La pensée et la guerre
« L’art de faire la guerre est une technique qui, malgré le mal de la mort qu’il manie, vise un bien : préserver une nation de cet échec radical que serait la perte de son indépendance… C’est pourquoi les nations ont toujours honoré les vainqueurs des guerres ». De cette double constatation, l’auteur, passant à la condition actuelle de la guerre, juge que son caractère le plus net est de faire « coïncider le mythe et la réalité ». C’est cette formule qui est, au fond, l’essence de ce livre, fait d’un texte de conférence donnée en 1940 sur Hitler, d’un extrait du cours professé par l’auteur à l’École supérieure de guerre, et d’une méditation sur la philosophie de la dissuasion.
Le mythe est la représentation que l’homme se fait de la guerre. Il est du domaine psychique. On peut maintenant agir sur lui infiniment plus qu’on ne le pouvait autrefois, en utilisant les moyens de l’information et de la propagande. Convaincre avant de vaincre, ou pour ne pas avoir besoin de vaincre par les armes, est une possibilité de notre temps. Il existe donc toute une stratégie psychique qui n’a pas besoin des armes telles qu’elles existaient jusqu’à présent.
L’apparition de l’arme absolue – sous la forme de l’arme nucléaire – a d’autre part rendu possible la destruction presque totale de l’adversaire ; mais à une condition tragique, qui est d’admettre aussi l’éventualité de sa propre destruction. Le suicide, acte jusqu’à présent individuel, est devenu réalisable au plan collectif. Cette réalité est celle de la véritable dissuasion, qui pourtant est psychique. Le mythe moderne de la guerre ne saurait se maintenir sans la réalité moderne de l’existence de l’arme absolue.
Dans cette optique, la pensée, lorsqu’elle s’applique à la guerre, ne peut s’arrêter seulement sur des procédés et de simples techniques. Elle englobe obligatoirement les préoccupations les plus hautes de la métaphysique. Elle est une « métastratégie », mot neuf imaginé par l’auteur « pour signifier que désormais l’acte stratégique devient aussi un acte philosophique ». L’attitude de l’homme envers la guerre devient ainsi une conséquence des idées qu’il croit bonnes au fond de lui-même ; elle ne peut être une adhésion que si le but de la guerre correspond à un mieux philosophique, tel que chacun le juge.
C’est pourquoi, dans les questions qui pendant de longs siècles n’avaient fait entrer en ligne de compte que des considérations « finies », entre maintenant un élément par nature « infini ». Le pari de l’homme de guerre devient un pari pascalien : devant les incertitudes des probabilités, il ne peut risquer que s’il a tout à gagner et rien à perdre, et ne doit agir que s’il conserve le but qu’il s’est initialement fixé, même s’il doit utiliser des variantes pour l’atteindre, afin de « découvrir en toutes circonstances le moyen de faire tourner à son profit les hasards de la guerre ».
De la guerre, la méditation de l’auteur passe à la révolte sous la forme que nous avons connue en mai 1968. « Les étudiants ont inventé l’arme psychique, qui suppose l’infini ». La révolte est restée au niveau psychodrame, sans verser dans le drame. Hitler avait remarquablement joué du premier, avant de sombrer dans le second. « Il semble que l’humanité présente aille à pas précipités vers une impasse, où deux solutions seulement seront possibles : la mort, ou l’avènement d’un état supérieur après avoir passé un seuil ».
Ce livre n’appelle pas une adhésion totale. Il est trop riche de pensée pour que tous ceux qui pensent en admettent sans discussion les principes et les développements. Il exprime en termes philosophiques des évidences que les hommes de guerre ont depuis longtemps, sous une autre forme, dans l’esprit. Mais il ouvre aussi de nombreuses perspectives à la réflexion. C’est pourquoi il est souhaitable qu’il soit lu. ♦