Conférence donnée à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 25 mars 1969.
Réflexion sur la politique culturelle
Dans un pays tel que la France, la Collectivité — c’est-à-dire essentiellement l’État et les villes — a, vis-à-vis de l’esprit, une responsabilité nouvelle d’une tout autre nature que ce que l’on a pris jusqu’ici pour sa mission culturelle : enseignement, beaux-arts, loisirs.
Quelles que soient les idéologies dont on parle ou les définitions que l’on donne de la culture, les raisons d’agir, ainsi que les premières orientations de la politique qu’appelle cette nouvelle responsabilité sont, d’ores et déjà, assez claires pour qu’on essaye d’en faire une synthèse. Sans une vision globale, toute politique culturelle se réduirait, au mieux, à une nouvelle manière de gérer les Beaux-Arts.
Les propositions qui suivent ont été établies du point de vue de l’État. Au stade où nous en sommes, elles ne sont destinées qu’à provoquer une réflexion et une discussion. Seul un commencement de prise de conscience de ce problème dans le pays peut amener la Collectivité à reconnaître sa nouvelle mission culturelle.
Ses fondements
La France, est, en fait, sur la voie de la société de consommation.
L’économie nouvelle offre pour la première fois à la plupart, et non plus seulement à des privilégiés, la perspective d’un niveau de vie élevé ; elle rend enfin possible l’intégration des masses dans la société.
Le temps consacré au travail professionnel va diminuant, ainsi que la dureté de celui-ci. Les techniques actuelles mettent les commodités du confort à la portée d’un nombre croissant d’hommes. Le progrès des moyens de communication, de reproduction, de déplacement et de divertissement permet de remplir agréablement le temps devenu libre.
Jamais une société n’a été aussi bien armée contre la misère et les difficultés de la vie. Jamais les conditions du bonheur n’ont été ainsi réunies.
Mais nous savons aussi que tout cela ne mènera à rien, sinon à faire de l’homme un animal enfin satisfait, si celui-ci ne trouve pas dans la nouvelle société les valeurs sans lesquelles il n’y a pas d’hommes dignes de ce nom, ni de vraies civilisations.
Ces valeurs, la société de consommation ne les rend pas impossibles. À bien des égards elle leur est plus favorable que les économies passées. Le développement de l’instruction, les occasions multiples d’information, de contacts de toute nature et, plus généralement, de confrontation de leur expérience, qui s’offrent aux hommes d’aujourd’hui dans un monde où, par ailleurs, les sociétés s’interpénètrent de plus en plus, s’y prêtent sans doute mieux que la misère et l’ignorance. Pour la première fois nous entrevoyons le jour où pourraient être réunies les conditions d’une vraie culture populaire.
Mais, pas plus que les économies qui l’ont précédée, la société de consommation ne porte en elle-même des valeurs. Elle ne détermine qu’un mode de vie, dans lequel certaines valeurs trouvent sans doute mieux leur place que d’autres, mais qui n’a par lui-même aucune signification particulière sur ce plan.
Nous vivons, d’autre part, à une époque où, pour des raisons qui ne sont pas étrangères à ce qui précède, les grands systèmes traditionnels de valeurs sont en déclin ; pour ne parler que du plus important d’entre eux, la religion, il est évident que, si celle-ci subsiste, elle tend à devenir un phénomène purement individuel. Notre société ne repose sur aucun principe supérieur, sur aucune transcendance, et la religion n’informe plus, comme jadis, la vie quotidienne.
En outre, toujours comme celles qui l’ont précédée, la société de consommation sécrète ses propres menaces contre l’esprit.
L’élévation du niveau de vie tend à devenir une fin en soi : « Le fait nouveau, c’est en somme, la légitimation de la vie par l’action. Ou, plus exactement, l’intoxication qui permet à l’action d’écarter toute légitimation de la vie » (Malraux).
On assiste à une âpre compétition de tous les instants, qui entraîne le rejet des faibles et des « improductifs ».
La mécanisation, la spécialisation croissante retirent peu à peu au travail de la plupart toute valeur enrichissante sur le plan de l’esprit.
Les exigences de la nouvelle économie conduisent à une urbanisation quasi totale, ainsi qu’à la multiplication d’équipements et de services collectifs de toute nature. Elles peuvent entraîner la création d’un cadre de vie de plus en plus artificiel et insignifiant ou, pour tout dire, inhumain, qui risque d’être une cause permanente de perturbation pour l’esprit. Et nous savons aussi que jamais l’homme n’aura été aussi seul dans cette société où tout tend à devenir collectif.
Dans le même temps, la masse, pour qui les cultures populaires traditionnelles ont cessé d’exister, et qui ne sait pas encore entendre le message, toujours réservé à un petit nombre, des œuvres de l’art et de l’esprit, peut être sollicitée à longueur de journée, même pendant le travail professionnel, par les nouvelles techniques de communication : radio, télévision, disques, cinéma, photos, presse de masse, bandes dessinées, etc… Or, celles-ci permettent de faire appel, avec une puissance jamais égalée, aux instincts élémentaires, tels que la sexualité et la violence, ainsi qu’au goût du rêve et de l’évasion ; elles peuvent aussi contribuer à reléguer la masse dans un imaginaire de seconde zone, artificiellement créé pour elle, à des fins intéressées, commerciales ou autres, et à recréer à son détriment, un phénomène d’aliénation de type nouveau, peut-être pire que les précédents, car il n’y a plus, pour en compenser les effets, les grands systèmes traditionnels de valeurs ni les formes élémentaires de cultures qui naissaient jadis spontanément dans le peuple. Et, toujours à la différence de ce qui se passait autrefois, où les cultures élitaires façonnaient en définitive les civilisations, c’est la vision du monde et le comportement que certains — « les industriels du sexe, du sang et du rêve », comme les appelle Malraux — entretiennent ou suscitent chez le plus grand nombre qui risquent d’influencer le plus notre société.
