum de crédibilité ; elles sont au nombre de trois : connaître les intentions de l’adversaire, reconnaître le seuil qui servira de test et au-delà duquel jouera à plein et sans équivoque la menace stratégique et enfin permettre au gouvernement de l’exercer au moment opportun.
Reprenons chacun de ces éléments :
En premier lieu, il s’agit de connaître les intentions de l’adversaire et la méthode qu’il compte employer pour nous faire céder. Connaître les intentions, c’est-à-dire savoir jusqu’où l’adversaire veut aller, implique une action militaire qui, face à l’adversaire et à son contact, permettra, grâce à l’emploi de moyens de même niveau — ce qui ne signifie pas nécessairement de même ampleur — soit, au mieux, de faire cesser son agression, soit de discerner s’il est décidé à utiliser les grands moyens.
En second lieu, il nous faut définir le niveau du test à partir duquel jouera à plein notre volonté de faire peser la menace de la force nucléaire stratégique.
Difficile question dont la réponse dépend beaucoup des circonstances, de l’attitude de nos alliés et de ce que nous définissons comme vital au moment de la crise. Il est bien évident que l’attaque directe du territoire par des forces d’invasion ou de destruction que nous ne pouvons plus contrôler, présente un caractère vital pour nous. Mais c’est le cas extrême.
Il est certain que la présence de fusées soviétiques à Cuba était considérée par le président Kennedy comme une menace pour les intérêts vitaux de son pays. L’attaque de la Pologne en 1939 a conduit la France à intervenir, alors que nous n’avons pas fait peser — très certainement à tort — de menace stratégique lors de la réoccupation de la rive gauche du Rhin ou de l’occupation partielle de la Tchécoslovaquie par Hitler. D’autres cas peuvent se présenter. Ainsi, comment réagirions-nous à la disparition d’un sous-marin nucléaire ? Comment réagirions-nous à un début d’invasion de l’Allemagne de l’Ouest si — et c’est là seulement une hypothèse d’école bien sûr — nos alliés de l’OTAN ne paraissaient pas eux-mêmes décidés à faire monter les enchères ?
Et en troisième lieu, nous voyons bien que notre disposition et notre action doivent permettre au gouvernement de choisir le moment le plus favorable pour faire monter les enchères.
Permettre le test, permettre de fixer le niveau et permettre de fixer le moment où se prendra la décision stratégique du gouvernement, c’est le rôle de nos forces de manœuvre à nos frontières, de la D.O.T. et de la police à l’intérieur, de la D.A.T. dans les airs et de nos forces de surveillance en mer.
Mais une question se pose alors : qu’est-ce que cela implique quant à l’importance de ces forces ?
Nous avons déjà rejeté la solution du « tout ou rien ». à l’opposé, nous voyons l’OTAN, sous l’impulsion des Américains, préconiser un dispositif qui lui permettrait de répondre victorieusement à toute attaque, quel que soit son niveau : ainsi à une attaque dite classique ferait face un dispositif, lui aussi classique, qui, à lui seul, devrait permettre de résister victorieusement. Ainsi l’on prendrait le minimum de risques et l’on diminuerait les chances d’en arriver à l’échange atomique. C’est, il faut bien le dire, le rêve du militaire qui aime bien se trouver toujours en position de force.
Mais, outre que l’entretien de tels moyens pèserait trop lourdement sur l’économie générale des pays de l’alliance, et en particulier sur celle de la France, on peut se demander si une telle méthode ne conduirait pas les gouvernements à tergiverser, à reculer l’échéance de la décision capitale d’emploi des armes nucléaires et peut-être ainsi à perdre toute chance d’arrêter le conflit. C’est là, on le sait, en ce qui concerne la défense de l’Europe, un point fondamental de désaccord avec les Américains.
Aussi pensons-nous qu’il n’est pas nécessaire que nos forces de test soient du même niveau « classique » que les forces potentielles adverses, mais nous pensons qu’il est nécessaire qu’elles soient dotées d’armes nucléaires tactiques afin de montrer notre volonté d’en venir à la dissuasion absolue dès que la limite fixée serait atteinte. Il est certain aussi que les armes atomiques tactiques, en raison de leurs effets plus limités que les armes stratégiques, renforcent la crédibilité de notre attitude.
Par contre, en ce qui concerne la D.O.T. et le dispositif de protection des bases stratégiques, il nous faut en permanence les moyens voulus de protection contre la subversion interne et les attaques ponctuelles, afin de préserver la liberté d’action du gouvernement et de la force stratégique.
Quelles sont alors les conceptions et les conditions d’emploi de nos différentes forces ? Nous allons les analyser très rapidement.