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Cela ne suffit pas à obliger la Collectivité à agir ; à toutes les époques l’esprit a été menacé, d’une façon ou d’une autre, et ce n’est pas à elle qu’il a tenu jusqu’ici de sauvegarder les valeurs.
Mais notre société est aussi celle de l’organisation.
L’univers vers lequel nous allons ne se crée pas spontanément. Même dans les pays non socialistes et, au premier chef, dans un pays à forte administration publique, rien ne se fait, sur le plan collectif, qui ne soit voulu et organisé par des hommes : depuis le cadre de vie jusqu’au monde mental que répandent les détenteurs des techniques de communication de masse. Cela fonde et rend en même temps concevable pour la première fois dans l’histoire de l’humanité une action de la Collectivité en faveur des valeurs de la civilisation.
En quoi elle consiste
La Collectivité doit désormais se proposer d’assurer, dans toute la mesure où cela dépend d’elle, ce qu’on pourrait appeler les conditions objectives d’une civilisation dans la société et le pays qui sont nôtres.
Il faudrait apporter d’infinies retouches et nuances à cette définition dans laquelle il ne faut voir qu’une tentative, entre autres, de formulation d’une nouvelle mission de la Collectivité à laquelle rien n’a préparé celle-ci jusqu’alors.
Nous nous bornerons à rappeler que la notion de civilisation est prise ici dans un sens qui implique l’existence de valeurs collectives ou individuelles. Par conditions objectives d’une civilisation nous entendons par conséquent tout ce qui peut, du dehors et sur le plan collectif, favoriser la transmission ou l’éclosion de telles valeurs.
Il va de soi que notre conception de l’homme exclut que ce soit la Collectivité qui définisse et, à plus forte raison, qui tente d’imposer ces valeurs par quelque intermédiaire qu’on puisse imaginer. Mais cela n’implique en aucune façon qu’on doive se diriger vers une civilisation qui ne serait fondée que sur des valeurs individuelles, par opposition aux valeurs collectives. Nous ne devons même pas exclure l’hypothèse que les valeurs collectives finissent par dominer dans une civilisation qui intégrerait totalement l’individu dans la société. Nous voulons dire simplement que ce n’est pas à la Collectivité d’en décider au nom de sa nouvelle mission culturelle.
Faut-il préciser que nous ne pensons nullement qu’une action de la Collectivité nous garantisse le maintien ou la création de valeurs. Un tel problème ne peut être résolu par une politique de la culture, même conforme aux vœux les plus exigeants. C’est dans toutes les consciences et dans toutes les cellules agissantes du pays que la question se joue, sans préjudice des événements qui font ou défont le monde sans que nous y puissions rien.
On ne peut attendre qu’une chose de l’action de la Collectivité : c’est qu’elle préserve autant que possible les chances d’une nouvelle civilisation au lieu de les laisser détruire comme cela se passe trop souvent à l’heure actuelle, sans même qu’on en ait conscience.
C’est assez pour qu’elle se trouve dans l’obligation d’agir.
Ce qu'elle implique
Nous en sommes, là aussi, à une tentative d’approche.
La définition des domaines d’action, existants ou à créer, qui concernent la nouvelle mission culturelle de la Collectivité pose, à elle seule, un problème. À première vue c’est tout ce qui touche à l’art, aux techniques de communication de masse, au cadre de vie et, bien entendu, à l’enseignement. Mais beaucoup d’autres domaines sont également concernés ; il est sans doute peu de secteurs où la prise de conscience par la Collectivité de sa nouvelle mission n’entraîne aucune modification dans la nature de ses interventions. Et nous pressentons que d’autres domaines s’ajouteront à ceux auxquels nous pouvons penser aujourd’hui et qu’on les définira autrement que nous pouvons le faire en l’état de structures et d’actions datant d’une autre société.
Nous ne retiendrons pour l’instant que les quatre qui viennent tout naturellement à l’esprit à l’heure actuelle : le domaine artistique, celui des techniques de communication de masse, ce qui concerne le cadre de vie et l’enseignement.
Quelle finalité la Collectivité doit-elle s’assigner dans ces domaines en fonction de sa nouvelle mission culturelle ?
Comment passer de cette finalité à des actions susceptibles de constituer une politique ?
Plus généralement quels problèmes institutionnels poserait cette nouvelle politique de la culture ?
Une nouvelle finalité
1. Dans le domaine artistique
Depuis plusieurs siècles l’art est généralement pris pour un « ornement », une « parure du réel » qui constituerait un élément du train de vie des catégories sociales supérieures ou le complément d’un haut niveau d’instruction ; seule la littérature échappe à cette commune opinion.
Cela explique que dans le domaine artistique la Collectivité se soit proposée successivement, sans, d’ailleurs, abandonner aucun de ces objectifs, d’abord de témoigner de la grandeur du pouvoir tout en satisfaisant les goûts de l’aristocratie, puis de parfaire les connaissances et d’agrémenter les distractions des classes dirigeantes, et, enfin, de contribuer à meubler les loisirs.
S’il en était ainsi, et même s’il devait concerner désormais la masse et non plus seulement un petit nombre, l’art serait un luxe, pour lequel la Collectivité devrait continuer de mesurer chichement son effort tant que tous les besoins vitaux des hommes n’auront pas été satisfaits.
Mais l’art n’est pas plus un luxe de civilisé qu’une imitation de la nature. C’est une création de l’homme ; sa création par excellence.
Nietzsche écrivait : « aucun artiste ne tolère le réel ». Malraux : « ni l’art ni la culture ne sont des ornements de l’oisiveté ; ce sont des conquêtes acharnées de l’homme pour dresser, en face du monde réel, un monde qui n’appartienne qu’à l’homme… L’artiste n’est pas le transcripteur du monde, il en est le rival ». Et Camus : « l’artiste refait le monde à son compte ».
Dans l’œuvre d’art, c’est l’homme qui s’affirme en tant qu’esprit. C’est en ce sens que l’œuvre d’art est « au sens impérieux du mot humanisme ». Toute œuvre d’art porte en elle une part privilégiée d’humanité, un message de l’esprit. Et, au sommet de l’expression artistique, le chef-d’œuvre est sans doute l’une des expressions les plus hautes que l’homme puisse donner de l’interrogation fondamentale devant laquelle le place sa condition et, parfois, de ses propositions de réponse. C’est en quoi l’art peut être l’un des moyens de transmission des valeurs, en même temps qu’un ferment, et qu’il répond à un besoin profond de l’homme. C’est pourquoi Baudelaire pouvait écrire s’adressant « aux bourgeois » : « vous pouvez vivre trois jours sans pain ; sans poésie jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent ; ils ne se connaissent pas ».
L’œuvre d’art n’est pas seulement un objet de connaissance ou une source de plaisir esthétique. Elle appelle la communion. C’est grâce à cela, mais c’est à cette condition, que l’art peut contribuer à la transmission ou à l’éclosion des valeurs et non pas simplement, comme la plupart le croient encore, au divertissement, fut-il supérieur. « La culture ce n’est pas seulement de connaître Shakespeare, Victor Hugo, Rembrandt ou Bach : c’est d’abord de les aimer. Il n’y a pas de vraie culture sans communion » (Malraux).
Cette communion peut désormais s’établir avec l’art de tous les temps et de toutes les contrées. Certes, avec le temps et la distance, l’œuvre d’art se transforme en elle-même ou dans la vision que nous avons d’elle ; elle se métamorphose. Mais de si loin qu’elle vienne, dans l’ordre du temps ou des sociétés, un certain pouvoir survit qui nous atteint et peut nous apporter, à la limite, « la signification que prend la présence d’une éternelle réponse à l’interrogation que pose à l’homme sa part d’éternité ». C’est pourquoi André Malraux a pu écrire encore que : « les hommes pour qui l’art existe ne s’unissent point par leur raffinement ou leur éclectisme, mais par leur reconnaissance du mystérieux pouvoir qui, transcendant l’histoire grâce à des moyens qui ne sont pas ceux de la « beauté », rend présentes à leurs yeux telles peintures préhistoriques dont le mot magie n’explique nullement les formes, les statues sumériennes dont ils ne connaissent guère que les noms, et la Dame d’Elche, dont ils ignorent tout ».
Certes cela n’est devenu possible que depuis que les différentes formes d’art ont cessé d’être utilisées, comme elles le furent pendant des dizaines de siècles, à des fins qui leur étaient extérieures, d’ordre religieux notamment. Mais du même coup, grâce au progrès des techniques de reproduction et de communication, et, toujours pour la première fois, c’est l’art universel qui est désormais à la portée de chacun.
De chacun, abstraction faite non seulement de l’origine sociale mais du niveau d’instruction. Car contrairement au préjugé tenace qu’entretiennent encore des siècles de confusion de la vie artistique avec la fortune ou le savoir, il n’y a aucun lien de nécessité entre le niveau d’instruction, c’est-à-dire la connaissance, ou l’origine sociale, c’est-à-dire le style de vie et, d’autre part, la communion avec l’œuvre d’art. Sans doute l’instruction ou la condition sociale facilitent-elles, à bien des égards, l’accès à l’œuvre d’art. De même la communion avec l’œuvre d’art exige-t-elle un minimum d’initiation ou de familiarité qui, sauf exception, ne s’acquiert pas du premier coup. Mais cette sensibilité au langage propre de l’art est indépendante de la connaissance et relève d’un autre ordre. C’est en ce sens que l’on peut dire que tout chef-d’œuvre s’adresse à tout homme et que tout homme peut être atteint.
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C’est pourquoi l’art prend une grande importance dans l’optique de la nouvelle mission culturelle de la Collectivité. Et cela dicte la finalité que celle-ci doit désormais se proposer ; faire en sorte que le plus grand nombre, et non plus seulement les privilégiés de la naissance ou de l’instruction, accède aux différentes formes d’art dans des conditions qui favorisent la communion avec les œuvres.
Si telle ne devient pas la finalité de la Collectivité non seulement l’art continuera d’être un élément de train de vie des classes les plus aisées, mais la masse, qui est désormais sollicitée par d’autres appels, risquera de s’en éloigner de plus en plus et d’être coupée ainsi de l’un des plus importants moyens de transmission de valeurs. Dans une société de masse, privée des systèmes traditionnels de valeurs, cette coupure peut avoir des conséquences graves.
Cette finalité est, en l’état des choses, révolutionnaire. Presque tous les équipements, presque tous les types de manifestations ou d’activités artistiques, ont été conçus dans une perspective radicalement différente. Et presque tous, quel que soit, cette fois, le niveau d’instruction ou social, continuent de penser le contraire.
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Il faut bien voir, cependant, que si, pour les raisons qu’on vient d’esquisser, l’art est en train de prendre une telle importance dans notre société agnostique et mécanisée, il ne peut être, à lui seul, un antidote suffisant contre les poisons qui menacent aujourd’hui l’esprit. Si le cadre de vie devient inhumain, si les techniques de communication de masse sont mises au service des instincts et de la bêtise, ce n’est pas la communion de certains avec l’art qui nous sauvera collectivement. Car nous vivons dans une société qui est et sera de plus en plus façonnée par la vision et les tendances de la masse.