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Deux conditions essentielles doivent être remplies pour l’emploi de la Force nucléaire stratégique :
— elle doit pouvoir agir instantanément, dès l’ordre donné par l’autorité politique,
— elle doit toujours se trouver en sûreté d’une manière aussi absolue que possible. Au minimum nous devons être certains qu’un des ensembles suffisamment significatifs qui la constituent pourra agir.
La première de ces conditions, l’instantanéité, repose sur la permanence opérationnelle dès le temps de paix, l’abondance et la fiabilité des moyens de transmission et une planification a priori de toutes les hypothèses de bombardement en sorte que, sur notification d’un simple numéro de plan par l’autorité politique, l’action puisse se déclencher.
La seconde condition, la sûreté, s’obtient par divers moyens complémentaires : diversification des systèmes (SSBS, MSBS, éventuellement avions), la dispersion sur le terrain et en mer et la protection statique (silos) et active contre les commandos, les actions subversives et les attaques aériennes ou navales.
Et l’on se rend bien compte de l’importance primordiale attachée à la sûreté de l’autorité politique et à sa liberté d’action : la décision capitale venant de cette autorité, celle-ci doit toujours se trouver à l’abri ou donner les délégations voulues : ni trop, ni trop peu.
Nous voyons aussi que ces forces seront sous la protection constante de la gendarmerie, des forces de la D.O.T., éventuellement des forces de manœuvre, de forces navales (en particulier pour les entrées et les sorties de port des sous-marins nucléaires lance-engins) et des forces aériennes de défense. C’est la mission prioritaire de tout cet ensemble de forces.
Le Corps de bataille aéroterrestre constitué par les Forces de manœuvre a pour mission de tester les intentions de l’adversaire mais surtout de lui manifester notre volonté de ne rien subir, quelles qu’en soient les conséquences.
Fort de cinq divisions mécanisées, doté d’armes nucléaires au niveau de ces divisions, appuyé par une aviation tactique disposant elle aussi d’armes nucléaires, il possède une forte capacité de destruction ; cependant, largement surclassé par le potentiel adverse classique et nucléaire tactique, il est incapable de conduire une action défensive de longue durée, ce qu’on ne lui demande d’ailleurs pas.
Mobile, bien articulé, il peut, bénéficiant d’une bonne couverture aérienne, répondre dans les délais voulus aux actions mineures de l’adversaire tout en conservant la possibilité de conduire une action de force atomique avant l’échange stratégique.
Engagé aux frontières du Nord et de l’Est contre un ennemi venant de l’Est, le corps de bataille agira normalement en coordination étroite avec les forces de nos alliés. Néanmoins, son emploi autonome, si faible soit la probabilité d’une telle hypothèse, peut et doit être envisagé, en particulier dans le cas d’un manque d’accord complet avec nos alliés quant au niveau à partir duquel serait ouvert le feu atomique. Dans ce cas, il est possible, sinon probable, que nos alliés refusent que nos troupes puissent se trouver au contact de l’ennemi dès les premiers engagements. En conséquence, il est possible aussi, dans ce cas, que la dissuasion française ne joue que pour le territoire national. Elle bénéficierait par contre d’une crédibilité accrue.
Les forces opérationnelles doivent — il faut le souligner car c’est un point essentiel dans la logique de la doctrine — tester les intentions de l’adversaire pour ne pas déclencher prématurément la frappe stratégique et manifester notre volonté de résister sans se prêter au jeu de l’escalade.
Bien sûr le test des intentions de l’adversaire peut comprendre une série d’actions graduées, mais pratiquement, en raison de notre position géographique, il est achevé dès que nos forces ont pris le contact de l’adversaire : en effet, l’élément nouveau c’est le contact lui-même et le fait que nous devenons l’ennemi à notre initiative.
Cet élément nouveau peut conduire l’ennemi vers quatre réactions dont deux sont significatives : s’il arrête sa progression dans la zone des combats, le but optimum est atteint, si au contraire il s’en prend, dès ce moment, à toutes nos forces dans toute la profondeur du théâtre, ses intentions à notre égard sont alors révélées.
Il peut aussi continuer sa progression en bousculant nos éléments au contact, mais sans agir sur nos autres forces ou en s’en prenant seulement aux forces situées hors du territoire national ; une telle attitude pourrait signifier que réellement ses objectifs du moment ne concernent pas notre pays ou encore qu’il pratique la stratégie du champ clos pour garantir aussi longtemps que possible son propre sol national des représailles massives ; mais nous serons dans l’impossibilité de savoir ce qu’il en est, à moins de « pousser les enchères classiques » à un niveau tel qu’il provoque l’arrêt de l’ennemi, ce qui est inacceptable pour nous, ne serait-ce que du fait de la disproportion dans l’emploi des moyens classiques à prévoir dans une telle éventualité.