2. En ce qui concerne les techniques de communication de masse.
L’importance de celles-ci au regard de la nouvelle mission culturelle de la Collectivité est évidente.
Leur audience est sans commune mesure avec celle des supports traditionnels du langage, des images et des sons.
Jamais il n’a existé de moyens de diffusion aussi puissants ni aussi efficaces. À la différence des moyens anciens, aucun obstacle géographique, économique, social ou intellectuel, ne les coupe de la masse qui vient à elles quand elles ne vont pas au-devant de la masse, comme c’est le cas avec la radio et la télévision.
Elles ont toutes une grande influence sur les esprits, qui tient principalement à leur caractère attrayant et à leur effet de conditionnement : c’est, notamment, le cas de la télévision qui constitue, sans doute, le moyen d’action sur les esprits le plus fort qu’on ait créé depuis l’école.
Toutes sont des supports polyvalents, qui peuvent diffuser aussi bien des faits, des connaissances, des opinions, des activités sportives, des jeux, des divertissements de tous ordres, ainsi que la plupart des formes d’art. La radio et surtout la télévision ont en plus l’avantage de la simultanéité et, parfois aussi, de l’instantanéité.
De plus, toutes, ou presque toutes, peuvent devenir, quand elles ne le sont pas déjà, des moyens d’expression artistique ayant chacun leur spécificité.
Certes, elles ont leurs limites qui sont, d’ailleurs, inhérentes à leur nature même. En tant que techniques de diffusion, ce ne sont que des moyens de reproduction qui ne pourront jamais remplacer le contact direct avec les hommes, les œuvres ou la nature. Elles sont utilisées, exception faite du cinéma proprement dit, en dehors des lieux ou des grands rassemblements humains sans lesquels l’élément de rite, qui est indispensable à certains messages, fait défaut.
Mais, en l’état du public, ces limites sont négligeables au regard de leur force de pénétration et de leur influence.
Aussi sont-elles l’une des plus extraordinaires chances pour l’esprit qui se soit offerte jusqu’ici à l’humanité ; jamais il n’a été possible d’adresser autant de natures de propositions à autant d’hommes de toutes conditions et de tous âges.
Mais les mêmes raisons peuvent en faire l’un des agents les plus puissants de destruction des valeurs et de leurs ferments. À aucun moment non plus il n’a existé de moyens aussi propres à satisfaire les instincts, le besoin d’illusion ou la tendance au conformisme, et à façonner pour la masse un monde mental aussi bête et aussi aliénant.
Tout cela est manifeste et bien connu. Il est aussi clair que, si la Collectivité définit sa politique vis-à-vis des techniques de masse à partir des principes ou d’institutions apparus dans une société différente de la nôtre et ignorante de ces mêmes techniques, elle risque de manquer à sa nouvelle mission culturelle. C’est, en effet, dans la conception de la démocratie et du libéralisme qui s’est affirmée au XIXe siècle, qu’elle est tentée, dans cette hypothèse, de rechercher les bases de sa ligne de conduite à l’égard des nouveaux moyens de communication.
Le libéralisme ainsi compris, c’est-à-dire celui qui a prévalu à l’aube de la société industrielle, implique, dans le cas des techniques de masse, une sorte de neutralité, en tout cas l’absence de toute finalité positive, de la part de la Collectivité. Dans cette optique celle-ci ne cherche, en effet, ni à gêner, ni même à contrôler sérieusement l’utilisation de ces techniques, qu’elle abandonne largement à l’initiative privée, et elle se borne à voir en elles des activités libres, entre bien d’autres, dont elle ne se mêle directement que pour empêcher les excès qui paraissent contraires à la notion d’ordre public, telle que ses légistes l’ont dégagée à la même époque. Cela permet le développement d’activités qui, bien que mues par l’unique souci du profit, contribuent à l’élévation de la masse. Mais cela permet aussi à d’autres de tirer profit de la satisfaction des instincts, du besoin d’illusion et d’imitation de la même masse. Car le contrôle qui est susceptible d’être exercé sur les techniques de la masse au nom de l’ordre public, c’est-à-dire du dehors et sur la base d’une notion qui a été élaborée dans une société profondément différente de la nôtre, ne gêne pratiquement en rien, ainsi que chacun peut le constater, l’œuvre d’avilissement et d’abêtissement qui peut être entreprise par ce canal.
De son côté la tradition démocratique, telle que nous l’avons héritée du siècle précédent, conduit à faire une place à toutes les catégories de propositions, en évitant les extrêmes et en cherchant à proportionner l’importance relative des unes et des autres au nombre supposé des différentes catégories de public.
Les conséquences de cette conception ne sont pas meilleures du point de vue de la nouvelle mission culturelle de la Collectivité.
Si ceux des « produits » de la « culture de masse » qui paraissent les plus nocifs peuvent être écartés en principe, il reste les autres. Or, en dépit de leur caractère anodin, et peut-être à cause de cette apparence, ceux-ci contribuent à entretenir dans la masse tout ce qui retient l’homme de s’affirmer en tant qu’esprit : instincts, rêve, passivité, grégarisme. Et, en l’état du public moyen, cette action négative et subtilement destructrice n’est certainement pas susceptible d’être contrebalancée par l’influence, réputée positive, des propositions d’une autre nature — disons : d’une nature plus élevée — qui ont aussi leur place, par définition, dans cette même conception. Même si, comme certains disent le constater, le public tend de lui-même à accueillir différemment les unes des autres, et pour ce qu’elles valent respectivement, les différentes natures de propositions qu’il reçoit par le canal des techniques de masse, il n’est jamais sans conséquence qu’il soit sollicité, comme il peut l’être avec les nouvelles techniques de communication, par une vision animale ou infantile du monde.
D’autre part, en l’état actuel non seulement de ce même public moyen, mais de l’utilisation, encore caractérisée par une maîtrise insuffisante, des techniques de masse, la diversité dans la nature des propositions, ou ce qu’on appelle parfois l’ouverture de leur éventail, ne peut qu’accuser, en la reflétant, la coupure qui existe entre le public dit « cultivé » — toujours au sens des siècles passés — et la masse, et renforcer l’imperméabilité de celle-ci aux œuvres de l’esprit et de l’art, en la confortant dans l’idée que cela ne la concerne pas et ne lui est pas accessible. La plupart de ces propositions se présentent, encore, comme éducatives ou culturelles, et nous savons que la masse, qui croit qu’elles ne s’adressent pas à elle et qui redoute leur caractère ennuyeux ou difficile, a tendance à les fuir au profit des produits de la culture de masse qui sont, eux, fabriqués à son intention.
Transposée dans le domaine des nouvelles techniques de diffusion dans une société de masse où les sources traditionnelles des valeurs se tarissent, cette conception de la démocratie ne peut aboutir qu’à recréer une nouvelle forme d’aliénation de la masse : elle est proprement rétrograde.
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La nouvelle mission culturelle de la Collectivité commande au contraire que celle-ci s’assigne à l’égard des techniques de masse une finalité positive, tendant à en faire des instruments de libération et d’élévation de la masse sur le plan de l’esprit.
C’est donc à la masse et à la masse seule qu’on doit décider de s’adresser par le moyen des techniques de masse : toute autre utilisation ne peut être qu’accessoire. Ainsi que l’ont bien compris les industriels de la culture de masse, toutes les propositions qui sont destinées à être diffusées par le canal des techniques de masse doivent être choisies et conçues en fonction du mode de vie, du niveau moyen d’instruction, de la capacité d’attention, des centres d’intérêt, en un mot, de l’état d’esprit de la masse.
Mais, contrairement à ce que recherchent les mêmes industriels, elles ne doivent pas représenter autant de concessions aux goûts et aux penchants de la masse. Si la démocratie commande de tout faire pour le peuple, tout faire pour le peuple sur le plan de l’esprit ce n’est pas, comme on l’a très bien dit, le faire descendre sur sa propre pente, mais l’aider à la monter. Il faut donc chercher à faire des techniques nouvelles de communication les véhicules de propositions qui, tout en étant conçues pour la masse, comme le sont les produits de la culture de masse, contribueraient, à la différence de ceux-ci, à élargir le champ d’expérience du public, à le faire s’interroger, à éveiller son aptitude à la remise en question, à l’amener, par une voie qui soit la sienne, aux plus grandes œuvres de l’esprit et de l’art.
Cela ne signifie pas qu’il faille proscrire toutes les propositions qui ne seraient pas d’ordre artistique ou intellectuel, fussent-elles destinées à la masse. Tout au contraire, la nouvelle finalité culturelle de la Collectivité commande qu’on fasse place à toutes les catégories possibles de propositions, non seulement parce que la diversité de celles-ci est la condition d’une large audience, mais parce que le divertissement est tout aussi nécessaire à l’homme.
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Si une telle volonté prévaut, cela implique une attitude radicalement nouvelle de la Collectivité à l’égard des techniques de masse et il est certain que cela pose de nombreux et graves problèmes, en apparence et en réalité. Le moins grave, parce que le moins réel, est celui qu’on pourrait poser en termes de liberté ou de démocratie au sens du XIXe siècle : la Collectivité eût-elle jamais accepté que l’école, qui a été jusqu’ici le plus puissant moyen d’action sur les esprits, fut utilisée à avilir et à endormir le peuple ? Et se voit-elle reprocher de déformer et d’asservir les esprits par la même école ? À condition de tendre vers la finalité culturelle de la Collectivité et de prendre le problème par le bon bout, il est possible dans un pays tel que le nôtre d’assurer en même temps la qualité des propositions transmises par les techniques de masse et la liberté de choix. Pourquoi ce qui est fait à l’école ne se ferait pas avec les techniques de masse ?
Le vrai problème, le plus difficile, est de trouver pour les différentes catégories de propositions et pour chacune des techniques de masse, des langages qui touchent la masse et contribuent à son évolution et à sa libération. Mais pour le résoudre il faut d’abord le vouloir.
3. En ce qui concerne le cadre de vie.
Le cadre de vie pris dans son ensemble ne correspond pas encore à un chapitre de l’action de la Collectivité, comme, par exemple, l’enseignement. Mais, soit de manière positive, soit par sa neutralité, celle-ci participe à de multiples titres à son aménagement depuis l’ère industrielle.
C’est une finalité d’ordre économique que la Collectivité a fait ou laissé prévaloir jusqu’ici dans tout ce qui touche au cadre de vie : il s’agit de pourvoir le pays des agglomérations, des bâtiments et des équipements que requiert la société industrielle en visant avant tout à l’équilibre économique des ensembles et à l’adaptation de chacun des éléments à sa fonction dans l’économie. Certes cela n’exclut pas d’autres préoccupations. La principale est d’ordre social et tend à assurer le bien-être des hommes en multipliant les commodités et les moyens d’occuper leurs loisirs ; cela conduit essentiellement à faciliter la circulation et à insérer dans l’urbanisme nouveau, un peu comme des parenthèses, des éléments non utilitaires, qui sont faits pour les moments où la vie cesserait, en quelque sorte, d’être subie et pourrait enfin être vécue : espaces verts, terrains de sport, parcs de loisirs, équipements dits culturels, etc… Une autre est d’ordre politique. Elle conduit à consentir un effort exceptionnel en faveur de certains édifices considérés comme majeurs du point de vue de l’organisation politique de la Cité. Mais ces préoccupations sont toutes secondaires : la finalité déterminante est économique.