Nous admettons donc que l’engagement des forces françaises contre les forces adverses, au niveau de ce qui est suffisant pour prendre le contact, constitue le premier test et qu’il n’est pas utile ni même possible de procéder à un deuxième test de même nature avec des forces plus puissantes.
Le deuxième test vise en fait à introduire une nouvelle discontinuité dans le processus de l’épreuve de force en en changeant la nature : c’est l’ouverture du feu nucléaire tactique. Certes une décomposition aussi schématique des opérations peut apparaître un peu scolaire et il est possible que la réalité des combats ne se prête pas à des distinctions aussi tranchées, de même qu’il est possible qu’à ce stade et en raison de la menace directe contre notre territoire, l’entrée en action de la force stratégique apparaisse dès ce moment probable. Cependant, la crédibilité de cette action stratégique est renforcée par celle du corps de bataille. D’autre part, celui-ci, du fait même de sa structure, interdit à l’ennemi de penser qu’une agression en deçà de l’attaque stratégique lui permettrait d’éviter l’emploi des armes nucléaires, au minimum tactiques. C’est pourquoi nous devons étudier cette action dans sa réalité.
Nous n’oublions pas qu’il s’agit là d’une décision politique dont on attend un résultat stratégique : l’arrêt de la progression de l’ennemi sur l’ensemble du théâtre. Mais il nous appartient de définir les conditions optimums d’exécution de ce deuxième test, sans prétendre faire peser une hypothèque sur l’opportunité de la décision politique, mais en indiquant cependant les époques d’engagement les plus ou les moins favorables. Pour cela nous reconnaîtrons les faits, rappellerons les principes et tirerons les conséquences :
1. — L’arme nucléaire tactique est l’arme autour de laquelle s’ordonne la manœuvre ;
2. — L’emploi initial de l’arme nucléaire tactique se fait au moment jugé opportun par le gouvernement ; il en est nécessairement de même de l’engagement du gros des forces aéroterrestres ;
3. — Le gouvernement recherchant une action décisive, les forces aéroterrestres doivent être employées groupées pour préparer l’ouverture du feu nucléaire ;
4. — Seules les actions des forces aéroterrestres conditionnant un engagement efficace du feu nucléaire pourront, à l’initiative du commandement, précéder la décision du gouvernement. Les moyens consacrés à ces actions seront donc limités ;
5. — Agissant du faible au fort et nous trouvant déjà dans une position défavorisée du fait de notre attitude de « défendeur » nous ne pourrons accepter, sur le plan des opérations elles-mêmes, d’agir en riposte et défensivement. L’action de force avec, et y compris, l’ouverture du feu nucléaire doit se situer dans une perspective offensive et nous ménager l’initiative de cette ouverture du feu. Quant à celle-ci, du moment qu’elle accompagne l’engagement du corps de bataille, elle ne peut être symbolique mais elle doit répondre aux exigences de l’efficacité maximum.
Rechercher l’efficacité maximum conduit aussi à rechercher les hypothèses d’emploi aux dimensions de l’Europe et à saisir l’ennemi au plus loin des frontières. Cependant, la nécessité pour le gouvernement d’agir au mieux de circonstances imprévisibles et, entre autres, les difficultés que présenterait un engagement au travers d’un dispositif allié qui pourrait avoir été partiellement désorganisé, peuvent conduire à n’agir qu’à courte ou faible distance des frontières en profitant au mieux de l’effort fait en avant par les alliés.
Attendre l’ennemi sur le territoire national est une opération risquée et qui se situe plus dans le cadre de la défense à tout prix prévue pour le cas où la dissuasion aurait échoué que dans celui d’une véritable manœuvre dissuasive.
Enfin, quels que soient le lieu et le moment de l’engagement du corps de bataille dans les conditions prévues, il faut admettre que le combat atteindra dans les heures suivantes son intensité maximum, car on ne peut espérer raisonnablement que l’ennemi ne déclenchera pas une riposte nucléaire capable de détruire une notable partie de notre corps de bataille et en tout cas de le désorganiser, même si après cela il renonce à ces objectifs.
Personne ne peut d’ailleurs dire ce que sera alors la physionomie de la zone de combats ni dans quelle mesure subsistera, pour l’un comme pour l’autre, la possibilité de conduire les opérations. Des dispositions devront être prises pour que les éléments subsistant de nos forces puissent, à leur initiative et sans nouveaux ordres, se rassembler pour continuer la lutte sous toutes les formes possibles, qui seront fonction des circonstances, depuis le combat organisé jusqu’à la résistance intérieure.
Ainsi conçu, l’emploi des forces opérationnelles nous paraît répondre aux besoins de la stratégie de dissuasion mais laisse apparaître à quel point il nous faut renoncer aux idées de front continu, de protection directe totale et combien il faut faire confiance à ce qui les remplace : la puissance et la mobilité des actions possibles.