À peu près en même temps que celle-ci s’est dégagée une autre finalité, inconnue jusqu’alors, qui tend, pour sa part, à la protection des sites naturels et des monuments du passé et qui s’oppose par définition à la première quand toutes deux ne s’ignorent pas réciproquement. Aussi bien un conflit surgit-il nécessairement chaque fois que la construction et l’urbanisme nouveaux mettent en jeu des sites ou des édifices historiques. Et la défense de la nature et du passé se confond inévitablement dans un tel contexte avec une force conservatrice : c’est dire que dans une société en pleine évolution elle est affaiblie au départ et joue perdante.
Tout cela procède de vues dépassées qui font oublier le vrai problème.
Le cadre de vie n’est pas tantôt une toile de fond indifférente devant laquelle se déroulent les activités laborieuses de chaque jour, et tantôt un décor destiné à être regardé et admiré, ou un parc de repos et de distractions. Pour l’esprit ce ne sont pas seulement certains points forts ou certaines oasis du cadre de vie qui comptent : c’est tout le cadre de vie.
Le cadre de vie, c’est, comme son nom l’indique, ce dans quoi nous sommes plongés durant notre existence, pendant le travail comme en dehors. Il n’est jamais indifférent, jamais sans importance. Il peut contribuer à l’équilibre de l’homme et à la vie de l’esprit comme il peut s’ajouter, lorsqu’il est insignifiant, dur ou informe, à tous les facteurs qui poussent l’homme à rechercher une diversion dans l’illusion du rêve, ou l’exacerbation des instincts. C’est en quoi tout le cadre de vie, et non pas seulement les sites, les monuments historiques ou les équipements de loisir et artistiques, concerne la nouvelle mission culturelle de la Collectivité.
De ce point de vue le cadre de vie ne se limite pas à la nature, aux constructions, aux grands ouvrages, aux agglomérations. Il se compose également des équipements et des services collectifs de toute sorte qui se multiplient dans notre société. C’est le décor de tous les jours, c’est le mobilier, ce sont les objets d’usage quotidien. Ce n’est pas seulement le fond visuel, naturel ou façonné par l’homme. C’est aussi le fond sonore, la qualité de l’air. C’est l’environnement.
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Le problème étant ainsi posé, la nouvelle finalité que la Collectivité devrait s’assigner est claire : elle doit tendre à ce que le cadre de vie réponde aux besoins de l’esprit.
Qu’est-ce à dire ?
S’agissant des constructions proprement dites il existe depuis toujours une réponse à ce souci : l’architecture.
Qu’est-ce que l’architecture ?
Ce n’est pas, comme la plupart le croient encore, une ornementation qui s’ajouterait aux bâtiments ni même une conception purement esthétique de la construction.
Ce n’est pas davantage la réponse, même pertinente et agréable, aux besoins pratiques et aux goûts, même profonds, des hommes en matière de construction. L’architecture ne se définit ni par l’adaptation de la construction à sa fonction, dont la nécessité va de soi, ni par la satisfaction de ses utilisateurs. Elle est l’art de créer des systèmes de formes plastiques en vue d’aménager l’espace à des fins déterminées : habitations, travail, grands ouvrages, etc…
C’est parce qu’elle est un art, c’est-à-dire une création de l’esprit, que l’architecture a une signification pour l’esprit.
Le caractère agréable ou la commodité d’une construction sont des qualités appréciables qui améliorent le cadre de vie. Mais sur le plan de l’esprit ce n’est rien en comparaison de l’architecture. Il y a entre la construction la plus intelligente ou la plus plaisante, et l’architecture, une différence de nature. Ce qui saute aux yeux lorsqu’il s’agit d’une grande architecture ou d’une architecture caractéristique est vrai dans tous les cas ; une boîte confortable est mieux qu’un taudis, mais ce n’est pas une maison parce que ce n’est pas une architecture.
Toujours contrairement aux idées reçues, l’architecture n’est pas réservée aux constructions d’un coût élevé. Certes il y a en architecture, comme dans tous les autres arts, des degrés, et il est, sans doute, plus facile de faire de l’architecture lorsque les contraintes financières ne sont pas excessives. Mais les formes qui font une architecture peuvent être élémentaires et toute construction, si modeste fut-elle, est susceptible d’en être une. Cela a été le cas jadis de bien des constructions courantes ainsi qu’en témoignent encore tant de villages. Cela serait plus aisé aujourd’hui grâce au progrès des techniques et des matériaux de la construction. Mais il faut cesser d’opposer la construction à l’architecture.
Cela dépend au premier chef de la Collectivité, non seulement parce que celle-ci contrôle largement la construction mais parce que l’architecture est l’art social par excellence. Certes la carence ou, au contraire, la richesse d’invention des créateurs de formes architecturales sont, sans doute, l’un des reflets de la nature profonde d’une société. Mais la Collectivité a, ou peut avoir, sur les moyens de l’expression architecturale, une influence plus grande que sur tout autre art.
La Collectivité se doit, pour les mêmes raisons, de contribuer à la sauvegarde de l’architecture ancienne mais en cessant de poser en termes de conflit le problème de ses rapports avec la construction et l’urbanisme nouveaux. L’architecture ancienne doit céder la place à la construction moderne si les besoins de la nouvelle société l’exigent, à la condition que la construction nouvelle soit, elle aussi, une architecture ; sinon ce serait un monde sans âme qui gagnerait du terrain. De même, rien ne s’oppose à ce que l’architecture ancienne voisine, chaque fois que cela est nécessaire, avec l’architecture moderne ; dès lors qu’il s’agit d’architectures, il est toujours possible de les accorder.
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La même finalité doit prévaloir dans l’urbanisme. Un bon équilibre économique et social est nécessaire à toute agglomération, de même qu’un bon réseau de circulation. Mais au regard de la nouvelle mission culturelle de la Collectivité, il ne s’agit là que de moyens. La finalité de l’urbanisme est de faire des agglomérations qui aient aussi un esprit, une âme. Et c’est encore l’architecture qui peut apporter la solution, en tant qu’art, même si elle a, alors, besoin du concours de nombreuses sciences et techniques. L’architecture n’est pas seulement l’art de concevoir les bâtiments ; c’est aussi de les situer et de les ordonner les uns par rapport aux autres.
S’agissant de la nature, la nouvelle mission culturelle de la Collectivité ne commande pas seulement que celle-ci protège les sites exceptionnels ainsi que les surfaces dont la sauvegarde est indispensable à la survie de la flore et de la faune ou au maintien d’un certain équilibre dans la nature tout entière. C’est une finalité beaucoup plus ambitieuse qui s’impose. Une place beaucoup plus importante, sans commune mesure avec les espaces verts traditionnels, doit être réservée à la nature dans le monde construit pour assurer à l’homme les conditions d’une vie équilibrée. D’autre part, un rapport doit être recherché et établi entre les constructions et les caractères de la nature dans laquelle celles-ci s’insèrent. Au lieu de jurer avec la nature environnante ou de lui être étrangère, elles doivent s’accorder avec elle ou en souligner, en les accusant, les caractères.
S’agissant du monde des objets, la Collectivité se doit d’encourager la recherche et la divulgation des formes qui sont susceptibles de donner aux produits de la machine un peu d’âme.
4. Dans le domaine de l’enseignement.
C’est le seul domaine où la Collectivité prend, d’ores et déjà, au sérieux sa responsabilité vis-à-vis de l’esprit.
À cet égard l’école est et demeure un instrument privilégié, bien que de multiples autres occasions d’apprendre s’offrent aujourd’hui, en particulier grâce aux nouvelles techniques de communication. Elle a l’avantage de s’adresser d’abord, et pendant une durée qui va s’allongeant, à l’enfance et à la jeunesse. Elle trouve dans les actions dites socio-éducatives des prolongements et, parfois, des substituts.
La nouvelle mission culturelle de la Collectivité implique que l’École ne se borne pas à procurer à l’individu les connaissances et la formation dont il a besoin pour remplir sa fonction dans la société : elle doit le préparer à trouver dans sa propre expérience transformée, comme dit Malraux, en conscience, et dans les créations de l’esprit humain, les valeurs qui ordonneront la vie.
Cela ne va nullement de soi. Tout se passe trop souvent comme si la finalité de l’école se limitait à la transmission des connaissances et du savoir faire. La nouvelle mission culturelle de la Collectivité pose donc à l’école un problème qui, pour être déjà beaucoup mieux cerné, n’appelle pas moins une révolution du système scolaire.
La même finalité doit prévaloir dans les actions socio-éducatives, quelles que soient les catégories auxquelles celles-ci s’adressent : jeunes en général, jeunes travailleurs, jeunes agriculteurs, etc… Il ne s’agit pas seulement d’arracher les jeunes à la rue ou à l’ennui. Il faut les aider à chercher les valeurs qui ordonneront leur vie.
De nouvelles actions
La Collectivité ne peut s’en tenir à une finalité ; de celles-ci doit découler une politique, c’est-à-dire des actions.
Ce n’est pas avec les actions traditionnelles qu’on peut espérer atteindre la nouvelle finalité culturelle ; toutes procèdent d’une vue trop différente de la mission de la Collectivité sur le plan de l’esprit.
Comment amener la masse à communier avec l’œuvre d’art alors que tout tend à en faire un objet de connaissance ou de divertissement pour les privilégiés de la naissance ou de l’instruction ? Comment favoriser la création de formes architecturales pour les constructions les plus courantes alors que leur industrialisation et la limitation de leur coût sont non seulement considérées comme incompatibles avec l’architecture, mais destinées à éliminer ce qu’on croit en être les fantaisies coûteuses ? Comment trouver pour les techniques de communication de masse un style et des centres d’intérêt qui soient susceptibles de toucher la masse et de l’élever ? Comment concevoir, dans le domaine de la pensée et de l’art, un éventail de propositions assez ouvert et assez indépendant de la vision personnelle de ceux qui ont à l’établir, pour permettre à chacun de faire son choix aussi librement et largement que possible, en échappant aux conformismes sans cesse renaissants ? Autant de questions nouvelles qui se posent, dont la liste pourrait être longue.
On n’en résoudra aucune sans une remise en cause et une recherche qui relèvent d’une véritable invention : ce qu’un Le Corbusier, qui était plus qu’un architecte, a tenté de faire, sa vie durant, pour l’architecture et l’urbanisme.
C’est par cette tâche qu’il faut commencer. Elle requiert le concours de beaucoup de compétence : sociologues, animateurs, créateurs, économistes, administrateurs, etc… Mais sa nature veut qu’elle ne ressortisse à aucune spécialité en particulier. C’est une tâche politique au plus noble sens. Il appartient à la Collectivité de la susciter car dans le meilleur des cas elle est, jusqu’ici, à peine entreprise.