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On a généralement réservé l’appellation de Défense opérationnelle du Territoire à l’organisation qui met en œuvre des forces du territoire destinées principalement et en priorité à protéger les bases de la F.N.S. et à permettre la liberté de l’action gouvernementale. Leurs missions peuvent être, la première conservant toujours la priorité absolue dans le temps :
1. — Protection des bases de la F.N.S. et des points sensibles d’intérêt gouvernemental aussi longtemps que cela n’est pas devenu sans objet ;
2. — Participation aux opérations conduites sur le territoire métropolitain par les forces opérationnelles de manœuvre sous les ordres des chefs de celles-ci et dans des conditions adaptées à leurs possibilités ;
3. — Destruction des éléments adverses infiltrés, aéroportés ou débarqués avec l’aide éventuelle d’éléments du corps de bataille ;
4. — Sécurité de la mobilisation et de toutes les activités de liaison, de ravitaillement ou de soutien des armées ;
5. — Participation à la mise en œuvre des plans généraux de protection ;
6. — Participation au maintien de l’ordre ou prise en charge complète en fonction des délégations gouvernementales ;
7. — Préparation et activation en temps voulu des zones de résistance militaire.
Bien entendu, cette longue énumération ne signifie nullement que toutes les forces du territoire sont appelées à l’exécution de la totalité de ces missions : c’est affaire de circonstances prévues par les plans particuliers.
Mais il faut déborder ce cadre strict des actions de type classique et étendre ce terme de D.O.T. à une forme de lutte visant, dans toute l’étendue du territoire, toutes les actions ennemies — qu’elles soient le fait d’éléments implantés, parachutés ou infiltrés — et basée sur la volonté de tous les citoyens de se battre partout, avec tous les moyens à leur disposition, contre tout ennemi à leur portée, même dans la situation toujours concevable où notre territoire serait envahi.
Le point fort de cette lutte doit être la prolongation du combat par la résistance militaire avec tous les moyens récupérables, soit à partir des zones favorables reconnues et préparées sous le nom de zones de résistance militaire, soit même à partir de toute zone où des moyens se seront regroupés.
Ainsi définis, les résultats attendus de la D.O.T. sont fonction de la détermination de toute la population, civile et militaire, de ne pas abandonner le combat. Il y faut une longue préparation matérielle et morale qui est — on n’en prend peut-être pas suffisamment conscience actuellement — une affaire de longue haleine et permanente. Les circonstances, bien sûr, comme dans le passé révéleront les chefs et rassembleront les volontés. Mais il ne faut pas que cela vienne trop tard, et nous devons donc nous préparer aujourd’hui, car une telle attitude de la population est nécessaire pour appuyer l’action dissuasive de nos forces qui doit être l’expression de la volonté de tout un peuple et non pas seulement celle de quelques gouvernants et techniciens dont on ne se priverait pas alors de dire qu’ils se livrent à un jeu ésotérique et dangereux.
Et puis, la volonté de résistance de tout un peuple a valeur dissuasive : des exemples, partout dans le monde, au cours de ces vingt dernières années, le montrent bien.
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Nous ne dirons ici que quelques mots des Forces navales et des Forces aériennes, brièveté qui ne signifie nullement qu’elles n’aient pas un rôle capital à jouer, du fait notamment de leur dimension nucléaire.
Les sous-marins nucléaires lance-engins auront une part prédominante dans la force nucléaire stratégique. Aussi les forces navales auront-elles la mission prioritaire de leur protection. Les autres missions, traditionnelles, de la Marine ne paraissent pas devoir être modifiées dans leur nature.
De même la mission prioritaire des forces aériennes est le bombardement stratégique, avec son complément la défense aérienne de la F.N.S. En outre, comme partie intégrante du corps de bataille, elles prolongent l’action atomique de celui-ci et renforcent considérablement sa capacité dissuasive.
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Au terme de ce rapide survol des idées essentielles qui guident l’élaboration de la doctrine d’emploi des forces, il faut souligner combien il est nécessaire que l’action de dissuasion se manifeste à tous les niveaux et non pas seulement à ceux des chefs investis des plus hautes responsabilités. Elle doit être manifeste également dans tous les compartiments de combat concevables et envisageables afin que notre volonté de résistance apparaisse très clairement face à toute agression et marque notre détermination d’aller, si nécessaire, jusqu’au recours inéluctable et rapide à l’arme absolue.
Il faut souligner non moins fortement que, de nos jours comme dans le passé, la cohésion de tout le peuple et sa volonté de défendre sa liberté et son indépendance, sont les conditions fondamentales pour que, réellement, nous nous défendions. ♦
(1) J. Guitton : « La pensée et la guerre », Desclée de Brouwer, 1969.