De nouvelles institutions
Le problème se pose en des termes comparables pour les institutions. Celles que requiert la nouvelle mission culturelle de la Collectivité n’existent pas encore ou ne sont pas encore à la mesure du problème. Il n’y a pas lieu de s’en étonner : dans aucun pays la Collectivité n’a pris conscience de sa vraie mission culturelle dans la société nouvelle.
C’est un problème de structure et d’organisation. Il s’agit qu’une même finalité, d’une nature nouvelle, prévale dans plusieurs domaines d’action de la Collectivité.
La difficulté tient au nombre et à la diversité de ces domaines et, plus encore, à leur nature et au poids du passé. Les plus importants d’entre eux sont, à l’heure actuelle, non seulement autonomes, mais quasi étrangers les uns des autres. La loi profonde de l’action de la Collectivité est, plus souvent, étrangère, elle aussi, à la nouvelle finalité culturelle, quand elle ne lui est pas contraire. Il faut arriver à faire collaborer des créateurs avec la Collectivité. Ce sont en permanence des conflits entre l’esprit et l’économie.
La centralisation pure et simple d’un tel ensemble serait proprement ubuesque et nuisible à la finalité même que nous voulons atteindre. Et la plupart des moyens institutionnels classiques paraissent impuissants à fournir la solution : ce n’est ni avec un beau Ministère de la culture, ni avec un grand Conseil de l’esprit qu’on y parviendra. Là aussi il faut inventer.
Ce n’est pas qu’un problème de structure ou d’organisation. Il faut redéfinir les rapports de la Collectivité avec les activités qui concernent sa nouvelle mission culturelle. Par exemple, il faut trouver la loi qui garantisse dans notre société la liberté des créateurs et des médiateurs, comme l’est déjà celle des chercheurs et des enseignants, et qui permette dans le même temps à la Collectivité de faire de tous les moyens de diffusion, et notamment des techniques de masse, des instruments d’élévation et de libération de la masse sur le plan de l’esprit.
Plus généralement il faut créer les institutions qui conduiront à la suppression de toute aliénation dans le domaine de l’esprit et à l’égalité des chances d’accès à la vie de l’esprit, c’est-à-dire à la démocratie culturelle.
Quel doit être le rôle propre de l’État
C’est un rôle à la fois déterminant et limité qui revient à l’État dans la nouvelle mission culturelle de la Collectivité.
Parce qu’il est, de loin, la plus forte organisation du pays, l’État peut, seul, donner au mouvement qu’appelle une telle finalité la puissance et l’ampleur indispensables pour que la nouvelle politique de la culture ait une chance d’influer si peu que ce soit sur notre civilisation. D’ailleurs, dans certains domaines, aussi importants que l’enseignement ou les techniques de communication de masse, les moyens d’action de la Collectivité sont pratiquement concentrés entre ses mains.
Parce qu’il est devenu un immense appareil anonyme à l’échelle de tout le pays, dont les agents tendent à se confondre avec la masse et dont la vie est en grande partie autonome, l’État reflète de moins en moins une hiérarchie sociale déterminée et peut, plus facilement, engager une action qui est par essence égalitaire et négatrice de toute hiérarchie sociale traditionnelle.
Et l’État est aussi le mieux placé pour assurer non seulement la liberté de création, mais la liberté de proposition et de choix dans la qualité, qui est la pierre angulaire de la nouvelle politique de la culture. Il existe déjà en ce sens une longue tradition de l’État républicain qui ne s’explique pas seulement par les dimensions ou l’éloignement de l’appareil administratif et dont l’Université a bénéficié la première.
Mais ce n’est pas d’un appareil administratif que peut jaillir la force de changement qu’exige la nouvelle finalité culturelle. Seule une puissante volonté politique en est capable.
Celle-ci ne peut naître dans une masse encore aliénée sur le plan de l’esprit. D’où le rôle décisif des relais et, notamment, des communes : tant que les responsables municipaux n’auront pas pris conscience de la vraie nature du problème culturel à notre époque, et de l’importance de l’enjeu, la nouvelle finalité culturelle de la Collectivité restera une gageure.
Il en va ainsi pour tout. C’est encore plus évident pour le cadre de vie, qui dépend davantage des communes que de l’État sur le plan qui nous occupe.
Cela ne se fera pas aisément. La plupart des collectivités locales sont encore trop éloignées d’une telle conception du rôle culturel de la Collectivité, et très préoccupées par des tâches urgentes pour que l’évolution se produise d’elle-même aussi rapidement qu’il serait souhaitable.
C’est pourquoi le mouvement ne peut partir, sauf exception, que de l’État. C’est sur lui que doivent chercher à peser ceux qui pensent que le problème culturel se pose en des termes entièrement nouveaux. C’est à lui qu’il incombe de prendre l’initiative des trois tâches essentielles qu’implique la nouvelle mission culturelle de la Collectivité : préciser la finalité que la Collectivité doit désormais s’assigner dans les divers domaines d’action concernés, définir des actions correspondantes pour chacun de ces secteurs, créer les institutions requises par cette politique.
Pour le reste, il nous semble que l’État doit principalement :
— garantir partout la liberté de création, de proposition et de choix ;
— viser à l’exemplarité dans tout ce qui dépend directement de lui ;
— susciter, là où ni les collectivités publiques, ni d’autres organismes n’agissent dans le sens de la nouvelle politique de la culture, des actions qui servent à la fois de témoins, de pilotes et de recours ;
— inciter les mêmes à agir dans le sens de cette politique.
En quoi cette approche diffère d’autres
Si l’on fait abstraction de la thèse marxiste classique, selon laquelle l’art et la culture exprimeraient avant le socialisme les valeurs de la class